Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCXXV

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 526-527).

CHAPITRE CCXXV.


Comment ceux de Sauveterre se rendirent au roi Dam Piètre, et comment messire Thomas de Felleton prit le chevalier du guet du roi Henry, et manda au prince tout le convine des Espaignols.


Sauveterre est une moult bonne ville et gît auques en bon pays et gras selon les marches voisines ; et est cette ville de Sauveterre à l’issue de Navarre et à l’entrée d’Espaigne. Si se tenoit pour le roi Henry. Si s’espardit très tout l’ost en celui pays, et les Compagnies s’avancèrent qui cuidoient assaillir Sauveterre et prendre et tout piller ; et de ce étoient-ils en grand’volonté, pour le grand avoir qu’ils sçavoient dedans, que ceux du pays d’environ y avoient mis et apporté, sur la fiance de la forteresse. Mais ceux de Sauveterre ne voulrent mie attendre ce péril ; car ils connurent et sentirent tantôt que ils ne pourroient nullement durer ni résister contre si grand ost que le prince menoit, si on les assailloit : si s’en vinrent rendre tantôt au roi Dam Piètre, et lui crièrent merci, et lui présentèrent les clefs de la dite ville. Le roi Dam Piètre, par le conseil du prince, les reçut à merci ; autrement ce n’eût mie été ; car il les vouloit tous détruire. Toute fois ils furent pris à merci ; et entrèrent le prince, le roi Dam Piètre, le roi de Majogres et le duc de Lancastre, par dedans ; et le comte d’Armignac et tout le demeurant se logèrent par les villages.

Nous nous souffrirons à parler un petit du prince, et paierons de ses gens qui étoient à Navarrete.

Ces chevaliers dessus nommés, qui là se tenoient, désiroient moult à avancer leurs corps, car ils étoient cinq journées en sus de leurs gens depuis qu’ils se partirent premièrement d’eux ; et issoient souvent hors de Navarrete, et chevauchoient sur la marche des ennemis pour apprendre leur convine, ni quel part ils se tenoient.

Et jà étoient aussi logés le roi Henry et tout son ost sur les champs, qui moult désiroit à ouïr nouvelles du prince ; et se émerveilloit moult le dit roi Henry de ce que son héraut ne revenoit. Si couroient aussi ses gens tous les jours pour apprendre nouvelles des Anglois, jusques à bien près de Navarrete. Et le comte Dam Tille frère au roi Henry sçut qu’il y avoit gens d’armes en garnison, de leurs ennemis, en la ville de Navarrete : dont il se pensa qu’il les iroit plus attemprement visiter et voir de plus près : mais ainçois qu’il le fit, il avint que ces chevaliers d’Angleterre chevauchèrent un soir si avant qu’ils s’embattirent au logis du roi Henry, et firent une grand’escarmouche, et réveillèrent merveilleusement l’ost, et en occirent aucuns et prirent ; et par espécial, le chevalier du guet fut pris, et s’en retournèrent à Navarrete sans dommage. À lendemain, ils envoyèrent un héraut au prince, qui se tenoit à Sauveterre, et lui signifièrent par lui tout ce qu’ils avoient vu et trouvé, et en quel état ses ennemis gissoient et quelle puissance ils avoient ; car ils en furent tous informés par les prisonniers qu’ils tenoient.

De ces nouvelles fut le prince tout joyeux, et de ce que aussi ses gens se portoient si bien sur la frontière. Le roi Henry, qui étoit moult courroucé de ce que les Anglois qui se tenoient à Sauveterre l’avoient ainsi réveillé, dit qu’il les vouloit approcher. Si se délogea, et toutes ses gens, de là où il étoit logé, et avoit en propos de venir loger ès plains devant Vittore. Si passèrent la dite rivière qui court à Najares[1] et se trairent pour venir loger devant Vittore. Quand messire Thomas de Felleton et les chevaliers dessus nommés, et qui à Navarrete se tenoient, entendirent ces nouvelles, que le roi Henry avoit passé la rivière et traioit toudis avant pour trouver le prince et ses gens, si eurent conseil et volonté d’eux déloger de Navarrete et de prendre les champs, pour mieux savoir encore la parfaite vérité des Espaignols. Si se délogèrent de Navarrete et se mirent aux champs ; et envoyèrent les certaines nouvelles au prince, comment le roi Henry approchoit durement et le désiroit par semblant trouver.

Quand le prince qui se trouvoit encore à Sauveterre entendit que le roi Henry avoit passé l’eau et prenoit son chemin et ses adresses pour venir devers lui, si en fut moult rejoui ; et dit, si haut que tous l’ouïrent, ceux qui étoient environ lui : « Par ma foi, ce bâtard Henry est un vaillant chevalier et hardi, et lui vient de grand’prouesse et de grand hardiment de nous querre ainsi ; et puis qu’il nous quiert et nous le quérons par droit, nous nous devrions temprement trouver et combattre. Si est bon que nous nous partons de ci et allons devant Vittore premièrement prendre le lieu et la place, ainçois que nos ennemis y viennent. » Donc se départirent à lendemain bien matin de Sauveterre. Premièrement le prince et toutes ses gens cheminèrent tant qu’ils vinrent devant Vittore. Si trouva le prince ses chevaliers messire Thomas de Felleton et les autres dessus nommés, auxquels il fit grand’fête, et leur demanda d’une chose et d’autres. Pendant qu’ils devisoient, leurs coureurs rapportèrent qu’ils avoient vu les coureurs des ennemis, et tenoient de certain que le roi Henry et ses gens n’étoient point loin de là, par les assents qu’ils avoient vus et le convenant des Espaignols.

  1. Najara, près de Navarette, sur un ruisseau nommé Najarilla. Suivant D. P. Lopez de Ayala, D. Henri passa l’Èbre et plaça son armée de manière que la Najarilla la séparait de celle de D. Pèdre.