Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCLXXVI

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 685-686).

CHAPITRE CCCLXXVI.


Des négociations entre les deux princes françois et anglois, par les légats du pape Grégoire.


En ce temps s’avisa le pape Grégoire onzième qui se tenoit en Avignon, par la promotion d’aucuns cardinaux, que il envoieroit deux cardinaux, suffisans hommes et bons clercs, en légation en France pour traiter paix, accord ou respit entre les parties de France et d’Angleterre. Si y furent élus et ordonnés l’archevêque de Ravenne et l’évêque de Carpentras, qui tantôt se départirent d’Avignon en grand arroy et chevauchèrent parmi France ; et exploitèrent tant que ils vinrent à Paris où bénignement ils furent reçus du roi de France et du duc d’Anjou. Si leur remontrèrent sur quel état ils étoient partis d’Avignon et là envoyés du pape et du saint collége. Le roi et le duc d’Anjou entendirent volontiers à leurs paroles, et consentirent assez que ils chevauchassent vers les Anglois, le duc de Lancastre et le duc de Bretagne, par quoi ils sçussent de leur entente aucune chose ; et leur fut dit que encore ils trouveroient le connétable et le seigneur de Cliçon qui étoient rechargés du fait des guerres et auxquels il en appartenoit à parler.

Adonc ces deux légats de rechef montèrent à cheval, et toutes leurs routes, et chevauchèrent devers Troyes.

Si exploitèrent tant que ils y parvinrent ; et là trouvèrent le duc de Bourgogne, le duc de Bourbon, le connétable et foison de grands seigneurs desquels ils furent les bien venus ; et remontrèrent aux deux ducs, au connétable et au seigneur de Cliçon pour quoi ils étoient là venus et qui les y avoit envoyés. Cils deux seigneurs répondirent que du tout à eux n’en appartenoit mie, et que autant en touchoit il aux Anglois de leur partie comme il faisoit à eux ; mais volontiers, puisque il plaisoit au roi de France, et que notre saint père le mandoit, ils y entendroient. Ainsi se tinrent les deux légats en la cité de Troyes trois jours, tant que le duc de Lancastre et le duc de Bretagne et les Anglois furent venus devant Troyes. Et là se logèrent sur celle rivière de Saine bien et faiticement ; et vinrent les deux maréchaux escarmoucher aux barrières aux gens d’armes qui là étoient, et courir devant les portes. Et à la porte de Bourgogne revint le connétable, le sire Despensier, faire aussi son envaye ; et descendit à pied devant les barrières, et vint main à main combattre aux chevaliers qui là étoient ; et y fut le sire Despensier très bon chevalier, et y fit plusieurs apertises d’armes. Entrues que les deux ducs étoient là arrêtés et que ils laissoient leurs gens convenir d’escarmoucher et de courir le pays d’environ Troyes, issirent les deux légats ; et vinrent en leurs tentes remontrer aux ducs, le duc de Lancastre et le duc de Bretagne, ce pourquoi ils étoient là venus et qui les y avoit envoyés ; et commencèrent si doucement et si courtoisement à entamer leurs traités que le langage en fut grandement agréable aux dessus dits, comment qu’ils n’en pussent rien faire, et que à eux rien n’en appartenoit ; et je vous dirai pourquoi.

Le roi d’Angleterre et ses consaux ont toudis eu un tel usage, et encore le tiennent, que quand ils ont envoyé et mis hors gens d’armes de leur pays, pour entrer en France principaument, on les rechargeoit aux capitaines, fussent enfant de roi, cousins, ou barons d’Angleterre ou d’autres pays, puisque essoigner les vouloient d’un si grand fait que livrer gens d’armes et archers pour faire leur voyage ; et ces capitaines, quels que ils fussent, ils traioient à conseil à part, et leur faisoient solemnellement jurer trois choses, et font encore ; lesquels sermens, sur n’être déshonorés, ils n’oseroient enfreindre ; c’est, premièrement, que le voyage qui leur est chargé ils le trairont à chef à leur loyal pouvoir ; secondement, que chose qu’ils aient à faire ni secret que on leur ait dit ils ne révèleront à homme du monde fors à eux-mêmes ; tiercement, que ils se maintiendront si bellement et si coyement que ils ne feront rumeurs nulles entr’eux quelconques. Si que, à ce propos, les deux ducs dessus nommés qui capitaines et gouverneurs étoient de toutes ces gens d’armes, qui au partir d’Angleterre avoient juré, ainsi que les autres ont fait et font du temps passé, et qui savoient bien où ils étoient chargés d’aller, ne pouvoient répondre à ces traités que cils deux légats proposoient, l’archevêque de Ravenne et l’évêque de Carpentras, fors couvertement ; ni point en leur puissance n’étoit, tant qu’ils eussent trait à chef leur emprise, de donner ni accepter trêves ni respit, ni d’entendre à nulle paix quelconque. Aussi ils n’en étoient mie en volonté, mais se dissimuloient envers les légats moult sagement ; et toudis alloient avant sur le royaume, et ardoient villes, maisons et petits forts, et pilloient et rançonnoient gens, abbayes et pays ; ni oncques, pour traités qui proposés y fussent, leur voyage faisant, ils ne s’en dérieulèrent de rien ; mais chevauchèrent toudis en bonne ordonnance et en bon arroy parmi le royaume de France. Aussi ils étoient sagement poursuivis du connétable de France, du seigneur de Cliçon, du vicomte de Rohan, du vicomte de Meaux, et plus de mille lances, chevaliers et écuyers, tous à élection des meilleurs du royaume de France et les plus soucieux de guerre, qui les tenoient si courts que ils ne s’osoient defoucquer ; car si les barons de Bretagne et de France y eussent vu de leur avantage au combattre, ou par trop esparsement loger ou par chevaucher, ils ne les eussent en rien épargnés, pour chose que les légats fussent là, qui toudis alloient de l’un à l’autre pour voir si ils y trouveroient nul moyen, mais nennil ; car oncques gens n’allèrent mieux ensemble qu’ils firent ni par plus sage ordonnance.