Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCLXIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 563-564).

CHAPITRE CCLXIII.


Comment le comte de Pierregord, le vicomte de Carmaing, et autres barons de Gascogne, déconfirent le sénéchal de Rouergue.


Vous devez savoir que le prince de Galles prit en grand dépit l’ajournement que on lui avoit fait à être à Paris ; et bien étoit son intention, selon la réponse qu’il avoit dite et faite aux messagers du roi, que, sur l’été qui venoit, il viendroit tenir son siége et remontrer sa personne à la fête du Lendit[1]. Et envoya tantôt devers les capitaines des compagnies Anglois et Gascons qui étoient de son accord, et lesquels se tenoient sur la rivière de Loire, que ils n’éloignassent mie trop : car bref il en auroit à faire et les embesogneroit. Desquelles nouvelles le plus des compagnies furent tout joyeux. À ce n’eût point le prince failli ; mais il aggrévoit de jour en jour d’enflure et de maladie, laquelle il avoit prise en Espaigne ; dont ses gens étoient tout ébahis ; car déjà ne pouvoït-il point chevaucher. Et de ce étoit le roi de France tout informé, et de l’état et l’affaire de lui, et avoit par recette toute sa maladie. Si le jugeoient les médecins et cyrurgiens de France plein d’hydropisîe et de maladie incurable.

Assez tôt après la prise de Caponnel de Chaponval et du clerc de droit, qui furent pris et arrêtés de messire Guillaume le Moine et menés prisonniers en la cité d’Agen, si comme dessus est dit, le comte de Comminges, le comte de Pierregord, le vicomte de Carmaing avec monseigneur Bertran de Terride, le seigneur de la Barde et le seigneur de Pincornet, qui se tenoient en leurs terres, prirent en grand dépit des dessus dits messagers la prise ; car au nom d’eux et pour eux ils avoient eu ce dommage. Si se avisèrent que ils se contrevengeroient et ouvriroient la guerre par aucun lez et reprendroient des gens du prince ; car si grand dépit ne faisoit mie à souffrir. Si entendirent que messire Thomas de Wakefaire devoit chevaucher à Rodès pour entendre à la forteresse, et se tenoit à Villeneuve d’Agénois, et devoit partir de là à soixante lances tant seulement. Quand les dessus dits entendirent ces nouvelles, si en furent tout joyeux, et se mirent en embûche sur le dit messire Thomas, trois cents lances en leur compagnie : si que au dehors de Montalban, environ deux lieues, ainsi que le dit sénéchal de Rouergue chevauchoit à soixante lances et deux cents archers, cette grosse embûche de Gascons leur saillit au-devant. Les Anglois furent tous ébahis, qui ne se donnoient garde de cette embûche. Toutes voies ils se mirent à défense bien et faiticement. Mais les François, qui étoient pourvus de leur fait, les envahirent et assaillirent fièrement ; et là en eut de première encontre grand’foison de rués par terre. Et ne purent les dits Anglois lors porter le faix, ni souffrir les Gascons de Pierregord, de Comminges et de Carmaing. Si se ouvrirent et déconfirent et tournèrent le dos. Et là en y eut grand’foison de morts et de pris ; et convint le dit messire Thomas fuir ; autrement il eût été pris. Si se sauva à grand’peine et à grand meschef par la bonté de son coursier, et s’en vint bouter en la garnison de Montalban. Là fut-il à sauveté. Les dessus dits François retournèrent en leur pays : si emmenèrent leurs prisonniers et leurs conquêts.

Ces nouvelles vinrent tantôt au prince, qui se tenoit pour le temps en Angoulême, comment son sénéchal de Rouergue avoit été rué jus du comte de Pierregord et de ceux qui l’avoient fait appeler en la chambre des pairs à Paris. De cette avenue fut durement courroucé, et dit bien que ce seroit amendé chèrement et hâtivement sur ceux et leurs terres qui cet outrage avoient fait. Si escripsit tantôt le prince devers messire Jean Chandos, qui se tenoit en Cotentin à Saint-Sauveur le Vicomte, en lui mandant que, ces lettres vues, il se tirât, sans point de délai, avant. Le dit messire Jean Chandos voult obéir et se hâta du plus tôt qu’il put, et s’en vint en Angoulême devers son seigneur le prince qui le reçut à grand’joie. Et tantôt le dit prince l’envoya, à grand’foison de gens d’armes et d’archers, en la ville de Montalban, pour l’affaire aux Gascons François qui multiplioient tous les jours et couroient sur la terre du prince. Le dit messire Thomas de Wakefaire, sénéchal de Rouergue, se recueillit au mieux qu’il put, et s’en vint à Rodès, et pourvut et rafraîchit grandement la cité et aussi la ville et le châtel de la Milau[2] sur les marches de Montpellier, et partout mit gens d’armes et archers.

Messire Jean Chandos, qui se tenoit à Montalban, tint là franchement la marche et la frontière contre les François, avec les autres barons et chevaliers que le prince y envoya, tels que monseigneur le captal de Buch, les deux frères de Pommiers, messire Jean et messire Hélie, le soudich de l’Estrau[3], le sire de Partenay, le sire de Pons, messire Louis de Harecourt, le seigneur de Poiane, le seigneur de Tonnai-Boutone, monseigneur Richard de Pont-Chardon. Si faisoient souvent des issues, iceux chevaliers et leurs routes, sur les gens du comte d’Armignac et le sire de Labreth, qui illec faisoient aussi la frontière, et le comte de Pierregord, le comte de Comminges, le vicomte de Carmaing, le sire de Téride, le sire de la Barde, et plusieurs autres tous d’une alliance. Si gagnoient les uns, puis les autres, ainsi que telles aventures aviennent en faits d’annes.

Encore se tenoit le duc d’Anjou tout coi, qu’il ne se mouvoit pour chose qu’il ouït dire, car le roi de France son frère lui avoit défendu qu’il ne fît point de guerre au prince de Galles, jusques à tant qu’il orroit et auroit certaines nouvelles de lui. Car il vouloit savoir avant comment les Gascons se maintiendroicot contre le prince.

  1. La foire de Landi s’ouvrait au mois de juin, le mercredi d’avant la Saint-Barnabé et Saint-Benoît dans la plaine Saint-Denis. Elle ne fut transportée dans Saint-Denis même qu’en 1444.
  2. Millau ou Milhaud, ville de Rouergue sur le Tarn.
  3. La Trau ou l’Estrade.