Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCXIV

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 517-518).

CHAPITRE CCXIV.


Comment messire Perducas de Labreth et les Compagnies déconfirent le sénéchal de Toulouse et le comte de Narbonne et y furent pris plus de cent chevaliers.


Quand les Compagnies entendirent ces nouvelles, si ne furent mie bien assurés, car ils n’étoient pas à jeu parti contre les François. Si se tinrent sur leurs gardes du mieux qu’ils purent. Or avint que, droit au cinquième jour après que ces paroles eurent été dites, messire Perducas de Labreth, atout une grande route de compagnons dut passer par Montalban, car le passage étoit par là pour entrer en la prinçauté : si le fit à savoir à ceux de la ville.

Quand messire Robert Ceni[1] et les autres compagnons qui là se tenoient pour enclos entendirent ces nouvelles, si en furent moult réjouis : si signifièrent tout secrètement le convent des François au dit messire Perducas, et comment ils les avoient là assiégés et les menaçoient durement ; et aussi quels gens ils étoient, et aussi quels capitaines ils avoient.

Quand messire Perducas de Labreth entendit ce, si n’en fut de néant effréé, mais recueillit ses compagnons de tous lez, et s’en vint bouter dedans Montalban, où, il fut reçu à grand’joie. Quand il fut là venu, ils eurent parlement ensemble comment ils se pourroient maintenir ; et furent d’accord que lendemain ils s’armeroient et se mettroient tous à cheval, et iroient hors de la ville, et s’adresseroient vers les François, et les prieroient que paisiblement ils les laissassent passer ; et si ils ne vouloient à ce descendre et que combattre les convint, ils s’aventureroient et vendroient à leur loyal pouvoir. Tout ainsi comme ils ordonnèrent ils firent. À lendemain ils s’armèrent, et sonnèrent leurs trompettes et montèrent tous à cheval et vidèrent hors de Montalban.

Jà étoient les François armés pour l’effroi qu’ils avoient ouï et vu, et tous rangés et mis devant la ville, et ne pouvoient passer ces compagnons fors que parmi eux. Adonc se mirent tout devant messire Perducas de Labreth et messire Robert Ceni, et voulurent parlementer aux François et prier que on les laissât paisiblement passer : mais les François leur envoyèrent dire qu’ils n’avoient cure de leur parlement, et qu’ils ne passeroient, fors parmi les pointes de leurs glaives et de leurs épées ; et écrièrent tantôt leurs cris et dirent : « Avant ! avant ! à ces pilleurs qui pillent et robent le monde et vivent sans raison ! »

Quand ces compagnons virent ce, et que c’étoit aeertes, et que combattre les convenoit ou mourir à honte, si descendirent de leurs chevaux, et se rangèrent et ordonnèrent tout à pied moult faiticement, et attendirent les François qui vinrent sur eux moult hardiment, et se mirent aussi par devant eux tous à pied. Là commencèrent à traire, à lancer et à chasser les uns aux autres grands coups et apperts, et en y eut plusieurs abattus des uns des autres, de première venue. Là eut grand’bataille forte et dure et bien combattue, et mainte appertise d’armes faite, et maint chevalier et maint écuyer renversé par terre. Toutefois les François étoient trop plus que les Compagnies, bien trois contre un, si n’en avoient mie la pieur parçon ; et reboutèrent à ce commencement les compagnies par bien combattre bien avant jusques dedans les barrières. Là eut au rentrer maint homme mis à meschef ; et eussent eu, ce qu’il y avoit de Compagnies, trop fort temps, si n’eût été le capitaine de la dite ville, qui fit armer toutes gens et commanda étroitement que chacun à son loyal pouvoir aidât les Compagnies qui étoient hommes au prince. Lors s’armèrent tous ceux de la ville et se mirent en arroy avecques les Compagnies, et se boutèrent en l’escarmouche, et mêmement les femmes de la ville montèrent en leurs logis et en leurs soliers pourvues de pierres et de cailloux, et commencèrent à jeter sur ces François si fort et si roidement qu’ils étoient tout embesognés de eux targer pour le jet des pierres, et en blessèrent plusieurs et reculèrent par force. Donc se rassurèrent les compagnons, qui firent un grand temps en grand péril, et envahirent fièrement les François. Et vous dis qu’il y eut là fait autant de grands appertises d’armes, de prises et de rescousses que on avoit vu en grand temps faire ; car les Compagnies n’étoient que un petit au regard des François. Si se pénoit chacun de bien faire la besogne ; et reboutèrent leurs ennemis par force d’armes tout hors de la ville. Et advint ainsi, pendant que on se battoit, que une route de Compagnies que le bourg de Breteuil et Naudon de Bagerent menoient, en la quelle route étoient bien quatre cents combattants, se boutèrent parderrière en la ville, et avoient chevauché toute la nuit en grand’hâte pour là être, car on leur avoit donné à entendre que les François avoient assiégé leurs compagnons de Montalban. Si vinrent tout à point à la bataille. Là eut de rechef grand butin et dur ; et furent ces François par ces nouvelles gens fièrement assaillis et combattus, et dura cette bataille dès l’heure de tierce jusques à la basse nonne. Finablement les François furent déconfits et mis en chasse, et ceux tous heureux qui purent partir, monter à cheval et aller leur voie. Là furent pris le comte de Narbonne, messire Guy d’Azay, le comte d’Uzès, le sire de Montmorillon, le sénéchal de Carcassonne, le sénéchal de Beaucaire et plus de cent chevaliers, que de France, que de Provence, que des marches de là environ, et mains écuyers et mains riches hommes de Toulouse et de Montpellier ; et encore eussent-ils plus pris, s’ils eussent chassé, mais ils n’étoient que un peu de gens mal montés ; si ne s’osèrent aventurer plus avant et se tinrent à ce que ils eurent. Cette escarmouche fut à Montalban la vigile Notre-Dame en août, l’an de grâce mccc lxvi.

  1. Johnes l’appelle Robert Cheney.