Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCLXXXI

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 691-694).

CHAPITRE CCCLXXXI.


Comment le comte de Saint-Pol fut pris par le seigneur de Gommignies.


En ce temps étoient les marches de Picardie trop bien garnies de bonnes gens d’armes, car messire Hue de Châtillon, maître des arbalétriers, qui nouvellement étoit retourné d’Angleterre, se tenoit en garnison à Abbeville atout grand’foison de gens d’armes et tous bons compagnons, et désiroit grandement à soi contrevenger pour les contraires et déplais que on lui avoit fait en Angleterre nouvellement ; car, ainsi que dit est en cette histoire, il fut pris au dehors d’Abbeville par l’embuche monseigneur Nicole de Louvaing qui ne le voult mettre à finance, mais il trouva voye et pourchas fait par madame sa femme, comment il fut délivré par un maronnier de l’Écluse en Flandres qui se mit en l’aventure de lui aller querre en la marche de Northombrelant ; et fit tant toutes fois qu’il le ramena en Flandres. Je m’en passerai assez brièvement, car la matière en seroit trop longue à demener. Quand il fut revenu on lui rendit son office, ainsi que devant, d’être nommé monseigneur le maître. Si se tenoit en la ville d’Abbeville et chevauchoit à la fois ens et hors, ainsi que mieux lui plaisoit.

De Dieppe sur mer étoit capitaine messire Henri des Isles, un moult appert chevalier ; de Boulogne, messire Jean de Longvillers ; de Montereul, monseigneur Guillaume de Nielle ; de Rue, le châtelain de Beauvais ; et toutes ces garnisons françoises de là environ étoient trop bien pourvues de bonnes gens d’armes ; et bien besognoit, car les Anglois étoient aussi moult forts sur leur marche. Pour ce temps étoit capitaine de Calais messire Jean de Burlé, et son lieutenant messire Gautier d’Everues ; de Guines, messire Jehan de Harleston ; et d’Ardre, le sire de Gommignies. Or avint que messire Gautier d’Éverues, messire Jean de Harleston et le sire de Gommignies furent en parlement et en conseil ensemble de chevaucher ; et s’accordèrent l’un à l’autre, et firent leur assemblée et leur amas dedans la bastide d’Ardre, et s’en partirent au point du jour bien largement huit vingt lances, et chevauchèrent devers Boulogne. Ce propre jour au matin étoit parti de Boulogne messire Jean de Longvillers à soixante lances, et avoit chevauché vers Calais pour trouver aucune aventure. Ainsi que tout le pas il s’en retournoit, et pouvoit être environ deux lieues près de Boulogne, il encontra sur son chemin le seigneur de Gommignies et sa route. Sitôt que les Anglois les perçurent ils furent moult réjouis, et écrièrent leur cri, et férirent chevaux des éperons, et se boutèrent entr’eux et les espardirent, et en ruèrent jus jusques à quatorze qu’ils tinrent pour prisonniers. Les autres se sauvèrent par leurs bons coursiers et par l’avantage qu’ils prirent, et rentrèrent tout à point en la ville de Boulogne : si furent ils chassés jusques aux barrières. Après celle chasse les Anglois se recueillirent et se mirent au chemin pour revenir vers Ardre par une adresse que on dit au pays l’Iveline, et tout droit devers Alequine, un beau verd chemin.

Ce propre jour avoit fait sa montre messire Hue de Châtillon, qu’on dit monseigneur le maître, et avoit avec lui tous ces capitaines de là environ ; et étoient bien quatre cents lances. Le jeune comte de Saint-Pol, messire Walleran, étoit tout nouvellement revenu de sa terre de Lorraine, et n’avoit mie séjourné à Saint-Pol trois jours, quand, par dévotion, il s’étoit parti pour aller en pèlerinage à Notre-Dame de Boulogne : si ouït dire sur son chemin que monseigneur le maître et cils François chevauchoient : si lui vint en avis que ce lui seroit blâme et vergogne, puisque il savoit leurs gens sur le pays qui chevauchoient, s’il ne se mettoit en leur compagnie ; et n’y voult trouver nulle excusance, ainsi que un jeune chevalier qui se désire à avancer et qui quert les armes ; et s’en vint ce propre jour au matin, avec monseigneur Hue de Châtillon et les autres compagnons, qui furent tout réjouis de sa venue. Si chevauchèrent liement ensemble celle matinée vers Ardre ; et rien ne savoient des Anglois, ni les Anglois d’eux ; et cuidoient les François que les Anglois fussent en Ardre ; et vinrent jusques à là et firent leur montre et leur course devant les barrières ; et quand ils eurent là été une espace ils s’en retournèrent et prirent leur chemin devers Liques et devers Tournehen.

Si très tôt que les François se furent partis de devant Ardre et mis au retour, en chevauchant moult bellement, un Anglois issit de la ville d’Ardre et se mit à voie couvertement à l’aventure, pour savoir si jamais il trouveroit leurs gens pour recorder ces riches nouvelles. Et tant alla et tant vint de long et de travers que sur son chemin d’aventure il trouva le seigneur de Gommignies, monseigneur Gaultier d’Éverues et monseigneur Jean de Harleston. Si s’arrêta à eux et eux à lui ; et leur conta comment les François chevauchoient et avoient fait leur montre devant Ardre. « Et quel chemin tiennent-ils ? » dirent les chevaliers. « Par ma foi, mes seigneurs, ils prirent le chemin pour aller vers Liques ; car, encore, depuis que je me suis parti, je les ai vus sur le mont de Tournehen ; et crois qu’ils ne soient pas loin de ci. Tirez sur dextre en côtoyant Liques et Tournehen, j’ai espoir que vous les trouverez, car ils chevauchent tout le pas. » Adonc recueillirent cils trois chevaliers tous leurs compagnons et remirent ensemble, et chevauchèrent tout le pas, la bannière du seigneur de Gommignies tout devant, et les deux pennons des deux autres chevaliers de lez.

Ainsi que les François eurent passé Tournehen et qu’ils tiroient à aller vers Liques, ils ouïrent nouvelles de ceux du pays, et furent signifiés que les Anglois chevauchoient et étoient hors d’Ardre : si en furent trop malement joyeux, et dirent qu’ils ne demandoient ni quéroient autre chose ; et faisoient trop grand’enquête où ils en pourroient ouïr nouvelles, car ils faisoient doute qu’ils ne les perdissent. Et furent sus un état une espace qu’ils se départiroient en deux chevauchées pour eux trouver plus prestement ; et puis brisèrent ces propos, et dirent, tout considéré, qu’il valoit mieux qu’ils chevauchassent tout ensemble. Si chevauchèrent baudement, bannières et pennons ventilans, car il faisoit bel et joli. Et trop étoit courroucé le comte de Saint-Pol qu’il n’avoit tout son arroy, et espéciaument sa bannière ; car il l’eût boutée hors ; et frétilloit tellement de joie qu’il sembloit qu’il n’y dût jamais venir à temps. Et passèrent outre l’abbaye de Liques, et prirent droitement le chemin que les Anglois tenoient. Si vinrent à un bosquet dessus Liques, et là s’arrêtèrent et ressanglèrent leurs chevaux, et firent en ce dit bosquet une embûche de trois cents lances, desquelles messire Hue de Châtillon étoit chef ; et fut ordonné le comte de Saint-Pol à courir à cent lances, chevaliers et écuyers avec lui. Assez près de là, au long d’une haie, étoient descendus les Anglois, et avoient ressanglé leurs chevaux ; et fut ordonné messire Jean de Harleston à courir atout vingt-cinq lances pour ouvrir l’embuche des François, et se partit, et sa route avec lui. Et l’avoient bien le sire de Gommignies et messire Gaultier d’Éverues, au département, avisé que, si il venoit sur les coureurs des François que il se fit chasser ; et de ce se tenoit_il pour tout informé. Ainsi chevaucha messire Jean de Harleston, et vint sur le comte de Saint-Pol et sa route qui étoient tous bien montés. Sitôt que les Anglois furent venus jusques à eux, ils firent leur montre ; et tantôt se mirent au retour pour venir revenir à leurs compagnons qui les attendoient au long de là haie en très bonne ordonnance et tout à pied, leurs archers devant eux. Quand le comte de Saint-Pol les vit fuir, il fut un petit trop aigre d’eux poursuivir, et férit cheval des éperons, la lance au poing, et dit : « Avant ! avant ! ils ne nous peuvent échapper. » Lors vissiez dérouter ces François et mettre en chasse après ces Anglois, et les chassèrent jusques au pas de la haie. Quand les Anglois furent là venus ils s’arrêtèrent ; et aussi firent le comte de Saint-Pol et sa route ; car ils furent recueillis de ces gens et de ces archers qui commencèrent à traire à effort et à navrer chevaux et à abattre chevaliers et écuyers. Là eut un petit de bon estour ; mais tantôt il fut passé, car le comte de Saint-Pol et cils qui avec lui étoient n’eurent point de durée à ces Anglois. Si fut le dit comte pris d’un écuyer de la duché de Guerles ; et en celle route le sire de Poix, le sire de Clary, messire Guillaume de Nielle, messire Charles de Châtillon, messire Honneaux d’Avaines, le sire de Chepoy, le châtellain de Viannais, messire Henri des Isles et Jean son frère, messire Gauvain de Bailleul et plus de soixante bons prisonniers, chevaliers et écuyers.

Droitement sur le point de cette déconfiture evvous venu, en frappant des éperons monseigneur Hue de Chastillon et sa bannière ; et étoient bien trois cents lances ; et chevauchèrent jusques au pas de la haye où les autres avoient combattu ; et encore en y avoit qui se combattoient. Quand le sire de Chastillon vit la manière que le comte de Saint-Pol et sa route étoient rués jus, si n’eut mie désir ni volonté d’arrêter, mais férit cheval des éperons et se partit et sa bannière. Les autres par droit d’armes ne eurent point de blâme si ils le suivirent, quand c’étoit leur sire et leur capitaine. Ainsi se départirent de là trois cents hommes, tous bien montés et taillés de faire une bonne besogne et de rescouvre la journée et le jeune comte de Saint-Pol, auquel cette aventure fut moult dure, et à tous les bons chevaliers qui avec lui furent pris.

Sachez que au commencement, quand les Anglois virent venir sur eux celle grosse route, tous bien montés et appareillés de faire un grand fait, ils ne furent mie bien asségurés de leurs prisonniers ni d’eux-mêmes ; mais quand ils les virent partir et montrer leurs talons ils furent grandement reconfortés, et n’eurent nulle volonté adonc de chasser ceux qui fuyoient ; mais montèrent à cheval et firent monter leurs prisonniers, et tantôt fut nuit ; Si retournèrent ce soir en la garnison d’Ardre, et se tinrent tout aises et tout joyeux de ce qu’ils eurent. Ce propre soir, après souper, acheta le sire de Gommignies le comte de Saint-Pol à son maître qui pris l’avoit, et l’en fit fin de dix mille francs. Ainsi fut le comte de Saint-Pol prisonnier au seigneur de Gommignies. À lendemain chacun des capitaines retourna où il devoit aller, messire Jean de Harleston à Guines et messire Gautier d’Éverues à Calais, et leurs gens ; et emmenèrent leurs prisonniers et tout leur butin.

Ces nouvelles s’espardirent jusques en Angleterre et vinrent jusques au roi ; et lui fut dit que son chevalier, le sire de Gommignies, eu sur un jour rencontre et bataille aux François, et si bien s’y étoit porté que il et ses compagnons avoient déconfit les François, et tenoit le comte de Saint-Pol à prisonnier. De ces nouvelles fut grandement réjoui le roi d’Angleterre, et tint ce fait à grand’prouesse ; et manda par ses lettres et par un sien écuyer au seigneur de Gommignies que il le vînt voir en Angleterre et lui amenât son prisonnier. Le sire de Gommignies obéit, ce fut raison ; et rechargea Ardre à ses compagnons, et puis s’en partit, le comte de Saint-Pol en sa compagnie. Si vinrent à Calais, et là se tinrent tant que ils eurent vent pour passer outre ; et quand ils eurent ils entrèrent en un passager. Si arrivèrent, ce propre jour qu’ils montèrent, à Douvres. Depuis exploitèrent ils tant que ils vinrent à Windesore où le roi se tenoit, qui reçut le seigneur de Gommignies en grand’cherté. Tantôt le sire de Gommignies, quand il eut fait la révérence, ainsi que on doit faire à un roi, lui présenta et donna le comte de Saint-Pol, pourtant que il sentoit bien que le roi le désiroit à avoir pour deux raisons ; l’une étoit que le roi n’avoit point aimé son seigneur de père, le comte Guy, pourtant que sans congé il s’étoit parti d’Angleterre et que très grand’peine avoit mis à la guerre renouveller ; l’autre que il en pensoit bien à ravoir ce grand capitaine et bon chevalier monseigneur le captal de Buch qui gissoit en prison en la tour du temple à Paris ens ès dangers du roi de France. Si remercia liement le roi le seigneur de Gommignies de ce don et de ce présent, et lui fit tantôt délivrer vingt mille francs. Ainsi demeura le jeune comte de Saint-Pol en prison courtoise devers le roi d’Angleterre, reçu sur sa foi de aller et de venir parmi le châtel de Windesore et non issir de la porte sans le congé de ses gardes ; et le sire de Gommignies retourna à Arde entre ses compagnons. Si paya bien aise, de l’argent le roi d’Angleterre l’écuyer de Guerles qui pris avoit le seigneur de Ligny comte de Saint-Pol.