Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCLXXVIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 579-580).

CHAPITRE CCLXXVIII.


Comment messire Robert Canolle et messire Jean Chandos se partirent de Durviel sans rien faire et vinrent assiéger la garnison de Domme.


Le siége pendant devant Durviel, il y eut plusieurs assauts, escarmouches, paletis et grands faits d’armes, car c’étoient toutes bonnes gens d’armes qui tenoient le siége devant, et ceux de dedans étoient tous bien combattans et bien usés d’armes : autrement ils ne se fussent point longuement tenus. Si vous dis que les Anglois, et ceux de leur côté qui là gissoient au siége, ne l’avoient mie d’avantage, mais étoient en trop dur parti, par deux manières car il pleuvoit nuit et jour si onniement que trop grévoit aux hommes et aux chevaux ; et avec tout ce ils avoient si grand’deffaute de vivres, qu’ils ne savoient que manger ; et y vendoit-on un pain trois vieux gros ; encore n’en pouvoit-on recouvrer pour son argent bien souvent ; de vins avoient-ils assez et largement, et ce leur faisoit grand confort.

En tel état furent-ils plus de cinq semaines. Quand ils virent que rien ne faisoient, et que la garnison de Durviel point ils ne prendroient, et séjournoient là en grand malaise, si avisèrent qu’ils se délogeroient, et se trairoient pardevant la ville et le châtel de Domme[1] en plus gras pays, ainsi qu’ils firent. Et étoit sire et gouverneur de la dite ville et du dit châtel messire Robert de Domme, qui en étoit seigneur, et avoit avec lui un sien cousin chevalier, qui s’appeloit messire Pierre Sanglier. Si avoient, en au devant, ces deux chevaliers les vivres du plat pays-là tous retraits là dedans. Quand les Anglois et les Gascons, qui étoient là quinze cents hommes d’armes et deux mille que archers, que brigands, furent là venus, si se ordonnèrent et mirent en arroy de siége bien et faiticement, et commencèrent à assaillir la forteresse de grand’volonté : si y levèrent plusieurs grands engins, assauts et escarmouches où il y eut fait, le siége durant, de grands appertises d’armes. Quand ils eurent là été quinze jours, et ils eurent vu que rien n’y faisoient ni rien n’y conquêtoient, et si y gissoient en grand’peine et grands frais, si se avisèrent et conseillèrent les uns par les autres qu’ils signifieroient leur état et leur affaire au prince de Galles leur seigneur, qui se tenoit en Angoulême. Si fut ordonné d’aller de celle part et de faire ce message Chandos le héraut, lequel se partit de ses maîtres et exploita tant par ses journées qu’il vint en Angoulême, où il trouva le prince à moult privée maisnie ; car tous ses chevaliers et écuyers étoient d’une part et d’autre. Quand le héraut Chandos fut là venu, il se mit à genoux devant le prince et lui recommanda tous ses maîtres dessus nommés, lesquels il avoit laissés au siége devant Domme, et puis lui recorda et remontra bien et sagement l’état et l’affaire de leur ordonnance, ainsi que informé et chargé l’avoient, avec lettres de créance qu’il apportoit à monseigneur le prince. Le prince entendit à ce bien et volontiers, et dit qu’il en auroit avis, et fit demeurer le héraut de-lez lui, et y fut cinq jours. Au sixième il lui fit délivrer sous son scel lettres écrites et scellées, et lui dit au départir : « Chandos, saluez-nous les compagnons. » Cil répondit : « Monseigneur, volontiers. » Lors se départit du prince le dit héraut et se mit au retour par devers Quersin.

Or vous recorderai de ceux de l’ost comment ils exploitèrent, et quelle chose ils firent, pendant que le dit héraut alla et vint et fit son message.

  1. Petite ville du Haut-Périgord, sur une colline, près de la Dordogne.