Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCLXXXII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 694-695).

CHAPITRE CCCLXXXII.


Comment le châtel de Becherel se rendit François.


Tantôt après cette aventure, furent les trêves prises et accordées entre le roi de France et le roi d’Angleterre ; et ne s’étendoient, à ce premier, fors tant seulement entre Calais et la rivière de Somme. Et furent ainsi pensées et accordées par avis, pour les seigneurs de France chevaucher ségurément en la marche où les parlemens devoient être ; car toute celle saison ils n’en tinrent nulles ès lointaines marches et par espécial en Bretagne et en Normandie. Si vint le dit duc d’Anjou à Saint-Omer en grand arroy[1], et les deux légats traiteurs avec lui ; et n’y vint mie si simplement qu’il n’eut en sa compagnie plus de mille lances Bretons, desquels le connétable de France, le sire de Cliçon, le vicomte de Rohan, le sire de Laval, le sire de Beaumanoir et le sire de Rochefort étoient chefs. Si se tenoient ces gens d’armes pour les embûches, au plat pays environ Bailleul, Crotoi et l’Écluse en Flandres ; et prenoient leurs soldes et leurs gages, et si payoient tout ce qu’ils dépendoient sans rien grever le pays. Mais ils se tenoient là en celle instance qu’ils ne se asséguroient mie trop parfaitement ès Anglois.

En ce temps se mit le siége devant Saint-Sauveur-le-Vicomte en Normandie ; et le mit premièrement par mer[2] messire Jean de Vienne, amiral de la mer. En sa compagnie étoient le sire de Rais et Yvain de Galles, et la navie du roi Dam Henry de Castille. Si en étoit amiral Dam Radigho de Rous. Le duc d’Anjou, quand il dut venir à Saint-Omer, manda en Hainaut son beau cousin monseigneur Gui de Blois pour lui accompagner, lequel y vint moult étoffément, quatre chevaliers en sa compagnie : dont le duc d’Anjou l’en sçut bon gré, quand il le trouva si honorable et si appareillé ; car il ne l’avoit prié que à treize chevaux, et il y vint à trente. Aussi le duc de Lancastre vint à Calais et là se tint un temps, et eut grand’merveille pourquoi tant de gens d’armes bretons se tenoient en la marche de Saint-Omer. On lui dit que le duc d’Anjou, son cousin, ne se asséguroit point bien en lui et qu’il n’y avoit autre vice : de quoi le duc de Lancastre en crola la tête et dit que, si il le faisoit pour ce, il n’étoit mie bien conseillé ; car en paix doit être paix et en guerre guerre. Si commencèrent à aller de l’un à l’autre les deux traiteurs, et à mettre raisons et parçons avant, et entamer matière de paix ou de répit ; et toudis alloit la saison avant.

Or vint le terme qu’il convenoit ceux de Becherel rendre ou être confortés ; si que si très tôt que le jour dut approcher, le roi de France escripsit devers le connétable et le seigneur de Cliçon et leur manda que ils se prissent pour être à la journée, si en vaudroit la besogne mieux : et aussi il vouloit que ses gens y fussent si forts que si les Anglois y venoient, qui de puissance voulsissent lever le siége, on les pût combattre.

Si très tôt que cils deux seigneurs furent signifiés du roi de France, ils le remontrèrent au duc d’Anjou, et le duc leur accorda de partir, et une quantité de leurs gens, et les autres demeurer. Si se départirent et exploitèrent tant par leurs journées qu’ils vinrent au siége de Becherel, où toutes gens d’armes s’armoient par l’ordonnance du roi de France, de Bourgogne, d’Auvergne, de Poitou, de Xaintonge, de Berry, de Champagne, de Picardie, de Bretagne et de Normandie ; et y eut là, au jour que la composition devoit clorre devant Becherel, plus de dix miile lances, chevaliers et écuyers ; et y vinrent les François si étoffément, pour tant que on disoit que le duc de Bretagne et le comte de Salsiberich étoient bien sur mer à dix mille hommes parmi les archers. Mais on n’en vit nul apparant ; de quoi cils de Becherel furent moult courroucés, quand si longuement que plus de quinze mois s’étoient tenus si vaillamment, et si n’étaient autrement confortés. Toutefois il leur convint faire et tenir ce marché, puisque juré et convenancé l’avoient, et que à ce ils s’étoient convenancés et obligés, et livré bons ôtages. Si rendirent et délivrèrent au connétable de France la dite forteresse de Becherel, qui est belle et grande et de bonne garde ; et s’en partirent messire Jean Appert et messire Jean de Cornouaille et leurs gens, et emportèrent ce qui leur étoit ; tout ce pouvoient-ils faire par le traité de la composition ; et s’en vinrent, sur le conduit du connétable, à Saint-Sauveur-le-Vicomte et là se boutèrent. Si recordèrent aux compagnons de laiens comment ils avoient fait aux François.

Si trèstôt que le connétable de France et le sire de Cliçon, et les deux maréchaux de France qui là étoient eurent pris la saisine et possession de Becherel, chaudement ils s’en vinrent mettre le siége devant Saint-Sauveur-le-Vicomte. Ainsi furent la ville et le château de Saint-Sauveur-le-Vicomte assiégés par mer et par terre. Si firent tantôt, cils barons de Bretagne qui là étoient, lever et dresser grands engins devant la forteresse, qui nuit et jour jetoient pierres et mangonneaux aux tours et aux créneaux de la ville et du châtel, qui durement les ennuyoit et travailloit. Et bien souvent, sur le jour, les chevaliers et écuyers de l’ost s’en alloient escarmoucher aux barrières à ceux de dedans ; et les compagnons de la garnison aussi se éprouvoient à eux. Si en y avoit souvent, par telles apertises d’armes, de morts, de navrés et des blessés. Quatreton, un hardi et appert homme d’armes, qui capitaine étoit de par monseigneur Alain de Bouqueselle, étoit durement curieux d’entendre à la forteresse ; car trop eût été courroucé, si par sa négligence ils eussent reçu dommage ni encombrier.

Avec lui étoient, et avoient été toute la saison, messire Thomas Trivet, messire Jean Bourcq et messire Philippe Pigourde, et les trois frères de Maulevrier qui aussi en tous états en faisoient bien leur devoir. Et si y étoient de rechef revenus messire Jean Appert et messire Jean Cornouaille et les compagnons, qui partis étoient de Becherel. Si se confortoiçnt l’un par l’autre ; et leur sembloit qu’ils étoient forts assez pour eux tenir un grand temps ; et pensoient que le duc de Bretagne par mer viendroit les rafraîchir, et combattre les François, ou à tout le moins le duc de Lancastre, qui étoit à Calais, les mettroit en son traité de trêves ou de répit ; parquoi les François ne seroient mie seigneurs d’une si belle forteresse que Saint-Sauveur est. Ainsi, en considérant ces choses à leur profit, se tenoient vaillamment les compagnons qui dedans étoient, et se donnoient du bon temps, car ils avoient vins et pourvéances. La chose du monde qui plus les grévoit c’étoient les grands engins qui continuellement, nuit et jour, jetoient ; car les grosses pierres de faix leur dérompoient et effondroient les combles et les tuiles des toits. Ainsi se tinrent-ils tout cel hiver, le duc d’Angou à Saint-Omer et le duc de Lancastre à Calais.

  1. On a vu plus haut que le duc d’Anjou n’était pas encore arrivé à Paris.
  2. Saint-Sauveur-le-Vicomte est à peu près à deux lieues dans les terres ; ainsi il est impossible que l’ennemi l’ait assiégé par mer.