Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Avertissement

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 282-283).

AVERTISSEMENT.


Des renseignemens fournis par Froissart lui-même, dans divers passages de ses Chroniques, il résulte :

Que les matériaux historiques des trente années écoulées entre 1328, où commence sa relation, et 1356, où se donna la bataille de Poitiers, ou plutôt jusqu’à l’année 1348 qui suivit la prise de Calais, lui avaient été fournis par des Mémoires de Jean-le-Bel, chanoine de Saint-Lambert de Liége qui avait accompagné Jean de Hainaut en Angleterre et n’avait rien négligé pour se tenir au courant de ce qui se passait ;

Que Froissart compléta ces matériaux par ses propres recherches faites sur les lieux, pour les points les plus importans, tels que, par exemple, la bataille de Crécy en 1346, et la prise de Calais en 1347. « Donc, dit-il, en parlant de la bataille de Crécy, ce que j’en sais, je l’ai sçu le plus par les Anglois qui imaginèrent bien leur convenant, et aussi par les gens messire Jean de Hainaut, qui fut toujours de-lez le roi de France. »

Qu’il ne commença à écrire, d’après des renseignemens qui lui fussent tout-à-fait personnels, qu’après l’année où se livra cette bataille. « Car devant ce, dit-il, j’étois moult jeune de sens et d’âge. » Il n’avait en effet que dix-neuf ans, en 1356. « Et ce nonobstant, ajoute-t-il, empris-je assez hardiment, moi issu de l’école, à dicter cette histoire, en me fondant et ordonnant sur les vraies chroniques, jadis faites et rassemblées par vénérable homme et discret seigneur monseigneur Jean-le-Bel, sans omettre ni ôter, oublier ni corrompre, ni abréger histoire en rien, mais le multipliant et accroissant ce que possible. »

Qu’enfin, dès l’année 1361, époque de son premier voyage en Angleterre, à l’âge de vingt-quatre ans, il avait déjà compilé une première partie et l’avait présentée à la reine Philippe de Hainaut.

Il est fort probable que la partie de ses Chroniques qu’il présenta à la reine Philippe de Hainaut ne contenait qu’une partie du travail fait à l’aide des Mémoires de Jean-le-Bel ; c’est-à-dire jusqu’à l’année 1341, où commence la narration des affaires de Bretagne : car il n’est pas probable qu’il eût présenté à la reine, épouse d’Édouard III, le récit de la passion malheureuse de son mari pour une autre qu’elle, détails qui annoncent d’ailleurs dans l’écrivain une plume déjà exercée. Quelques manuscrits, ainsi qu’il a été dit dans une note de la page 127, en terminant avec le chapitre 146 une première partie du premier livre de Froissart qu’ils divisent en quatre parties, donnent quelque poids à cette assertion. Plus tard Froissart aura repris la continuation de son travail sur Jean-le-Bel, qu’il aura complété par des renseignemens dus à ses propres investigations sur les événemens les plus intéressans ; tels que la délivrance du château de Salisbury par Édouard devenu amoureux de la comtesse, les exploits de la comtesse de Montfort, les détails sur la prise de Calais, et en particulier sur la trahison d’Aimery de Pavie et ses suites, qui ne se trouvent que dans un petit nombre de manuscrits. Avant cette époque il était trop jeune pour avoir ramassé beaucoup de faits intéressans, et, d’ailleurs ces deux parties de son travail réunies forment une histoire toute complète qu’ouvre d’une manière fort dramatique le récit de l’expédition chevaleresque de Jean de Hainaut contre les Despenser, et que termine la relation si touchante de la prise de Calais.

Les nombreux encouragemens que reçut Froissart pour ce premier travail, les conseils de ses protecteurs et surtout ses propres goûts le décidèrent promptement à y donner suite. La grosse bataille de Poitiers, qui dut si puissamment agir sur sa jeune imagination, lui offrait un début trop dramatique pour un nouveau livre pour qu’il n’en profitât pas. Aussi fut-ce à partir de ce grand événement qu’il marcha pour la première fois avec l’assurance que devaient lui donner son âge un peu plus mûr, ses premiers succès et la confiance en des faits recueillis par lui-même, près des nobles et grands seigneurs français et étrangers que « sa plaisance l’inclina toudis à fréquenter. »

Entre la prise si dramatique de Calais, qui clôt son premier travail, et la funeste bataille de Poitiers qui ouvre le second, se trouvait une lacune de quelques années. Il ne songea sans doute à la remplir que bien plus tard, lorsque de ces diverses parties il voulut former un tout complet. En attendant, les manuscrits de ces parties détachées circulaient dans les hôtels des grands seigneurs et les palais des princes. Quelques copistes, employés par les gens riches à la transcription de ces diverses parties, sentirent le besoin le combler cette lacune historique, et insérèrent, entre les deux narrations si piquantes et si animées de Froissart, le Memorandum lourd et sans vie que fournissaient les grandes chroniques de France, dites Chroniques de Saint-Denis. Il n’y avait pas possibilité de se méprendre sur l’origine de l’emprunt ; mais alors les ouvrages non écrits en grec et en latin n’inspiraient pas assez de respect pour qu’on se fît le moindre scrupule de les abréger, allonger et dénaturer, à l’ordre de celui qui commandait la copie. Les premiers éditeurs des Froissart insérèrent à leur tour ce pastiche sans aucune remarque, et comme si tout cela eût été en effet d’une pièce et d’une main.

Un traducteur anglais de nos jours, M. Johnes, fut le premier qui donna sur Froissart un travail un peu consciencieux, et qui s’aperçut de cette bizarre intercalation. Deux manuscrits de Froissart, qu’il possédait dans sa belle bibliothèque de Hafod, le mirent sur la voie et lui fournirent une variante d’une tout autre plume, qu’on pouvait cette fois soupçonner être celle de Froissart.

Un manuscrit français qui avait appartenu au prince de Soubise, manuscrit aujourd’hui perdu et dont j’ai acheté une copie de M. Dacier, est venu confirmer ces conjectures. Il contient textuellement, non-seulement les quinze pages fournies par Johnes dans sa traduction, mais il les complète par près de seize fois autant d’autres, évidemment écrites de la même plume que le fragment de Johnes et le reste des Chroniques, car Froissart n’est pas un écrivain dont ses confrères du xive et du xve siècle pussent aussi heureusement reproduire la naïveté, l’abondance et la gracieuse facilité de style. Après un mûr examen, j’ai adopté cette leçon, qui forme les vingt-deux premiers chapitres de ce livre, servant comme de transition entre les deux batailles de Crécy et de Poitiers, et je les ai substituées au sec et informe Memorandum qui formait douze chapitres fort courts et fort secs empruntés autrefois aux grandes chroniques. Ainsi se trouve rattachée la partie écrite par Froissart d’après ses renseignemens personnels et dans la maturité de son âge, à la partie qu’il avait écrite dans sa première jeunesse d’après les Mémoires de Jean-le-Bel. Ainsi se trouvent parfaitement liées, et sans lacune ni désaccord, les diverses parties de ce bel ensemble.

J. A. C. Buchon.