Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre LXVI

Livre I. — Partie I. [1337]

CHAPITRE LXVI.


Comment les seigneurs d’Angleterre firent alliance avec les Flamands par donner et par promettre, et espécialement avec Jaquemart d’Artevelle.


Ces seigneurs d’Angleterre qui étoient encore pardeçà la mer et étoient si honorablement à Valenciennes comme vous avez ouï, se pensèrent entre eux que ce seroit grand confort pour leur seigneur le roi, selon ce qu’ils vouloient entreprendre, s’ils pouvoient avoir l’accord des Flamands, qui adonc étoient mal du roi de France et du comte leur seigneur. Si s’en conseillèrent au comte de Hainaut qui leur dit que voirement seroit-ce le plus grand confort qu’ils pussent avoir, mais il ne pouvoit voir qu’ils y pussent profiter si peu non, si ils n’avoient premièrement acquis la grâce et la faveur de ce Jaquemart d’Artevelle. Ils dirent que ils en feroient leur pouvoir temprement.

Assez tôt après ce ils partirent de Valenciennes, et s’en allèrent vers Flandre, et se partirent, ne sais en trois ou en quatre routes, et s’en allèrent partie à Bruges, partie à Ypre et la plus grande partie à Gand, et tous dépensant si largement qu’il sembloit que argent leur plût des nues. Et quéroient accord par tout, et promettoient aux uns et aux autres là où on les conseilloit, et où ils cuidoient mieux employer, pour parvenir à leur entente. Toute-voie l’évêque de Lincolle et sa compagnie qui allèrent à Gand, firent tant, par beau parler et autrement, qu’ils eurent l’accord et l’amitié de Jaquemart d’Artevelle, et grand’gràce en la ville, et mêmement d’un vaillant chevalier ancien qui demeuroit à Gand et y étoit durement amé, et l’appeloit-on monseigneur le Courtrisien[1] ; et étoit chevalier banneret, et le tenoit-on pour le plus preux chevalier de Flandre pour le temps et le plus vaillant homme, et qui le plus hardiment avoit desservi ses seigneurs. Ce sire Courtrisien compagnoit et honoroit durement ces seigneurs d’Angleterre, ainsi comme vaillants hommes doivent toujours honorer étranges chevaliers à leur pouvoir ; mais il en eut au dernier mauvais loyer ; car il fut accusé de cet honneur qu’il faisoit aux Anglois contre l’honneur du roi de France : si que le roi commanda très étroitement au comte de Flandre qu’il fît tant, comment qu’il fût, qu’il eût le dessus dit chevalier, et que, si cher qu’il l’aimoit, lui fît couper la tête. Le comte qui n’osoit trépasser le commandement du roi, fit tant, je ne sais comment ce fut, que le sire Courtrisien vint là où le comte le manda. Si fut tantôt pris et tantôt décolé[2] ; de quoi moult de gens furent grandement dolens de pitié, car il étoit moult bien aimé et honoré au pays ; et en surent au comte moult mal gré.

Tant exploitèrent ces seigneurs d’Angleterre en Flandre, que ce Jaquemart d’Artevelle mit plusieurs fois le conseil des bonnes villes ensemble, pour parler de la besogne que ces seigneurs d’Angleterre quéroient, et des franchises et amitiés qu’ils leur offroient de par le roi d’Angleterre leur seigneur, sans qui terre et accord ils ne se peuvent bonnement ni longuement chevir. Et tant parlementèrent ensemble qu’ils furent d’accord, en telle manière qu’il plaisoit bien à tout le conseil de Flandre que le roi anglois et toutes ses gens pouvoient bien venir et aller, à gens d’armes et autrement, par toute Flandre, ainsi qu’il lui plairoit : mais ils étoient si forment obligés envers le roi de France qu’ils ne le pourroient grever, ni entrer en son royaume, qu’ils ne fussent atteints d’une si grand’somme de florins que à grand’malaise en pourroient-ils finer ; et leur prièrent que ce leur voulût suffire jusques à une autre fois. Ces réponses et ces exploits suffirent adonc assez à ces seigneurs ; puis s’en revinrent arrière à Valenciennes à grand’joie, Souvent envoyoient leurs messages devers leur seigneur et lui signifioient ce qu’ils avoient besogné ; et le roi leur envoyoit grand or et grand argent pour payer leurs frais et départir à ces seigneurs d’Allemagne qui ne convoitoient autre chose.

En ce temps trépassa le gentil comte de Hainaut sept jours au mois de juin, l’an de grâce mil trois cent trente sept[3]. Si fut enseveli aux Cordeliers à Valenciennes ; et là fit-on son obsèque et chanta la messe l’évêque Guillaume de Cambray[4], et y eut grand’foison de ducs, de comtes, de barons, et de chevaliers : ce fut bien raison, car il étoit grandement aimé et renommé de tous. Après sa mort se trait à la comté de Hainaut, de Hollande et de Zélande, messire Guillaume son fils, qui eut à femme la fille au duc Jean de Brabant ; et fut cette dame, qui s’appeloit Jeanne, douée de la terre de Binch[5], qui est bien moult bel héritage et profitable ; et madame Jeanne de Valois sa mère s’en vint demeurer à Fontenelles[6] sur Escaut ; et elle usa le demeurant de sa vie, comme bonne dame et dévote, en la dite abbaye, et y fit moult de biens en l’honneur de Dieu.

  1. Il est nommé Zegher dans D’Oudegherst. Son surnom de Courtrésien ou Courtorisin (Curtrasensis) lui vient de ce qu’il éiait de Courtray. Il tenait aux meilleures familles du pays.
  2. Il fut exécuté à Bruges suivant Meyer, à Rupelmonde suivant quelques autres.
  3. Quelques manuscrits portent treize cent trente-huit. Cette leçon ne peut être admise : il est certain que Guillaume, comte de Hainaut, mourut le 7 juin 1337.
  4. Il s’appelait Guillaume d’Auxonne.
  5. Petite ville du Hainaut.
  6. Ancienne abbaye de filles de l’ordre de Citeaux située à peu près à une lieue de Valenciennes.