Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCXXVIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 529-530).

CHAPITRE CCXXVIII.


Comment le comte Dan Tille déconfit les gens messire Hue de Cavrelée et escarmoucha durement l’ost du duc de Lancastre ; et comment il déconfit messire Thomas de Felleton.


Quand ce vint au matin, à l’aube du jour, ils furent tous armés et montés à cheval ; si se partirent de l’ost et chevauchèrent en bon convenant devers les logis des Anglois. Environ soleil levant, ils encontrèrent en une vallée une partie des gens messire Hue de Cavrelée avec son harnois qui avoient geu la nuit une grand’lieue en sus de l’ost des Anglois, et le dit messire Hue même. Sitôt que ces Espaignois et François d’un lez les aperçurent, ils brochèrent sur eux et tantôt ils les déconfirent ; car il n’y avoit que maisnie[1] et garçons. Si furent tous tués ou en partie, et le dit harnois conquis. Messire Hue de Cavrelée qui venoit par derrière fut informé de cette affaire : si se tourna un autre chemin, mais toutefois il fut aperçu et chassé, et le convint fuir, et le demeurant de ses gens, jusques en l’ost du duc de Lancastre.

Les Espaignois, qui étoient plus de six mille en une route, chevauchèrent adonc chaudement avant et se boutèrent de celle empainte sur l’un des corons de l’avant garde, au logis du duc de Lancastre. Si commencèrent à écrier : « Castille ! » et à faire un grand esparsin et à ruer par terre logis et feuillées, et abattre, occire et mes-haigner gens, tout ce qu’ils en pouvoient trouver devant eux.

L’avant garde se commença à estourmir et gens et seigneurs à réveiller et eux armer et traire devant la loge du duc de Lancastre, qui jà étoit armé et mis avant, sa bannière devant soi. Si se trairent Anglois et Gascons hâtivement sur les champs, chacun sire dessous sa bannière ou son pennon, ainsi que ordonné étoit très au partir de Sauveterre ; et cuidèrent moult bien être combattus. Si se trait tantôt le duc de Lancastre et sa bannière sur une montagne qui étoit assez près de là, pour avoir l’avantage. Là vinrent messire Jean Chandos, les deux maréchaux et plusieurs autres bons chevaliers, qui se mirent tous en ordonnance de-lez le dit duc. Et après vinrent le prince et le roi Dam Piètre ; et tout ainsi comme ils venoient, ils s’ordonnoient. Et sachez que le comte Dan Tille et son frère avoient avisé à venir sur cette montagne et prendre premièrement pour avoir l’avantage ; mais ils faillirent à leur avis, ainsi que vous oyez recorder ; et quand ils virent qu’ils ne pouvoient y venir, et que l’ost anglois étoit presque tout effrayé, si se partirent et recueillirent ensemble et chevauchèrent outre, en bon convenant, en espérance de trouver aucune bonne aventure. Mais ains leur département, il y ot fait aucunes appertises d’armes ; car aucuns chevaliers anglois et gascons se partirent de leur arroy et vinrent férir en ces Espaignois et en portèrent aucuns par terre. Mais toudis se tenoient les batailles sur la dite montagne, car ils cuidoient bien être combattus. Au retour que ces Espaignois firent, en éloignant le prince et en approchant leur ost, ils encontrèrent ceux de l’avant garde, les chevaliers du prince, messire Thomas de Felleton et son frère, messire Richard Tanton, messire d’Angous, messire Hue de Hastingues, messire Gaillard Vigier et les autres, qui bien étoient deux cents chevaliers et écuyers, anglois et gascons. Si brochèrent vers eux tantôt parmi une vallée, en écriant : « Castille au roi Henry ! »

Les chevaliers dessus nommés, qui virent devant eux en leur rencontre celle grosse route d’Espagnols, lesquels ils ne pouvoient eschever, se confortèrent au mieux qu’ils purent, et se trairent ensemble sur les champs, et prirent l’avantage d’une petite montagne, et là se mirent tous ensemble. Et puis vinrent les Espaignois, qui s’arrêtèrent devant eux en considérant comment ils les pourroient avoir et combattre. Là fit messire Guillaume de Felleton une grand’appertise d’armes et un grand outrage ; car il descendit de la montagne, la lance abaissée, en espronnant le coursier, et s’en vint férir contre les Espaignols, et consuit un Castellain de son glaive, si roidement qu’il lui perça toutes ses armures et lui passa la lance parmi le corps, et l’abattit tout mort entre eux. Là fut le dit messire Guillaume environné et enclos de toutes parts, et là se combattit si vaillamment que nul chevalier ne pouroit mieux, et leur porta grand dommage ainçois qu’ils le pussent aterrer.

Son frère et les autres chevaliers, qui sur la montagne étoient, le véoient bien combattre, et les grands appertises d’armes qu’il faisoit et le péril où il étoit ; mais conforter ne le pouvoient si ils ne se vouloient perdre : si se tinrent tous cois sur ladite montagne, en leur ordonnance ; et le chevalier se combattit tant qu’il put durer. Là fut occis ledit messire Guillaume de Felleton.

Depuis entendirent les Espaignols et les François d’un côté à requerre et à envahir les Anglois qui sur la montagne se tenoient, lesquels, ce sachez, firent ce jour plusieurs grands appertises d’armes ; car à la fois d’une empainte ils descendoient et venoient combattre leurs ennemis, et puis, en eux reboutant trop sagement, ils se venoient remettre en la montagne ; et se tinrent en cel état jusques à haute nonne. Bien les eût le prince de Galles envoyé secourir et conforter, si il l’eût sçu, et les eût délivrés de ce péril ; mais rien n’en savoit : si leur convint attendre l’aventure. Quand ils se furent tenus et combattus jusques à l’heure que je dis, le comte Dan Tille, qui ennuyé étoit de ce que tant se tenoient, dit ainsi tout haut et par grand mautalent : « Seigneurs, par la poitrine de nous ! nous tiendront mes-huy-ci ces gens ! Nous les devrions ore avoir dévorés. Avant ! avant ! combattons-les de meilleure ordonnance. On n’a rien si on ne le compare. »

À ces mots s’avancèrent François et Espaignols de grand’volonté et s’en vinrent, en eux tenant par les bras, drus et espès, bouter de lances et de glaives sur les Anglois, et montèrent de force la montagne, et entrèrent ains ès Anglois et Gascons, voulsissent ou non, et étoient si grand’foison que les Anglois ne les purent rompre ni ouvrir.

Là eut fait sur la montagne moult de appertises d’armes ; et se combattirent et défendirent à leur pouvoir les Anglois et les Gascons moult vaillamment. Mais depuis que les Espaignols furent entre eux, ils ne se purent longuement tenir ; si furent tous pris et conquis par force d’armes, et en y eut aucuns occis. Oncques nul des chevaliers et écuyers qui là étoient n’en échappa, fors aucuns varlets et garçons qui se sauvèrent par leurs chevaux et revinrent au soir en l’ost du prince, qui tout le jour s’étoit tenu rangé et ordonné sur la montagne, car ils cuidoient être combattus.

  1. Hommes de la suite.