Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCXXVI

CHAPITRE CCCXXVI.


Comment le prince de Galles laissa le duché d’Aquitaine en la garde du duc de Lancastre et s’en retourna en Angleterre, sa femme et ses enfans avec lui.


En ce temps, trépassa de ce siècle, en la cité de Bordeaux, l’ains-né fils du prince et de la princesse[1] : si en furent durement courroucés ; ce fut bien raison. Pour le temps de lors fut conseillé au dit prince de Galles et d’Aquitaine qu’il retournât en Angleterre, sur sa nation, et espoir, il recouvreroit plus grand’santé qu’il n’avoit encore eue. Ce conseil lui donnèrent les syrurgiens et médecins qui se connoissoient en sa maladie. Le prince s’y accorda assez bien, et dit que volontiers il y retourneroit. Si fit ordonner sur ce toutes ses besognes ; et me semble que le comte de Cantebruge, son frère[2], et le comte Jean de Pennebroch furent ordonnés de retourner avecques lui atout leurs gens pour lui faire compagnie.

Quand le dit prince dut partir d’Aquitaine, et que sa navire fut toute prête sur la rivière de Garonne au hâvre de Bordeaux, et proprement il étoit là, et madame sa femme, et le jeune Richard leur fils, il fit un mandement très espécial en la cité de Bordeaux, de tous les barons et chevaliers de Gascogne, de Poitou, et de tout ce dont il étoit sire et avoit l’obéissance. Quand ils furent tous venus et mis ensemble en une chambre en sa présence, il leur remontra comment il avoit été leur sire, et les avoit tenus en paix tant qu’il avoit pu, et en grand’prospérité et puissance contre tous leurs voisins, et que pour recouvrer santé, dont il avoit grand besoin, il avoit espoir et intention de retourner en Angleterre : si leur prioit chèrement que le duc de Lancastre son frère il voulsissent croire et servir et obéir à lui, comme ils avoient fait du temps passé à lui ; car ils le trouveroient bon seigneur et courtois, et accordable ; et aussi en toutes ses besognes ils le voulsissent aider et conseiller. Les barons d’Aquitaine, de Gascogne, de Poitou et de Xaintonge, lui eurent tous enconvenancé ; et lui jurèrent par leurs fois que jà en eux ne trouveroit deffaute ; et firent la féauté et hommage au dit duc, et lui reconnurent toute amour, service et obéissance ; et lui jurèrent, présent le prince, et le baisèrent tous en la bouche.

Après ces ordonnances faites, le prince ne séjourna point planté en la cité de Bordeaux, mais entra en son vaissel, et madame la princesse, et son fils, et le comte de Cantebruge, et le comte de Pennebroch ; et étoient bien en cette flotte cinq cents combattans sans les archers. Si cinglèrent tant que, sans péril et sans dommage, ils arrivèrent au hâvre de Hantonne[3]. Là issirent-ils des vaisseaux et s’y refraîchirent par trois jours, et puis montèrent à cheval, et le prince en sa litière ; et exploitèrent tant qu’ils vinrent à Windesore, où le roi se tenoit, qui reçut ses enfans moult doucement, et s’informa par eux de l’état de Guyenne. Et quand le prince eût été de-lez le roi tant que bien lui suffisoit, il prit congé et se retrait en son hôtel de Berkamestade[4], à vingt lieues de la cité de Londres.

Nous nous souffrirons à parler tant que à présent du prince, et parlerons des besognes d’Aquitaine.

  1. Édouard, fils aîné du prince de Galles, mourut au commencement de janvier 1371, âgé d’un peu plus de six ans.
  2. Comme Froissart n’assure pas que le comte de Cambridge ait suivi le prince de Galles en Angleterre, on peut adopter le récit de Walsingham qui dit positivement que le prince le laissa en Aquitaine avec le duc de Lancastre. Thomas Otterbourne se sert d’une expression qui pourrait faire croire qu’ils suivirent tous les deux en Angleterre le prince, qui les renvoya ensuite en Gascogne. « Circa principium januarii, dit-il, princeps cum suis rediit in Anglican, et fratres suos, ducem Lancastriæ, et comitem Cantatriæ in Vasconiam dimisit. »
  3. Ils débarquèrent à Plimouth et non à Southampton, suivant Walsingham.
  4. Berkhamstead dans le Hertfordshire, à dix lieues de Londres.