Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCLXXXIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 695-698).

CHAPITRE CCCLXXXIII.


Comment le duc de Bretagne arriva en Bretagne où il prit plusieurs villes et châteaux par force, et des trêves qui furent données entre les rois de France et d’Angleterre et leurs alliés aussi.


Tant allèrent de l’un à l’autre, amoyennant les besognes, les deux prélats et légats dessus nommés que ils approchèrent ces traités, et que les deux ducs d’Anjou et de Lancastre se accordèrent à ce que de comparoir à Bruges l’un devant l’autre ; car, au voir dire, les traiteurs alloient à trop grand’peine de Saint-Omer à Calais et de Calais à Saint-Omer. Et quand ils avoient tant allés et tant venus, si ne faisoient-ils rien ; car sur trois ou quatre jours que ils mettoient, tant que en allant et retournant, et parlant aux parties, se muoit bien nouvel conseil.

Quand le duc de Lancastre se dut partir de Calais, le duc de Bretagne, qui s’étoit là tout le temps tenu avec lui, prit congé et retourna en Angleterre, et rapporta nouvelles des traités au roi, et sur quel état ils étoient. À son retour qu’il fit, il exploita si bien au roi, parmi les bons moyens qu’il eut, et monseigneur Alain de Bouqueselle, chambrelan du roi, que le dit roi lui accorda et délivra deux mille hommes et quatre cents archers, et par espécial en sa compagnie, pour mieux exploiter de ses besoignes, monseigneur Aymon, son fils, comte de Cantebruge, monseigneur le comte de la Marche, monseigneur Thomas de Hollande, qui depuis fut comte de Quent en Angleterre, aîné fils de la princesse, le seigneur Despensier, qui pas n’étoit encore mort, mais il mourut au retour de ce voyage, le seigneur de Manne, messire Hugue de Hastingues, monseigneur Bryant de Staplelonne, messire Simon Burlé, monseigneur Richard de Ponchardon, monseigneur Thomas Tinfort, le seigneur de Basset, monseigneur Nicole Stamvort, monseigneur Thomas de Grantson et plusieurs autres. Si firent leurs pourvéances à Hamptonne et là montèrent en mer, et quand ils se partirent, ils avoient intention que de venir combattre sur mer la navie du roi de France qui gissoit devant Saint-Sauveur-le-Vicomte ; mais ils eurent vent contraire qui les bouta en Bretagne. Si prirent terre devant Saint-Mahieu de Fine Poterne, Sitôt que ils furent hors de leurs vaisseaux, ils se trairent devers le châtel qui sied au dehors de la ville. Si l’assaillirent fortement et durement, et le conquirent de force ; et furent tous cils morts[1] qui dedans étoient. Adonc se rendit la ville de Saint-Mahieu au duc de Bretagne. Si entrèrent les Anglois dedans la ville : si y atrairent leurs pourvéances là dedans et s’y rafraîchirent.

Or vinrent ces nouvelles au connétable, au seigneur de Cliçon et aux seigneurs et barons de France, de Normandie et de Bretagne qui devant Saint-Sauveur se tenoient, que le duc de Bretagne efforcément étoit arrivé à Saint-Mahieu, et avoit jà pris la ville et le châtel. Si eurent conseil entre eux comment il s’en pourroient chevir ; donc fut regardé, pour le meilleur et ségur état, que on envoieroit contre eux faire frontière trois cents ou quatre cents lances qui les ensonnieroient, et hériroient leurs coureurs, si ils s’abandonnoient de trop avant chevaucher au pays ; et toudis tiendroient-ils le siége devant Saint-Sauveur, et ne s’en partiroient, ainsi que en propos l’avoient, si l’auroient conquis. Adonc furent ordonnés principalement quatre barons de Bretagne, le sire de Cliçon, le vicomte de Rohan, le sire de Laval et le sire de Beaumanoir à faire frontière contre les Anglois. Si s’en vinrent à Lamballe, et là se tinrent.

Le duc de Bretagne, le comte de Cantebruge, le comte de la Marche, le sire Despensier et les barons et chevaliers d’Angleterre qui étoient arrivés à Saint-Mahieu de Fine Poterne, ne séjournèrent guère en la ville depuis qu’elle se fut rendue, mais s’en vinrent devant Saint-Pol de Léon et là s’arrêtèrent. Si l’assaillirent fortement et la prirent de force : si fut toute courue et exilée ; et de là ils s’en vinrent devant Saint-Brieu des Vaulx, une ville malement forte, et l’assiégèrent ; et avoient grand intention du prendre ; car ils mirent mineurs en œuvre qui se ahâtirent que, devant quinze jours, ils exploiteroient si bien que ils feroient renverser un tel pan de mur que sans danger ils entreroient bien en la ville.

Quand les Anglois qui dedans Saint-Sauveur étoient entendirent que le duc de Bretagne et le comte de Cantebruge, et grand’foison de seigneurs d’Angleterre, étoient efforcément arrivés en Bretagne, si en furent moult joyeux ; car ils en cuidèrent grandement mieux valoir et que par eux fut cil siége levé. Si s’avisèrent, car il leur besognoit, que ils traiteroient devers ces seigneurs de France afin que ils eussent un répit, un mois ou cinq semaines ; et si là en dedans ils n’étoient confortés ils rendroient la ville et le châtel de Saint-Sauveur. Au voir dire, ils ne pouvoient tenir en avant, car ils étoient si travaillés des engins qui nuit et jour jetoient, qu’ils n’osoient aller aval la ville, mais se tenoient ès tours. Et avint, une fois que Quatreton, le capitaine, gissoit en une tour, sur un lit, car il étoit moult deshaitié ; si entra une pierre d’engin en celle tour par un treillis de fer qu’elle rompit ; et fut adonc proprement avis à Quatreton que le tonnerre fût descendu laiens ; et ne fut mie asseguré de sa vie ; car celle pierre d’engin, qui étoit ronde, pour le fort trait que on lui donna, carola tout autour de la tour par dedans, enfondra le plancher et entra en un autre étage, ainsi que Quatreton recorda depuis à ses compagnons ; si que, pour eux ôter de ce danger, fût par paix ou par bataille, entre eux se conseillèrent pour le meilleur que ils traiteroient unes trêves. Si le firent, et envoyèrent par un héraut querre un sauf-conduit au connétable, que ils pussent ségurement venir parlementer en l’ost. On leur accorda ; et le reporta le héraut tout scellé. Donc vinrent en l’ost traiter messire Thomas Trivet et messire Jean de Bourcq au connétable et au duc de Bourbon qui là étoient. Si exploitèrent si bien que : si dedans la close Pâque, ils n’étoient confortés du duc de Bretagne personnellement ils rendroient la forteresse ; et c’étoit environ la mi-quarème ; et ce terme pendant on ne leur devoit faire point de guerre, et aussi ils n’en feroient point ; et si deffaute étoit que du duc de Bretagne ils ne fussent secourus dedans le jour qui expressément y étoit mis, ils livreroient promptement bons ôtages pour rendre la forteresse. Ainsi demeura Saint-Sauveur en composition.

Les deux ducs d’Anjou et de Lancastre et leurs consaulx étoient à Bruges, qui savoient et oyoient tous les jours nouvelles de Bretagne et de Normandie ; et par espécial le duc d’Anjou les avoit plus fraîches que n’eût son cousin le duc de Lancastre ; si s’avisoit selon ce. Là étoient les deux légats moyens pour toutes parties, qui portoient tous les jours de l’un à l’autre ces traités ; et quand on étoit sur voie d’accord, Bretagne et Espaigne dérompoient tout. Je vous dirai pourquoi et comment. Le duc de Lancastre ne se vouloit nullement assentir à traiter de paix ni à composition nulle, si le duc de Bretagne ne r’avoit tout entièrement ce que le roi de France avoit appliqué à l’héritage de France et au domaine, par l’accord de tous les barons, les prélats, les cités et les bonnes villes de Bretagne. Or regardez si ce n’étoit point fort à ôter. Castille, que on entend Espaigne, le roi de France vouloit que tout entièrement elle demeurât au roi Henry, dont le duc de Lancastre, se tenoit hoir de par madame sa femme qui avoit été fille au roi Dam Piètre, et dont le dessus dit duc se escripsoit sire et roi, et des armes il se équarteloit. Or avoit le roi de France juré solemnellement que jamais paix ne feroit au roi d’Angleterre, que le roi de Castille n’y fût aussi avant en la paix comme il seroit. D’autre part le roi d’Angleterre avoit aussi juré au duc de Bretagne que, traité ni accord qu’il fît au roi de France, il resteroit en son héritage de Bretagne ; si que ces choses étoient fortes à dérompre ni à briser. Mais, les deux légats, qui sages et avisés étoient, et bien enlangagés, et volontiers ouys de toutes les parties par leur attemprée promotion, et qui considéroient bien toutes ces choses, disoient que, s’il plaisoit Notre Seigneur, ils trouveroient bien ententes, ordonnances et aucun moyen parquoi ils se départiroient par accord. Or revenrons-nous au fait de Bretagne et aux guerres qui y étoient fortes et dures.

Vous devez savoir, comment que Saint-Sauveur-le-Vicomte, et les Anglois qui dedans étoient, se fussent mis sus certains articles de composition, le connétable de France et les barons de Bretagne et de Normandie, qui à siége avoient été là tout l’hiver, ne se délogèrent mie pour ce ; mais se ordonnèrent et établirent assez plus forts que devant ; et signifièrent tout leur état au roi de France, en remontrant sus quel parti ils gissoient, et comment le duc de Bretagne, qu’ils appeloient Jean de Montfort, étoit arrivé efforcément au pays. Et pouvoient être les Anglois dix mille combattans, et espéroient que ils les viendroient combattre, et rescourre la ville et le châtel de Saint-Sauveur-le-Vicomte. Le roi de France, qui ne vouloit mie que ses gens fussent entrepris, ni que ils reçussent par faute de puissance blâme ni villenie avec blâme et dommage, manda et escripsit partout là où il pensoit à recouvrer de droites fleurs de gens d’armes, en Flandre, en Brabant, en Haynaut, en Hasbain, en la duché de Guerles, en Bar, en Lorraine, en Bourgogne, en Champagne, que tous fussent, au plus étoffêment qu’il pourroient, à celle journée devant Saint-Sauveur-le-Vicomte en Cotentin. Tous bons chevaliers et écuyers, et gens d’armes, qui mandés ou priés en étoient, obéirent et s’appareillèrent du plus tôt qu’ils purent, et se mirent à voie et à chemin par devers Normandie pour être à celle journée.

Ce terme pendant et ces choses faisant, toudis parlementoient les deux ducs d’Anjou et de Lancastre à Bruges, et aussi leurs consaulx ; et aussi d’autre part le siége se tenoit grand et fort du duc de Bretagne et du comte de Cantebruges, et des barons et des chevaliers d’Angleterre, devant Saint-Brieuc des Vaulx. Entrues que ils étoient là assiégés, et que ils espéroient fort à conquerre la ville, par le fait de leurs mineurs qui ouvroient en leur mine, lesquels s’étoient ahâtis, qu’ils leur rendroient la ville dedans quinze jours, nouvelles leur vinrent de ceux de Saint-Sauveur, en remontrant comment de long temps ils avoient été assiégés, et le danger que ils avoient souffert ; de quoi, sur la fiance de leur confort, ils s’étoient mis en composition ; et convenoit la ville et le châtel rendre aux François, si, dedans la close Pâques qu’ils attendoient, le siége n’étoit levé ; et pour ce tenir et accomplir ils avoient livré bons ôtages. Le duc de Bretagne, le comte de Cantebruge, le comte de la Marche, le sire Despensier et les barons qui là étoient, eurent bon mestier d’avoir avis et conseil de cette chose, et comment à leur honneur ils en useroient ; si eurent sur ce plusieurs imaginations. Les aucuns disoient que ce seroit bon que on allât les François combattre ; et les autres disoient le contraire ; car plus honorable et profitable leur étoit de tenir le siége devant Saint-Brieuc des Vaulx, puisque si avant l’avoient mené qu’ils le devoient dedans six jours avoir, que soudainement eux partir de là et faire nouvelle emprise ; et que encore, après le conquêt de Saint-Brieuc des Vaulx, tout à temps pouvoient-ils retourner à Saint-Sauveur. Tant fut cil propos démené et débatu que finablement, tout considéré et d’une science, ils s’accordèrent à tenir le siége devant Saint-Brieuc des Vaulx, et leur sembla le plus profitable.

  1. Il débarqua à Saint-Mahé vers le commencement du carême suivant l’Histoire de Bretagne.