Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCXXV

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 624-625).

CHAPITRE CCCXXV.


Comment messire Raymon de Mareuil fut pris des Anglois, et comment il échappa de prison par grand’aventure.


En ce temps s’en r’alloit de Paris en son pays messire Raymon de Mareuil, qui s’étoit tourné François. Si eut un assez dur rencontre pour lui ; car il trouva une route d’Anglois et de gens monseigneur Hue de Cavrelée, que un chevalier de Poitou menoit. Si chéy si à point entre leurs mains qu’il ne put fuir ; et fut pris et amené prisonnier en Poitou au châtel du dit chevalier. La prise de messire Raymon fut sçue en Angleterre, et tant que le roi en fut informé. Si escripsit tantôt le dit roi devers le chevalier, en lui mandant qu’il lui envoyât tantôt son ennemi et traître monseigneur Raymon ; car il en prendroit si grand’vengeance que ce seroit exemple à tous autres, et pour sa prise il lui donneroit six mille francs. Messire Geffroy d’Argenton, qui le tenoit, et en quelle prison il étoit, ne voult mie désobéir au roi son seigneur, et dit que tout ce feroit-il volontiers. Messire Raymon de Marueil fut informé comment le roi d’Angleterre le vouloit avoir et l’avoit mandé, et comment son maître étoit tout avisé de lui envoyer. Quand messire Raymon sçut ces nouvelles, si fut plus ébahi que devant ; ce fut bien raison ; et commença en sa prison à faire les plus grands et les plus piteux regrets du monde, et tant que cil qui le gardoit, et qui étoit Anglois de la nation d’Angleterre, en eut grand’pitié et le commença à reconforter moult doucement. Messire Raymon, qui ne véoit nul reconfort en ses besognes, puisque mener en Angleterre on le devoit devers le roi, se découvrit envers sa garde et lui dit : « Mon ami, si vous me voulez ôter et délivrer de ce danger où je suis, je vous enconvenance et promets par ma loyauté que je vous partirai moitié à moitié de toute ma terre et vous en hériterai, ni jamais ne vous faudrai. » L’Anglois, qui étoit un povre homme, considéra que messire Raymon étoit en péril de sa vie, et qu’il lui promettoit grand’courtoisie, si en eut pitié et compassion, et dit qu’il se mettroit en peine de le sauver,

Adonc messire Raymon, qui fut moult réjouit de cette réponse, lui jura sa foi qu’il lui tiendroit ce que promis lui avoit, et encore outre s’il vouloit ; et sur cel état, s’assurèrent et avisèrent comment il se pourroient chevir. Quand ce vint à la nuit, cil Anglois qui portoit les clefs du châtel et de la tour où monseigneur Raymon étoit, ouvrit la prison et une poterne du châtel, et fit tant qu’ils furent hors, et se mirent aux champs, et dedans un bois pour eux détourner, parquoi ils ne fussent rataints. Et eurent celle nuit tant de povreté que nul ne la pourroit penser ; car ils cheminèrent plus de sept lieues tout à pied ; et si avoit gelé, parquoi ils descirèrent tous leurs pieds ; et firent tant qu’ils vinrent à lendemain en Anjou, en une forteresse françoise, où ils furent recueillis des compagnons qui la gardoient, auxquels messire Raymon conta son aventure. Si en louèrent tous Dieu quand ils le sçurent.

Bien est voir que à lendemain, quand on se fut aperçu qu’ils étoient partis, on les quist à gens à cheval partout ; mais on n’en put nul trouver. Ainsi échappa de grand péril monseigneur Raymon de Marueil ; et retourna en Limousin, et recorda à ses amis comment cil écuyer anglois lui avoit fait grand’courtoisie. Si fut depuis le dit Anglois moult honoré entre eux ; et bailler lui vouloit messire Raymon la moitié de son héritage ; mais cil ne voult oncques tant prendre, fors seulement deux cents livres de revenue, et étoit assez, ce disoit, pour lui et son état maintenir.