Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre LXV

Livre I. — Partie I. [1337]

CHAPITRE LXV.


Comment Jaquemart d’Artevelle échut si en la grâce des Flamands que tout quant que il faisoit, nul ne lui contredisoit.


En ce temps dont j’ai parlé avoit grand’dissention entre le comte Louis de Flandre et les Flamands[1] ; car ils ne vouloient point obéir à lui, ni à peine s’osoit-il tenir en Flandre, fors à grand péril. Et avoit adonc à Gand un homme qui avoit été brasseur de miel ; celui étoit entré en si grand’fortune et en si grand’grâce à tous les Flamands, que c’étoit tout fait et bien fait quant qu’il vouloit deviser et commander par tout Flandre, de l’un des côtés jusques à l’autre ; et n’y avoit aucun, comme grand qu’il fût, qui de rien osât trépasser son commandement, ni contredire. Il avoit toujours après lui, allant aval la ville de Gand, soixante ou quatre vingts varlets armés, entre lesquels il en y avoit deux ou trois qui savoient aucuns de ses secrets ; et quand il encontroit un homme qu’il héoit ou qu’il avoit en soupçon, il étoit tantôt tué ; car il avoit commandé à ses secrets varlets et dit : « Sitôt que j’encontrerai un homme, et je vous fais un tel signe, si le tuez sans déport, comme grand, ni comme haut qu’il soit, sans attendre autre parole. » Ainsi avenoit souvent ; et en fit en cette manière plusieurs grands maîtres tuer : par quoi il étoit si douté que nul n’osoit parler contre chose qu’il voulût faire, ni à peine penser de le contredire. Et tantôt que ces soixante varlets l’avoient reconduit en son hôtel, chacun alloit dîner en sa maison ; et sitôt après dîner ils revenoient devant son hôtel, et béoient en la rue, jusques adonc qu’il vouloit aller aval la rue, jouer et ébattre parmi la ville ; et ainsi le conduisoient jusques au souper. Et sachez que chacun de ces soudoyés avoit chacun jour quatre compagnons ou gros de Flandre pour ses frais et pour ses gages ; et les faisoit bien payer de semaine en semaine. Et aussi avoit-il, par toutes les villes de Flandre et les châtelleries, sergens et soudoyés à ses gages, pour faire tous ses commandemens, et épier s’il avoit nulle part personne qui fût rebelle à lui, ni qui dit ou informât aucun contre ses volontés. Et sitôt qu’il en savoit aucun en une ville, il ne cessoit jamais tant qu’il l’eût banni ou fait tuer sans déport ; jà cil ne s’en pût garder. Et mêmement tous les plus puissans de Flandre, chevaliers, écuyers et les bourgeois des bonnes villes, qu’il pensoit qui fussent favorables au comte de Flandre en aucune manière, il les bannissoit de Flandre, et levoit la moitié de leurs revenues, et laissoît l’autre moitié pour le douaire et le gouvernement de leurs femmes et de leurs enfans. Et ceux qui étoient ainsi bannis, desquels il étoit grand’foison, se tenoient à Saint-Omer le plus, et les appeloit-on les avolés et les outre-avolés. Brièvement à parler, il n’eut oncques en Flandre ni en autre pays, duc, comte, prince ni autre, qui pût avoir un pays si à sa volonté comme cil l’eut longuement ; et étoit appelé Jaquemart Artevelle[2]. Il faisoit lever les rentes, les tonnieux[3], les vinages, les droitures et toutes les revenues que le comte devoit avoir et qui à lui appartenoient, quelque part que ce fût parmi Flandre, et toutes les maletôtes : si les dépendoit à sa volonté et en donnoit sans rendre aucun compte ; et quand il vouloit dire que argent lui falloit, on l’en croyoit ; et croire l’en convenoit, car nul n’osoit dire encontre, pour doute de perdre la vie : et quand il en vouloit emprunter de aucuns bourgeois sur son payement, il n’étoit nul qui lui osât escondire à prêter.

Or veuillé-je raconter et retourner aux messages d’Angleterre.

  1. Louis de Cressy, comte de Flandre, fut en guerre continuelle avec ses sujets. À cette époque, il se tenait ordinairement en France et venait rarement en son pays de Flandre, à cause de ses querelles avec les Flamands et parce que les trois villes de Gand, Bruges et Ypre gouvernaient le pays à leur plaisir (D’Oudegherst, Annales de Flandre, t. 2, p. 429). Louis s’était brouillé avec ses sujets pour s’être dirigé uniquement par les conseils d’un abbé de Vezelai qui n’entendait rien à l’administration et ne cherchait qu’à s’enrichir.
  2. Il s’agit ici de Jacob von Artaveld : il est nommé Jacques de Hartevelde par l’auteur anonyme de la Chronique de Flandre, qui dit qu’il avait accompagné le comte de Valois, père de Philippe, à l’île de Rhodes, qu’il avait été ensuite valet de la fruiterie de messire Louis de France, depuis Louis-le-Hutin, et qu’enfin, de retour à Gand, où il était né, il avait épousé une brasseresse de miel.
  3. Tonnieu ou tonlieu, droit que quelques seigneurs levaient sur certaines marchandises, dans l’étendue de leur seigneurie.

    Le vinage était pareillement un droit ou un impôt qui se levait sur le vin.