Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCLXXIX

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 580-581).

CHAPITRE CCLXXIX.


Comment messire Robert Canolle et Chandos se partirent de Domme sans rien faire, et prirent Gramath et Rochemadour et plusieurs autres villes qui étoient tournées Françoises.


Assez tôt après que Chandos se fut parti de ses maîtres, du siége de Domme, messire Jean Chandos, messire Robert de Canolle, messire Thomas de Felleton, le captal de Buch, messire James d’Audelée et les autres seigneurs et chevaliers qui là étoient, eurent conseil et avis ensemble qu’ils defferoient leur siége, car là à seoir rien ne conquêtoient, et chevaucheroient plus avant sur le pays, et conquerroient villes et garnisons qui étoient tournées Françoises nouvellement par l’effort des compagnies et des gens du duc de Berry. Si se délogèrent et se départirent de Domme et se mirent au chemin ; et s’en vinrent par devant Gramath[1], qui tantôt se rendirent et tournèrent Anglois qu’ils furent là venus. Si se rafraîchirent les seigneurs et leurs gens dedans la ville de Gramath par trois jours, et pendant ce avisèrent-ils où ils se trairoient quand ils partiroient. Ils chevauchèrent devers une forteresse que les Compagnies avoient nouvellement prise, que on appelle Foars. Sitôt que ceux de celle garnison sentirent les Anglois venir à si grand effort, et que ceux de Gramath s’étoient tournés, ils se tournèrent aussi et devinrent Anglois ; et jurèrent qu’ils le demeureroient à toujours ; mais ils en mentirent. Si passèrent outre les Anglois et vinrent devant Rochemadour. Ceux de la ville étoient malement fortifiés, si n’eurent mie volonté d’eux rendre. Quand les Anglois furent venus jusques à la dite ville, et ils eurent avisé et considéré la manière de ceux de la dite ville de Rochemadour, si firent traire avant leurs gens et leur artillerie, et là commencèrent à assaillir de grand’façon et bonne ordonnance. Là eut, je vous dis, moult grand assaut et dur, et plusieurs hommes navrés et blessés du trait dedans et dehors.

Si dura cel assaut un jour tout entier. Quand ce vint au vêpre, les Anglois se retrairent à leurs logis et en avoient bien intention de l’assaillir à lendemain. Mais celle nuit ceux de Rochemadour se conseillèrent, qui avoient ce jour senti la force et la vertu de ceux de l’ost, et comment ils les avoient fort assaillis et pressés. Si ouïrent bien les plus sages et mieux avisés que à la longue ils ne se pouvoient tenir, et s’ils étoient pris par force, ils seroient tous morts et perdus, et leur ville arse sans merci. Si que, tout considéré, le bien contre le mal, quand ce vint au matin, ils traitèrent aux Anglois pour eux rendre ; et se porta traité si bien qu’ils churent en accord devers les dessus dits chevaliers d’Angleterre, parmi ce que, de ce jour en avant ils seroient bons Anglois, et le jurèrent solemnellement. Avec tout ce, ils durent à leurs frais mener et conduire, le terme de quinze jours, cinquante sommiers de vivres après l’ost, pour eux avitailler des pourvéances de la ville ; mais on les paieroit courtoisement, parmi un certain fuer qui y fut ordonné. Et ainsi demeura Rochemadour en paix. Et puis chevauchèrent les Anglois outre pardevers Villefranche en Toulousain, gâtant et exillant tout le plat pays et mettant les povres gens en grand’misère, et conquérant villes et châteaux qui s’étoient tournés François. Si se retournoient Anglois, les uns par traités, et les autres par force ; si vinrent les dessus dits seigneurs et leurs gens devant Villefranche, qui étoit assez bien fermée et pourvue de vivres et d’artillerie, car tout le plat pays de là environ se y étoit retrait.

Quand ils furent là venus, ils l’assiégèrent et assaillirent de grand’volonté, et y eut, en quatre jours qu’ils furent pardevant, maint grand assaut et fort, et plusieurs navrés de ceux de dedans et de dehors. Tout considéré, ils regardèrent que longuement ils ne pouvoient tenir, et qu’ils ne seroient aidés ni confortés de nul côté ; au moins ne leur étoit-il point apparent. Si se tournèrent et rendirent Anglois, par composition telle, que on ne leur devoit point porter de dommage. Ainsi devint Villefranche sur les marches de Toulousain, Anglesche. De quoi le duc d’Anjou qui se tenoit à Toulouse fut moult courroucé et dolent, quand il en sçut les nouvelles ; mais amender ne le put quant à celle fois. Si mit et laissa messire Jean Chandos dedans à gouverneur, et à capitaine un chevalier anglois qui s’appeloit messire Robert Rouse, et puis passèrent outre en exillant tout le pays.

Or retournerons au siége de Bourdille, en Pierregord, et conterons comment le comte de Cantebruge et le comte de Pennebroch en persévérèrent.

  1. Gramat est une petite ville du Quercy, peu éloignée de Roquemadour dont l’historien va parler.