Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCLXII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 561-562).

CHAPITRE CCLXII.


Comment le duc de Berry et plusieurs seigneurs de France qui étoient en otage en Angleterre s’en retournèrent eh France.


De cette réponse grande et fière n’en pensèrent mie le roi de France ni son conseil moins, et se ordonnèrent et pourvurent selon ce grandement, coiement, et couvertement. Adoncques étoit retourné en France d’Angleterre, par la grâce que le roi d’Angleterre lui avoit faite, messire Jean de France duc de Berry[1], et avoit congé un an. Si se dissimula et porta si bellement que oncques puis n’y retourna, et prit tant d’excusations et d’autres moyens que la guerre fut ouverte, si comme vous orrez assez briévement.

Aussi messire Jean de Harecourt étoit retourné en son pays, et lui avoit le dit roi d’Angleterre fait grâce à la prière de monseigneur Louis de Harecourt son oncle, qui étoit de Poitou et pour le temps des chevaliers du prince ; lequel comte de Harecourt eut une maladie qui trop bien lui chut à point ; car elle lui dura tant que la guerre fut toute renouvelée, pourquoi oncques puis ne rentra en Angleterre. Guy de Blois, qui pour le temps étoit un jeune écuyer et frère au comte de Blois, s’étoit délivré franchement d’Angleterre ; car quand il aperçut que le roi de France, pour qui il étoit en otage, ne le délivreroit point, il fit traiter devers le seigneur de Concy, qui avoit à femme la fille du roi d’Angleterre, et qui tenoit à ce jour grand’revenue en Angleterre, de par sa femme, assignée sur les coffres du roi. Si se porta si bien traité et accord entre le dit roi et le seigneur de Coucy son fils et Guy de Blois, que le dit Guy, par la volonté et consentement de ses deux frères Louis et Jean, et l’accord du roi de France, résigna purement et absolument, ès mains du roi d’Angleterre, la comté de Soissons, laquelle comté le dit roi d’Angleterre rendit et donna à son fils le seigneur de Coucy ; et parmi ce, le seigneur de Coucy le quitta de quatre mille livres de revenue par an. Ainsi se firent ces pactions et convenances. Le comte Pierre d’Alençon, aussi par grâce que le roi lui avoit faite, étoit retourné en France, où il demeura tant et trouva plusieurs excusations, que oncques depuis il ne retourna en otage dont il étoit parti. Mais je crois bien que en la fin il paya trente mille francs pour sa foi acquitter. Par avant ce en étoit trop bien chu au duc Louis de Bourbon, qui pour cette cause étoit en otage en Angleterre ; car, par grâce que le roi lui avoit faite, il étoit retourné en France.

Donc il avint, pendant le temps qu’il étoit en France et à Paris de-lez le roi son serourge, que l’évêque de Wincestre, chancelier d’Angleterre, trépassa de ce siècle. Et en ce temps régnoit en Angleterre un prêtre qui s’appeloit messire Guillaume Wikans. Icelui messire Guillaume étoit si très bien en la grâce et amour du roi d’Angleterre que par lui étoit tout fait, ni sans lui l’en ne faisoit rien. Quand icelui office de chancellerie et le dit évêché furent vacans, tantôt le roi d’Angleterre, par l’information et prière du dit Wikans, escripst au duc de Bourbon qu’il voulsist tant pour l’amour de lui travailler, qu’il allât devers le saint père le pape Urbain, pour impétrer pour son chapelain l’évêché de Wincestre, et il lui seroit courtois à sa prison. Quand le duc de Bourbon vit les messagers du roi d’Angleterre et ses lettres, il en fut moult réjoui : si montra toute l’affaire au roi de France, et ce de quoi le roi d’Angleterre et messire Guillaume Wikans le prioient. Le roi lui conseilla d’aller devers le pape ; si se partit ledit duc à son arroy ; et exploita tant par ses journées qu’il vint à Avignon où le pape Urbain pour le temps se tenoit ; car encore n’étoit-il point parti pour aller à Rome[2]. Auquel saint père le duc de Bourbon fit sa prière, à laquelle le pape descendit, et donna au dit duc l’évêché de Wincestre pour en faire à sa volonté : et s’il trouvoit tel le roi d’Angleterre qu’il lui fût courtois et aimable à sa composition pour sa délivrance, il vouloit bien que le dit Wikans eût le dit évêché. Sur ce retourna le duc de Bourbon en France et puis en Angleterre, et traita de sa délivrance devers le roi et son conseil, ainçois qu’il voulût montrer ses bulles. Le roi, qui moult aimoit ce Wikans, fit tout ce qu’il voult, et fut le dit duc de Bourbon quitte de sa prison. Mais encore il paya vingt mille francs, et messire Guillaume Wikans demeura évêque de Wincestre et chancelier d’Angleterre. Ainsi se délivrèrent les seigneurs de France qui étoient otagers en Angleterre.

Or revenons au fait de Gascogne, où les guerres commencèrent premièrement pour cause de l’appel et du ressort.

  1. Le duc de Berry, le comte d’Alençon, le duc de Bourbon et la plupart des seigneurs dont Froissart parle dans ce chapitre, étoient revenus en France avec la permission du roi d’Angleterre, dès l’année 1367.
  2. Urbain V partit pour Rome le dernier avril 1367.