Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCXXIX

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 530-531).

CHAPITRE CCXXIX.


Comment le comte Dan Tille présente au roi Henry ses prisonniers et lui conte ses aventures, dont le roi Henry fut moult joyeux.


Après la prise et le conquêt des dessus dits chevaliers, le comte Dan Tille et Sanses son frère et leurs gens retournèrent devers leur ost, tous lies et joyeux, et vinrent au soir au logis du roi Henry. Si firent les deux frères, qui cette chevauchée avoient mis sus, présent au roi Henry de leur prisonniers, et recordèrent là au dit roi, présent monseigneur Bertran du Guesclin, messire Arnoul d’Audrehen et autres, comment ils s’étoient la journée combattus, et quel chemin ils avoient fait, et des gens monseigneur Hue de Cavrelée qu’ils avoient rués jus, et lui chassé jusques à l’ost du duc de Lancastre, et réveillé moult durement le dit ost et porté grand dommage, et comment ils s’en étoient partis, et à leur retour ils avoient encontré ces chevaliers qui pris étoient.

Le roy Henry, qui ces paroles oyoit et entendoit en grand’gloire, répondit joyeusement au comte Dan Tille son frère et dit : « Beau frère, vous avez grandement bien exploité, et vous en sais bon gré, et vous guerdonnerai temprement, et bien sachez que tous les autres viendront par ce pas. » Adonc s’avança messire Arnoul d’Audrehen et dit : « Sire, sire, sauve soit votre grâce, je ne vous vueil reprendre de votre parole, mais je la vueil un petit amender ; et vous dis que, quand par bataille vous assemblerez au prince, vous trouverez là gens d’armes, car là est toute la fleur de toute la chevalerie du monde ; et les trouverez durs, sages et bien combattans ; ni jà pour mourir plein pied ne fuiront : si avez bien mestier que vous ayez avis et conseil sur ce point. Mais si vous me voulez croire, vous les déconfirez tous sans coup férir ; car si vous faisiez tant seulement garder les détroits et les passages, parquoi pourvéances ne leur pussent venir, vous les affameriez et déconfiriez par ce point ; et retourneroient en leur pays sans arroy et sans ordonnance ; et lors les auriez-vous à votre volonté. » Donc répondit le roi Henry, et dit : « Maréchal, par l’âme de mon père, je désire tant à voir le prince et d’éprouver ma puissance à la sienne que jà ne nous partirons sans bataille ; et Dieu merci ! j’ai et aurai bien de quoi ; car tout premièrement jà sont en notre ost sept mille hommes d’armes, montés chacun sur un bon coursier et tous couverts de fer, qui ne ressoingneront trait ni archer. En après j’ai bien vingt mille d’autres gens d’armes, montés sur genets, et armés de pied en cap. Du surplus j’ai bien soixante mille hommes de communautés à lances et à archegaies, à dards et à pavais, qui feront un grand fait ; et tous ont juré que point ne faudront jusques à mourir, si que, dan maréchal, je ne me dois mie ébahir, mais conforter grandement en la puissance de Dieu et de mes gens. »

En cet état finèrent-ils leur parlement, et apportèrent chevaliers et écuyers vins et épices. Si en prit le roi et les seigneurs d’environ, et puis retournèrent chacun en son logis. Si furent sermentés comme prisonniers et départis l’un de l’autre les chevaliers et les écuyers anglois et gascons qui pris avoient été la journée.

Or retournerons-nous un petit au prince et parlerons de son ordonnance.