Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre LVII

Livre I. — Partie I. [1333]

CHAPITRE LVII.


Comment le roi anglois entra en Escosse où il ardit et gâta grand’partie d’Escosse et prit plusieurs châteaux et villes qu’il retint pour lui.


Le jour qui dénommé étoit approcha, et vint le roi Édouard atout son ost au Neuf-Châtel[1]. Si attendit par trois jours ses gens qui venoient en suivant l’ost. Au quart jour il s’en partit et s’en alla atout son ost pardevers Escosse, et passa la terre du seigneur de Percy et de celui de Nuefville[2], qui sont deux grands barons en Northonbrelande, et marchissent aux Escots ; et aussi font le sire de Ros, le sire de Lucy et le sire de Moutbray. Si se traist le roi anglois, et tout son ost, pardevers la cité de Bervich ; car autrement n’avoit voulu le roi d’Escosse répondre aux seconds messages qu’il avoit fait aux premiers[3] : si étoit sommé et défié. Tant exploita le roi anglois atout son grand ost qu’il entra en Escosse, et passa la rivière qui départ Escosse et Angleterre[4] ; et n’eut mie conseil de s’arrêter adonc devant Bervich, mais de chevaucher avant et ardoir et exiller le pays, si comme son ayeul avoit fait jadis. Si exploita tant en cette chevauchée qu’il foula grandement toute la plaine d’Escosse, et ardit et exilla moult de villes fermées de fossés et de palis, et prit le fort châtel de Hedaimbourch, et y mit gens et gardiens de par lui, et passa la seconde rivière d’Escosse[5] dessous Eturmelin ; et coururent ses gens tout le pays de là environ, jusques à Saint-Jehanstone[6] et jusques en Abredane[7] ; et ardirent et exillèrent la bonne ville de Dunfremeline : mais ils ne firent nul mal à l’abbaye, car le roi le défendit ; et conquirent tout le pays jusques à Dondie et jusques à Donbreton, un très fort château sur la marche de la sauvage Escosse[8] où le roi étoit retrait et la roine sa femme[9]. Ni nul n’alloit audevant des Anglois ; mais s’étoient mis et retraits tous dedans les forêts de Gedours[10], qui sont inhabitables pour ceux qui ne connoissent le pays ; et avoient là retrait tout le leur et mis à sauveté, et ne faisoient compte du demeurant.

Ce n’étoit mie merveille s’ils étoient ébahis et fuyoient devant les Anglois ; car ils n’avoient nul bon capitaine ni sage gouverneur, si comme ils avoient eu au temps passé. Premièrement le roi David étoit jeune en l’âge de quinze ou seize ans ; le comte de Moray encore plus jeune, et un damoisel qui s’appeloit Guillaume de Douglas, neveu à celui qui étoit demeuré en Espagne, de tel âge[11] : si que le pays et le royaume d’Escosse étoit tout dépourvu de bon conseil pour aller ni résister contre les Anglois, qui adonc étoient entrés si puissamment en Escosse. Parquoi la plaine Escosse fut toute courue, arse et gâtée, et plusieurs bons châteaux pris et conquis et que le roi anglois retint pour lui ; et se avisa que par ceux il guerroieroit le remenant, et contraindroit ses ennemis du leur même.

  1. Édouard dut arriver à Newcastle vers le milieu d’avril 1333.
  2. Nevill.
  3. Ce que Froissart dit du roi d’Écosse, doit s’entendre du régent ; car David Bruce s’était retiré en France dès l’année précédente.
  4. La Tweed.
  5. Le Forth, sur lequel Stirling est situé.
  6. Aujourd’hui Perth. Les traducteurs anglais substituent Scone, ancien palais des rois d’Écosse près de Perth.
  7. Aberdeen.
  8. C’est-à-dire limitrophe des Highlands.
  9. Le roi et la reine étaient alors en France comme ou vient de le remarquer.
  10. Il s’agit ici de la forêt de Jedworth, dans le comté de Roxborough. On sait qu’autrefois toute la Marche (Borders) de l’Écosse étoit garnie de forêts très épaisses dans lesquelles se retiroient les bandes accoutumées à faire de temps à autres des excursions sur le sol anglais. Ces forêts s’étendaient sur les bords de la Jed, de la Tiviot, de l’Etterick, et pouvaient fort bien aller rejoindre celles du comté d’Ayr. Cette Marche est le pays classique des ballades historiques écossaises. Dans une charte accordée par Guillaume-le-Lion, roi d’Écosse, dans l’année 1165, à l’abbé et aux moines de Jedburgh, on emploie indistinctement les noms de Jedworth et de Jedburgh ; le nom de Jedburgh a seul prévalu par la suite. Ce nom s’écrit quelquefois par un G et dérive, dit-on, de Gaderie, ancienne tribu qui habitait tout le pays qui s’étend entre le Northumberland et la Tiviot : c’était peut-être le chef-lieu de cette tribu, et cela lui aura fait prendre le nom de Gadburgh ou Jedburgh (sir J. Sainclair, Statistical account of Scotland, p. 1, number 1). La paroisse de Jedburgh est renfermée dans le comté de Roxburgh ou Tiviot-dale.
  11. Jacques Douglas, mentionné dans les premiers chapitres.