Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CLXIV

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 467-468).

CHAPITRE CLXIV.


Comment le roi de Chypre repassa d’Angleterre pour venir voir le prince de Galles ; et comment le roi de France eut en propos d’aller en Angleterre.


Or se partit le roi de Chypre d’Angleterre et repassa la mer à Boulogne. Si ouït dire sur son chemin que le roi de France, le duc de Normandie, le duc de Berry et messire Philippe ses enfans, avecques autres et le grand conseil de France, devoient être en la bonne cité d’Amiens[1]. Si tira le roi de Chypre celle part, et y trouva le roi de France[2] voirement nouvellement venu et une partie de son conseil. Si fut d’eux grandement festoyé et conjoui ; et leur recorda la greigneur partie de ses voyages : lesquels l’ouïrent et entendirent volontiers. Quand il eut là été une espace, il dit qu’il n’avoit rien fait jusques à tant qu’il aurait vu le prince de Galles ; et dit, si il plaisoit à Dieu, que il l’iroit voir ains son retour, et les barons de Poitou et d’Aquitaine. Tout celui accorda le roi de France assez bien : mais il lui pria chèrement, à son département, qu’il ne prensist autre voyage à son retour, fors que parmi France. Le roi de Chypre lui eut en convenant. Si se partit le dit roi de Chypre d’Amiens ; et chevaucha devers Beauvais, et passa la rivière à Pontoise ; et fit tant par ses journées qu’il vint à Angoulème ; et là devoit avoir prochainement une très grand’fête de quarante chevaliers et de quarante écuyers attendans dedans, que madame la princesse devoit bouter hors à sa relevée ; car elle étoit accouchée d’un beau fils, qui s’appeloit Édouard ainsi comme son père[3].

Sitôt que le prince sçut la venue du roi de Chypre, il envoya devers lui, par espécial monseigneur Jean Chandos, et grand’foison de chevaliers de son hôtel, qui l’amenèrent en grand revel et moult honorablement devers le prince, qui le reçut aussi humblement et grandement en tous états que il avoit été nulle part en tout son voyage.

Nous lairons un petit à parler du roi de Chypre, et parlerons du roi de France, et vous conterons pour quelle cause il et son conseil étoient venus à Amiens. Je fus adonc informé, et voir étoit, que le roi Jean avoit en propos et affection d’aller en Angleterre voir le roi d’Angleterre Édouard son frère et la roine sa sœur ; et pour ce avoit-il là assemblé une partie de son conseil ; et ne lui pouvoit nul ôter ni briser son propos. Si étoit-il fort conseillé du contraire, et lui disoient plusieurs prélats et barons de France que il entreprenoit grand’folie, quand il se vouloit mettre au danger du roi d’Angleterre. Il répondoit à ce et disoit qu’il avoit trouvé au roi d’Angleterre son frère, en la roine et en ses neveux leurs enfans, tant de loyauté, d’honneur et de courtoisie, qu’il ne s’en pouvoit trop louer, et que rien ne se doutoit d’eux, qu’ils ne lui fussent courtois, loyaux et amiables en tous cas ; et aussi il vouloit excuser son fils le duc d’Anjou qui étoit retourné en France[4]. À celle parole n’osa nul parler du contraire, puis qu’il l’avoit ainsi arrêté et affirmé en lui. Si ordonna là de rechef son fils le duc de Normandie à être régent et gouverneur du royaume de France jusques à son retour ; et promit bien à son mains-né fils monseigneur Philippe que, lui revenu de ce voyage où il alloit, il le feroit duc de Bourgogne et le hériteroit de la dite duché[5].

Quand toutes ces choses furent bien faites et ordonnées à son entente, et ses pourvéances en la ville de Boulogne, ils se partit de la cité d’Amiens et se mit à voie, et chevaucha tant qu’il vint à Hesdin. Là s’arrèta-t-il et tint son Noël ; et là le vint voir le comte Louis de Flandre qui moult l’aimoit, et le roi lui ; et furent ensemble, ne sçais, trois ou quatre jours. Le jour des Innocents il se partit de Hesdin et prit le chemin de Monstereuil-sur-la-mer, et le comte de Flandre retourna arrière en son pays.

  1. Le roi de France assembla les états à Amiens, pour en obtenir les subsides nécessaires au paiement du reste de sa rançon, vers la fête de saint André de cette année.
  2. Froissart est ici en contradiction avec Knyghton et Walsingham, qui disent l’un et l’autre que le roi de Chypre était encore à Londres quand le roi de France y retourna, vers le commencement de l’année 1364, et qu’on vit alors en même temps à la cour d’Édouard les rois de France, de Chypre et d’Écosse. On ne saurait nier que le témoignage de Knyghton, écrivain contemporain demeurant en Angleterre, ne soit d’un grand poids ; il ne me paraît néanmoins pas pouvoir balancer pour ce fait celui de Froissart, qui, vivant habituellement auprès de la reine d’Angleterre, à laquelle il était attaché, étoit bien plus à portée d’être instruit de ce qui se passait à la cour, qu’un moine retiré dans le monastère de Leicester, à vingt lieues de Londres. Je ne parle point de l’autorité de Walsingham : on sait qu’il n’était point contemporain, et qu’il ne fait souvent que copier Knyghton. Il est cependant possible qu’il y ait eu à la fois trois rois à la cour d’Angleterre, quoique le roi de Chypre n’y fût pas. On trouve dans Rymer un sauf-conduit daté du 1er février 1364 pour Waldemar III, roi de Danemarck, qui se disposait à passer en Angleterre, où il arriva vraisemblablement bientôt après. Voilà peut-être la cause de l’erreur de Knyghton : il avait entendu dire dans son cloître que le roi de Chypre était à Londres ; il entendit dire quelque temps après, lorsque le roi de France y fut arrivé, qu’il y avait trois rois à la cour d’Édouard ; et il en conclut que le roi de Chypre était le troisième.
  3. Édouard, fils du prince Noir, né à Angoulême dans le mois de février 1363 ou 1364 suivant le nouveau style, mourut à l’âge de sept ans. Le prince Noir eut un autre fils, nommé Richard, qui fut depuis roi d’Angleterre.
  4. C’est, dit-on, à cette occasion que Jean, honteux de la conduite déshonorante du duc d’Anjou, prononça cette maxime si belle, mais si peu mise en pratique, que si la justice et la bonne foi étaient bannies du reste du monde, il faudrait encore qu’on retrouvât ces vertus dans la bouche et dans le cœur des souverains. Le continuateur de Nangis dit que plusieurs personnes prétendaient que Jean était retourné en Angleterre, causâ joci.
  5. Froissart, qui était à cette époque en Angleterre, était mal instruit sur ce point. Le roi Jean avait donné, plusieurs mois avant son départ, en appanage à son fils Philippe le duché de Bourgogne et tous les droits qu’il avait sur le comté, et l’avait créé premier pair de France. La charte de concession est datée de Germigny-sur-Marne, le 6 septembre 1363.