Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCLXXVII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 686-687).

CHAPITRE CCCLXXVII.


Comment finit la grande chevauchée du duc de Lancastre sans profit.


Ainsi chevauchèrent le duc de Lancastre et le duc de Bretagne parmi le royaume de France, et menèrent leurs gens ; ni oncques ne trouvèrent à qui parler par manière de bataille : si ne demandoient ils autre chose ; et envoyoient souvent leurs hérauts devers les seigneurs qui les poursuivoient, en requérant bataille, en donnant et faisant plusieurs parçons ; mais oncques les François ne voulurent rien accepter. Ni élection ni parçon que les Anglois leur fissent ne put venir à effet ; mais ils les côtioient une heure à dextre et une heure à senestre, ainsi que les rivières se adonnoient, et se logeoient presque tous les soirs ès forts et ès bonnes villes où ils se tenoient tout aises ; et les Anglois aux champs, qui eurent plusieurs disettes de vivres et en l’hiver de grands froidures ; car en Limosin, en Rouergue et en Agénois ils trouvèrent moult povre pays ; et n’y avoit si grand ni si joli de leur route qui dedans cinq jours ou six mangeassent point de pain. Bien souvent ce leur advint, depuis qu’ils furent entrés en Auvergne ; car ils étoient poursuivis sur la fin de leur chevauchée de plus de trois mille lances ; si n’osoient aller fourrer, fors tous ensemble. Toutefois en ce mes-chef ils passèrent toutes les rivières qui sont courantes outre la Saine jusques à Bordeaux, la Loire, l’Allier, la Dourdogne et Garonne et plusieurs autres grosses rivières qui descendent des montagnes en Auvergne ; mais de leur charroi, qui en voult ouïr nouvelles je le vous dirai. Ils n’en purent pas la tierce partie remettre en la cité de Bordeaux, tant par les chevaux qui leur faillirent que pour les détroits des montagnes où ils ne pouvoient passer ; et si leur moururent plusieurs chevaliers et écuyers de froidure et de povreté qu’ils prinrent en l’hiver sur le chemin ; car il fut le Noël passé ainçois que ils rentrassent en la cité de Bordeaux ; et en y eut encore des bons chevaliers qui y conçurent des maladies de quoi ils moururent depuis, et par espécial le connétable de leur ost, le sire Despensier, qui fut moult plaint et moult regretté de tous ses amis, car ce fut un gentil cœur et vaillant chevalier, large, courtois. Dieu lui fasse bonne mercy !

Ainsi fut traite cette grande chevauchée à fin. Et rentra aussi en la cité de Toulouse, auques en ce temps, le duc d’Anjou, et le connétable de France avec lui ; dont se départirent toutes gens d’armes ; mais le duc d’Anjou disoit à leur département aux chefs des seigneurs, que tantôt à la Pâque ils retournassent devers lui, car il voudroit faire sa chevauchée moult grande et moult étoffée, aussi bien que le duc de Lancastre avoit fait la sienne, en la haute Gascogne ; et tous lui avoient en convent que ils feroient ce qu’il lui plairoit. Si se tinrent les deux légats de-lez lui et de-lez le connétable, qui souvent alloient de l’un à l’autre, en instance de ce que volontiers ils eussent amené ces parties à ce que accord ou répit se fût pris entre les François et les Anglois ; et n’avoient point trouvé, en devant ce que ils fussent venus à Bordeaux, le duc de Lancastre en si bon parti pour y entendre que ils le trouvèrent. Mais de premier, quand les légats vinrent devers lui à Bordeaux, il se excusa moult bellement, que bonnement il n’y pouvoit encore entendre ni donner réponse où on se pût en rien confier, jusques à tant que il auroit tout l’état signifié à son seigneur de père. Si ne furent mie ces choses sitôt faites ; mais tout l’hiver et le carême jusques au mai, le duc d’Anjou fit faire ses pourvéances grandes et grosses, et dit que il vouloit aller en la haute Gascogne voir aucuns rebelles à lui qui étoient des arrières fiefs de Gascogne et qui ne vouloient obéir au roi de France. Aussi n’avoient-ils fait au prince ; et fut le prince, du temps qu’il se tenoit en Aquitaine, trop de fois tenté pour faire à ces seigneurs de la haute Gascogne guerre ; et l’eût fait, la saison que il en alla en Espaigne, si le voyage ne lui eut brisé ; et depuis de plus en plus il eut tant à faire que il n’y put entendre. Et vouloit le comte de Foix ses gens porter et tenir francs ; et disoit que le droit en appartenoit à lui, non au roi de France ni au roi d’Angleterre.