Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCLXXX

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 581-582).

CHAPITRE CCLXXX.


Comment le comte de Cantebruge et le comte de Pennebroch prirent la garnison de Bourdille par grand avis.


Pendant que les dessus nommés barons et chevaliers d’Angleterre et leurs routes, faisoient leurs chevauchées et leurs conquêts, tant en Rouergue, en Quersin, que en Agénois, où ils furent une moult longue saison, se tenoit le siége devant la garnison de Bourdille, qui y fut plus de neuf semaines. Et vous dis que, ce siége-là tenant, il y eut plusieurs assauts, escarmouches et paletis, et plusieurs grands appertises d’armes presque tous les jours ; car ceux de dedans venoient par usage tous les jours, à main armée, jusques à leurs barrières hors de la porte, et là escarmouchoient moult vaillamment et hardiment, et si bien se portoient que proprement de l’ost ils avoient grand’louange. Ainsi se tinrent en cel état un grand temps et fussent tenus encore trop plus, si orgueil et présomption ne les eussent tentés ; car ils étoient gens assez, et tous hardis compagnons pour tenir et défendre leur forteresse, et bien pourvus de vivres et d’artillerie, et ceux de i’ost se commençoient à tanner, combien qu’ils gesissent là moult honorablement ; mais ils regardoient qu’ils y étoient à grands frais et que trop peu y conquéroient. Or avint un jour qu’ils eurent conseil et avis comment ils se maintiendroient pour leur affaire approcher. Si ordonnèrent que à lendemain, à heure de prime, ils feroient toutes leurs gens armer et eux tenir secrètement en leurs logis, et envoyeroient aucune d’eux escarmoucher à ceux de la forteresse ; car ils les sentoient de si grand’volonté que tantôt ils istroient hors et se mettroient sur les champs bien appertement pour eux combattre. En ce faisant, leurs gens, qui là seroient envoyés escarmoucher, se feindroient et se retourneroient tout combattant petit à petit devers leurs logis, ainsi que déconfits, pour ceux du dit fort attraire plus avant, et ils auroient ordonné une bataille de leurs gens tout à cheval, qui se mettroient entre leurs ennemis et la forteresse, par quoi, quand ils voudroient retourner, ils ne pourroient. Cet avis fut arrêté entre eux ; et dirent que si on ne les avoit par celle voie, on ne les auroit point à son aise. Si que à lendemain, ils firent très le matin armer secrètement toutes leurs gens, et en envoyèrent jusques à deux cents escarmoucher à ceux de Bourdille. Quand les compagnons qui dedans étoient, et les capitaines Ernaudon et Bernardet, les virent venir, si en furent joyeux, et s’armèrent appertement, et firent armer leurs gens. Si pouvoient bien être environ sept vingt, tous jeunes et légers compagnons. Et firent ouvrir leur porte toute arrière, et vinrent à leurs barrières, et recueillirent aux lances et aux pavais les Anglois bien et faiticement ; et y firent tant que les Anglois reculèrent et perdirent terre ; et aussi il étoit ordonné ainsi. Les compagnons de Bourdille firent passer leur pennon devant, et dirent : « Avant ! avant ! par le chef Saint Antoine ! ceux-ci sont nôtres. » Lors les envahirent-ils de grand’volonté, et en eux chassant ils en jetèrent aucuns par terre et blessèrent et prirent pour prisonniers. Et pour ce qu’ils vouloient tout avoir, et ainsi que on dit, grand’convoitise fait petit mont, ils éloignèrent si leur forteresse que, quand ils voulurent retourner, ils ne purent ; car messire Jean de Montagu[1], qui étoit sur l’embûche à plus de cinq cents combattans, et qui droit sur la place fut fait chevalier de monseigneur le comte de Cantebruge, se mit à toute sa route entre la forteresse et eux, et descendirent pied à pied droit devant eux, et puis les envahirent de grand’volonté.

Quand les compagnons de Bourdille se virent ainsi attrapés, si connurent bien qu’ils avoient trop follement chassé. Néanmoins ils se mirent et recueillirent tous ensemble comme vaillans gens, et se commencèrent à combattre et faire tant de grands appertises d’armes que merveilles seroit à recorder ; et se tinrent sans eux déconfire bien l’espace de deux heures, toujours lançant et eux combattant, entrans et retraians moult vaillamment de leurs ennemis ; et tant y firent d’appertises d’armes que proprement les seigneurs d’Angleterre qui là étoient y prirent grand’plaisance. Et là fut le dit messire Jean de Montagu très bon chevalier et vaillant, et bien se combattit et assaillit ses ennemis. Finablement ceux de Bourdille furent là déconfits, tous morts et pris, que oncques pied ne s’en échappa, et les prisonniers rescous que pris avoient, et les deux écuyers capitaines, Ernaudon et Bernardet de Batefol, pris et prisonniers au dit monseigneur Jean de Montagu. Pendant que cil estour avoit là été, le comte de Cantebruge et le comte de Pennebroch s’étoient avancés et avoient conquis les barrières et la porte, et étoient entrés dedans, la bannière du comte de Cantebruge devant. Ainsi eurent les Anglois la garnison de Bourdille, et firent les hommes de la ville jurer foi et sûreté à eux, et à tenir la ville de par le prince. Si ordonnèrent les seigneurs à demeurer pour la garder le seigneur de Mucident et ses gens, et lui baillèrent soixante archers ; et puis depecèrent leur siége et eurent conseil qu’il se retrairoient en Angoulême devers le prince, pour savoir quelle chose il voudroit qu’ils fissent. Ainsi se défit le siége de Bourdille, et se mirent tous les seigneurs et leurs routes au retour.

Or retournerons aux dessus dits chevaliers d’Angleterre et de Gascogne qui chevauchèrent en Quersin, et parlerons de Chandos le héraut, et des nouvelles qu’il apporta de par le prince de Galles.

  1. Neveu et héritier du comte de Salisbury.