Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCXXIV

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 525-526).

CHAPITRE CCXXIV.


Comment messire Thomas de Felleton s’en vint escarmoucher en l’ost du roi Henry et comment messire Olivier de Mauny prit le roi de Navarre.


Ce propre jour au soir que le héraut eut apporté ces lettres, s’avança messire Thomas de Felleton et demanda un don au prince. Le prince, qui mie ne savoit quelle chose il vouloit, lui demanda : « Quel don voulez-vous avoir ? » — « Monseigneur, dit messire Thomas, je vous prie que vous m’accordez que je me puisse partir de votre ost et chevaucher devant. J’ai plusieurs chevaliers et écuyers de ma sorte qui se désirent à avancer, et je vous promets que nous chevaucherons si avant que nous saurons le convent des ennemis ni quel part ils se tiennent ou se logent. » Le prince lui accorda liement et volontiers cette requête et lui sçut encore grand gré.

Adonc se partit de l’ost et du prince le dit messire Thomas de Felleton qui se fit chef de cette chevauchée. En sa compagnie se mirent ceux que je vous nommerai. Premièrement messire Guille de Felleton son frère, messire Thomas du Fort, messire Robert Canolle, messire Gaillars Vigier, messire Raoul de Hastingues, messire d’Angorises, et plusieurs autres chevaliers et écuyers ; et étoient bien huit mille et trois cents archers, tous bien montés et bonnes gens d’armes ; et encore y étoient messire Hue de Stamford, messire Simon de Burlé, et messire Richart Tanton qui ne sont mie à oublier. Et chevauchèrent ces gens d’armes et ces archers parmi le royaume de Navarre ; et avoient guides qui les menoient, et passèrent la rivière d’Emer[1], qui est moult roide et moult forte, au Groing, et allèrent loger outre en un village que on dit Navarrete, et là se tinrent pour mieux ouïr et entendre où le roi Henry se tenoit et apprendre de son convenant.

Pendant que ces choses se faisoient et que tous ces chevaliers d’Angleterre se logeoient en Navarrete et encore se tenoit le prince en la marche de Pampelune, fut le roi de Navarre pris en chevauchant de ville à autre du côté des François, de messire Olivier de Mauny ; dont le prince et tous les Anglois et ceux de leur côté furent trop durement émerveillés ; et supposoient les aucuns en l’ost du prince que tout par cautelle il s’étoit fait prendre, pourtant qu’il ne vouloit point le prince convoyer plus avant ni aller avec lui en sa compagnie[2], pourtant que il ne savoit encore comment la besogne se porteroit du roi Henry et du roi Dam Piètre. Il n’étoit nul qui en sçut deviser le certain : mais toutefois madame sa femme la roine de Navarre fut moult ébahie et déconfortée, et s’en vint agenouiller devant le prince en disant : « Cher sire, pour Dieu merci ! veuillez entendre au roi monseigneur qui est pris frauduleusement, et ne savons comment ; et tant faites, cher sire, nous vous en prions par pitié et pour l’amour de Dieu, que nous le r’ayons. » Adonc répondit le prince moult doucement : « Certes, dame et belle cousine, sa prise nous déplaît grandement, et y pourverrons de remède brièvement. Si nous vous prions que vous vous veuillez reconforter ; car si nous profitons en ce voyage, sachez véritablement qu’il y partira, et n’entendrons à autre chose, nous revenus, si le r’aurez. » La dame de Navarre s’en retourna, et messire Martin de la Kare un moult sage chevalier entreprit le prince à mener et conduire parmi le royaume de Navarre, et lui fit avoir guides pour ses gens ; car autrement ils ne sçussent ni pussent avoir tenu les détroits ni les divers chemins. Si se partit le prince de là où il étoit logé, et passèrent lui et ses gens parmi un pas que on appelle le Sarris, qui moult leur fut divers à passer ; car il étoit étroit et petit et garni de très mauvais chemin. Et puis passèrent parmi Espuke. Si eurent moult de disettes, car ils trouvèrent peu de vivres et tout sur ce passage jusqu’à ce qu’ils vinrent à Sauveterre[3].

  1. Èbre
  2. Le don qu’il fit l’année suivante au même Olivier de Mauny d’un château et de 1000 livres de rente paraît favoriser ce soupçon.
  3. Salvatierra en Biscaye.