Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCLXI

Texte établi par J. A. C. BuchonA. Desrez (Ip. 560-561).

CHAPITRE CCLXI.


Comment le prince de Galles fit mettre en prison ceux qui avoient porte l’appel contre lui.


Quand le prince de Galles eut ouï lire cette lettre, si fut plus émerveillé que devant, et crola la tête et regarda de côté sur les dessus dits François ; et quand il eut un petit pensé, il répondit par telle manière : « Nous irons volontiers à notre ajour à Paris, puisque mandé nous est du roi de France, mais ce sera le bassinet en la tête et soixante mille hommes en notre compagnie. » Donc s’agenouillèrent les deux François qui là étoient, et dirent : « Cher sire, pour Dieu merci, ne prenez mie cet appel en trop grand dépit, ni en trop grand courroux ; nous sommes messagers envoyés de par notre seigneur le roi de France à qui nous devons toute obéissance, si comme les vôtres vous doivent, et nous convint par commandement apporter cet appel, et tout ce que vous nous chargerez, nous le dirons volontiers au roi notre seigneur. » — « Nennil, dit le prince, je ne vous en sais nul maugré, fors à ceux qui ci vous envoient. Et votre roi n’est pas bien conseillé, qui se ahert avec nos sujets et se veut faire juge de ce dont à lui n’appartient rien, ni où il n’a point droit ; car bien lui sera montré que au rendre et mettre en la saisine de monseigneur mon père ou ses commis de toute la duché d’Aquitaine, il en quitta tous les ressorts. Et tous ceux qui ont formé leur appel contre moi n’ont autre ressort que en la cour d’Angleterre de monseigneur mon père ; et ainçois qu’il soit autrement, il coûtera cent mille vies. »

À ces paroles se départit le prince d’eux et entra en une chambre ; si les laissa là tous cois ester. Adonc vinrent chevaliers Anglois avant et leur dirent : « Seigneurs, partez de cy et retournez à votre hôtel ; vous avez bien fait ce pourquoi vous êtes venus, vous n’aurez autre réponse que celle que vous avez eue. » Lors se départirent le chevalier et le clerc, et retournèrent en leur hôtel et là dînèrent, et tantôt après dîner ils troussèrent et montèrent à cheval, et se départirent de Bordeaux et se mirent au chemin pour revenir vers Toulouse et rapporter au duc d’Anjou ce qu’ils avoient exploité.

Le prince de Galles, ci comme ci-dessus est dit, étoit tout mérencolieux de cet appel que on lui avoit fait ; aussi étoient ses chevaliers, et voulsissent bien, et le conseilloient au prince, que les deux messagers qui l’appel avoient apporté fussent occis pour leur salaire ; mais le prince les en défendoit. Si avoit-il sur eux mainte dure imagination ; et quand on lui dit qu’ils étoient partis et qu’ils tenoient le chemin de Toulouse, il appela messire Thomas de Felleton, le sénéchal de Rouergue[1], messire Richard de Pontchardon, messire Thomas de Percy, et son chancelier l’évêque de Bathe, et leur demanda : « Ces François qui s’en revont emportent-ils sauf-conduit de moi ? » Les dessus dits répondirent qu’ils n’en avoient ouï nulles nouvelles : « Non, dit le prince qui crola la tête : ce n’est pas bon qu’ils se partent si légèrement de notre pays, et voisent recorder leurs jangles et leurs bourdes au duc d’Anjou qui nous aime tout petit, et qu’ils disent comment ils m’ont ajourné en mon hôtel même. Aussi, tout considéré, ils sont plus messagers à mes sujets, le comte d’Armignac, le sire de Labreth, le comte de Pierregord, et celui de Comminges et de Carmaing, qu’ils ne sont au roi de France : si que, à leur contraire, et pour le dépit qu’ils nous ont fait et empris à faire, nous accordons bien qu’ils soient retenus et mis en prison. »

De ces paroles furent ceux du conseil du prince tout joyeux, et dirent ainsi, que on y avoit trop mis au faire. Tantôt en fut chargé le sénéchal d’Agénois, qui s’appeloit messire Guillaume le Moine, un moult appert chevalier d’Angleterre, lequel monta tantôt à cheval avec ses gens, et se départit de Bordeaux, et poursuivit tant, en lui-hâtant, les François, que il les raconsui sur la terre d’Agénois. Si les arrêta et mit main à eux d’office, et trouva autre cautelle que du fait du prince ; car en eux arrêtant il ne nomma point le prince, mais dit que leur hôte du soir s’étoit plaint d’un cheval que on lui avoit changé en son hôtel. Le chevalier et le clerc furent tout émerveillés de ces nouvelles et s’en excusèrent moult ; mais pour excusation qu’ils fissent ils ne purent être desarrêtés : ains en furent menés en la cité d’Agen, et là mis en prison au châtel. Et laissèrent bien les Anglois partir aucuns de leurs garçons, qui retournèrent en France au plus tôt qu’ils purent, et passèrent parmi la cité de Toulouse, et recordèrent au duc d’Anjou l’affaire ainsi qu’il alloit, qui n’en fut mie trop courroucé, pourtant qu’il se pensoit que c’étoit commencement de guerre et de haine ; et se pourvut et avisa couvertement selon ce.

Les nouvelles vinrent au roi de France, car les varlets y retournèrnt, qui recordèrent tout ce qu’ils avoient vu et ouï dire à leurs maîtres de l’état et convenant du prince. De la quelle avenue le roi fut moult courroucé, et le tint en grand dépit ; et s’avisa selon ce, et sur les paroles que le prince avoit dites, qu’il viendroit à son ajour, contre l’appel qui fait étoit, personnellement, le bassinet en la tête et soixante mille hommes en sa compagnie[2].

  1. Le sénéchal de Rouergue s’appelait sir Thomas Wake.
  2. Quelques manuscrits et les imprimés ajoutent : « De cette réponse grande et fière ne pensa mie moins le roi de France. Si s’ordonna moult subtilement et sagement comme à commencer si grand et pesant fait de guerre. Car à la vérité, ce lui étoit un moult grief faix que d’émouvoir le roi d’Angleterre ; et sa puissance contre qui ses prédécesseurs avoient tant labouré au temps passé, comme cette histoire en fait mention. Mais, au nom de Dieu, il étoit si fort requis des hauts barons de Guyenne et d’autre part, qui lui montroient les extorsions des Anglois et les grands dommages qui à cause de ce advenoient et pouvoient advenir au temps futur, que nullement ne pouvoit dissimuler, jà-soit-ce-que moult lui grévât de recommencer guerre, quand il se mettoit à penser et à considérer la destruction du povre peuple, qui jà par si long-temps avoit duré, et le danger et les opprobres aussi qui avoient été sur les nobles de son royaume à cause des guerres passées. »

    Ainsi finit le chapitre. Le suivant commence par la répétition de cette phrase : De cette réponse grande et fière, etc., ce qui prouve assez, ce me semble, que ce morceau, qu’on ne trouve d’ailleurs dans aucun des bons manuscrits, est une addition de quelque copiste.