Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CLXII

Texte établi par J. A. C. BuchonA. Desrez (Ip. 465-466).

CHAPITRE CLXII.


Comment le roi de Chypre vint à Paris et cuida mettre là paix entre le roi de France et le roi de Navarre, et comment il s’en alla en Angleterre.


Quand le roi de Chypre eut visité et vu les seigneurs et les pays dessus nommés, il retourna en France ; et trouva à Paris le roi Jean et le duc de Normandie, et grand’foison de seigneurs, barons et chevaliers de France que le roi avoit demandés pour le dit roi de Chypre mieux fêter. Si y eut une espace de temps grands reveaulx et grands ébatements, et aussi grands parlements et grands consaulx comment cette croiserie se pourroit persévérer et parfournir à honneur, tant du roi de France comme de son royaume. Et pour ce en parloient et proposoient les aucuns avis, qui véoient le dit royaume durement grévé et occupé des guerres de compagnies, de pilleurs et de robeurs qui y descendoient et venoient de tous pays : si ne sembloit pas bon aux plusieurs que cil voyage se fît, jusques à tant que le royaume fût en meilleur état, ou à tout le moins on eût paix au roi de Navarre. Nonobstant ce et toutes guerres, on ne pouvoit briser ni ôter la dévotion du roi qu’il ne fit pèlerinage ; et l’accorda et jura au roi de Chypre à être à Marseille, du mois de mars qui venoit en un an que on compteroit l’an mil trois cent soixante-quatre[1], et que sans faute adonc il passeroit et livreroit pourvéances à tous ceux qui passer voudroient. Sur cel état se partit le roi de Chypre du roi de France, et vit qu’il avoit bon terme encore de retraire en son pays et de faire ses pourvéances. Si dit et considéra en soi-même que il vouloit aller voir le roi Charles de Navarre son cousin, et traiter bonne paix et accord entre lui et le roi de France. Si se mit à voie en grand arroy, et issit de Paris, et prit le chemin de Rouen, et fit tant qu’il y vint. Là le reçut l’archevêque de Rouen, messire Jean d’Alençon[2] son cousin, moult grandement, et le tint de-lez lui moult aisement trois jours. Au quatrième il s’en partit, et prit le chemin de Caen, et exploita tant qu’il passa les guets Saint-Clément et vint en la forte ville de Chierebourc. Là trouva-t-il le roi de Navarre et monseigneur Louis son frère à bien petit de gens. Ces deux seigneurs de Navarre recueillirent le roi de Chypre liement et grandement, et le festoyèrent selon leur aisement moult honorablement ; car bien le pouvoient et savoient faire. En ce terme que le roi de Chypre se tenoit de-lez eux, il s’avança de traiter pour paix, si trouver la pût, entre ces seigneurs d’une part et le roi de France d’autre part ; et en parla plusieurs fois moult ordonnément ; car il fut sire de grand avis et bien enlangagé et moult aimé. À toutes ses paroles répondirent ces deux seigneurs de Navarre moult gracieusement, et se excusèrent en ce que point n’étoit leur coulpe que ils n’étoient bons amis au roi de France et au royaume ; car grand désir l’avoient de l’être, mais que on leur rendit leur héritage que on leur tenoit et empêchoit à tort. Le roi de Chypre eût volontiers amoyenné ces besognes, s’il eût pu et vu que les enfans de Navarre s’en fussent mis sur lui : mais leur traité ne s’étendit mie si avant.

Quand le roi de Chypre eut été à Chierebourc environ quinze jours, et que les dits seigneurs l’eurent festoyé selon leur pouvoir moult grandement, il prit congé d’eux et dit qu’il ne cesseroit jamais, si auroit-il été en Angleterre, et là prêché et ennorté au roi d’Angleterre la croix à prendre et à ses enfans aussi. Si se partit de Chierebourc et fit tant par ses journées qu’il vint à Caen ; et passa outre et vint au Pont-de-l’Arche : et là passa Seine ; et puis chevaucha tant par ses journées qu’il entra en Ponthieu, et là passa la rivière de Somme à Abbeville, et puis vint à Rue, à Monstereul, et puis à Calais, où il trouva trois ducs, le duc d’Orléans, le duc de Berry et le duc de Bourbon ; car le duc d’Anjou étoit retourné en France : je ne sais mie sur quel état[3].

  1. Nouveau style, 1365.
  2. Il se nommait Philippe et non Jean.
  3. Il n’y avait point eu de traité particulier pour la délivrance du duc d’Anjou : ce prince, ennuyé du peu d’empressement qu’on mettait à lui procurer sa liberté, et comptant sur la faiblesse du roi son père, s’enfuit de Calais et revint en France au mépris de sa parole.