Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCCXXIX

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 280-281).
Livre I. — Partie I. [1350]

CHAPITRE CCCXXIX.


D’un chapelet de perles que le roi d’Angleterre donna à messire Eustache de Ribeumont.


Quand cette besogne fut toute passée, le roi d’Angleterre se retraist à Calais et droit au châtel, et là fit mener tous les chevaliers prisonniers. Adonc sçurent bien les François que le roi d’Angleterre avoit là été en propre personne et dessous la bannière à monseigneur Gautier de Mauny : si en furent plus joyeux tous les prisonniers, car ils espéroient qu’ils en vaudroient mieux. Si leur fit dire le roi de par lui que, celle nuit de l’an, il leur vouloit à tous donner à souper en son châtel de Calais ; et leur vint à grand’plaisance. Or vint l’heure de souper que les tables furent mises et que le roi et les chevaliers furent tous appareillés, et friquement et richement vêtus de neuves robes, ainsi comme à eux appartenoit, et tous les François aussi qui faisoient grand’chère quoiqu’ils fussent prisonniers ; mais le roi le vouloit.

Quand le souper fut appareillé, le roi lava et fit laver tous ses chevaliers : si s’assit à table, et les fit seoir de-lez lui moult honorablement ; et les servirent du premier mets le gentil prince de Galles et les chevaliers d’Angleterre ; et au second mets ils allèrent seoir à une autre table ; si furent servis bien et à paix et à grand loisir.

Quand on eut soupé, on leva les tables ; si demeura le dit roi en la salle entre ces chevaliers françois et anglois, et étoit à nu chef ; et portoit un chapelet de fines perles sur son chef. Si commença le roi à aller de l’un à l’autre et à entrer en parole. Si s’en vint sa voie et s’adressa sur monseigneur Geffroy de Chargny ; et là, en parlant à lui, il changea un peu de contenance, car il le regarda sur côté en disant : « Messire Geffroy, je vous dois par raison petit aimer, quand vous vouliez par nuit embler ce que j’ai si comparé, et qui m’a coûté tant de deniers. Si suis moult lie, quand je vous ai pris à l’épreuve : vous en vouliez avoir meilleur marché que je n’en ai eu, qui le cuidiez avoir pour vingt mille écus : mais Dieu m’a aidé, que vous avez failli à votre entente ; encore m’aidera-t-il, si il lui plait, à ma plus grand’entente. »

À ces mots passa outre le roi et laissa ester monseigneur Geffroy, qui nul mot n’avoit répondu ; et s’en vint devers monseigneur Eustache de Ribeumont et lui dit tout joyeusement : « Messire Eustache, vous êtes le chevalier du monde que je visse oncques mieux ni plus vassamment assaillir ses ennemis ni son corps défendre ; ni ne trouvai oncques, en bataille là où je fusse, qui tant me donnât à faire corps à corps que vous avez huy fait ; si vous en donne le prix, et aussi font tous les chevaliers de ma cour par droite sieute. »

Adonc prit le roi le chapelet qu’il portoit sur son chef, qui étoit bon et riche, et le mit ainsi et assit sur le chef à monseigneur Eustache, et lui dit ainsi : « Messire Eustache, je vous donne ce chapelet pour le mieux combattant de toute la journée de ceux de dedans et de dehors, et vous prie que vous le portez cette année pour l’amour de moi. Je sais bien que vous êtes gai et amoureux, et que volontiers vous vous trouvez entre dames et damoiselles : si dites partout là où vous irez que je le vous ai donné. Et parmi tant, vous êtes mon prisonnier ; je vous quitte votre prison, et vous pouvez partir demain si il vous plaît. »

Quand messire Eustache de Ribeumont ouït le roi d’Angleterre ainsi parler, vous pouvez bien croire qu’il fut moult réjoui ; une raison fut, pourtant que le roi lui faisoit grand honneur, quand il lui donnoit le prix de la journée et lui avoit assis et mis sur son chef son propre chapelet d’argent et de perles moult bon et moult riche, voyans tant de bons chevaliers qui là étoient : l’autre raison fut, pourtant que le gentil roi lui quittoit sa prison. Si répondit le dit messire Eustache ainsi, en inclinant le roi moult bas : « Gentil sire, vous me faites plus d’honneur que je ne vaille, et Dieu vous puisse remerir les courtoisies que vous me faites. Je suis un povre homme qui désire mon avancement, et vous me donnez bien matière et exemple que je travaille volontiers. Je ferai, cher sire, liement et appareillement tout ce dont vous me chargez, et, après le service de mon très cher et très redouté seigneur le roi, je ne sais nul roi que je servirois si volontiers ni si de cœur comme je ferois vous. » — « Grands mercis, Eustache, répondit le roi d’Angleterre, tout ce crois-je vraiment. »

Assez tôt après apporta-t-on vins et épices, et puis se retraist le roi en sa cambre. Si donna congé à toutes manières de gens.

À lendemain au matin le roi fit délivrer au dit messire Eustache de Ribeumont deux roncins et vingt écus pour retourner à son hôtel. Si prit congé aux chevaliers de France qui là étoient et qui prisonniers demeuroient, et qui en Angleterre s’en allèrent avoecques le roi, et il retourna en France. Si disoit partout où il venoit ce dont il étoit enjoint et cargé de faire ; et porta le chapelet toute l’année ainsi que le roi lui avoit donné.