Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre LVIII

Livre I. — Partie I. [1333]

CHAPITRE LVIII.


Comment le roi d’Angleterre mit le siège devant Bervich et comment ceux de la cité se rendirent à lui.


Quand le roi anglois eut été et séjourné, couru et chevauché la plaine Escosse, et arrêté au pays l’espace de six mois et plus, et[1] il vit que nul ne venoit contre lui pour voir son emprise, il se retraist tout bellement pardevers Bervich. Mais à son retour il conquit et gagna le châtel de Dalquise[2], qui est de l’héritage du comte de Douglas, et sied à cinq lieues de Hedaimbourg, et y ordonna châtellain et bonnes gardes pour le garder, et puis chevaucha à petites journées, et fit tant qu’il s’en vint devant la bonne et forte cité de Bervich, qui est à l’entrée d’Escosse et à l’issue du royaume de Northonbrelande. Si l’assiégea et environna le roi de tous points, et dit que jamais n’en partiroit, si l’auroit à sa volonté, non si le roi d’Escosse ne le venoit combattre et lever par force.

Si se tint le roi grand temps devant Bervich, ainçois qu’il la pût avoir ; car la cité est durement forte et bien fermée, et environnée d’un côté d’un bras de mer, et si avoit dedans bonnes gens en garnison de par le roi d’Escosse, pour la garder et défendre et conseiller les bourgeois de la cité[3].

Si vous dis qu’il y eut pardevant Bervich, pendant le terme que le roi y sist, maint assaut et maint hutin, maintes dures escarmouches et presque tous les jours, et mainte appertise d’armes faite ; car ceux de dedans ne se vouloient mie rendre simplement, et cuidoient toujours être confortés ; mais nul apparant n’en fut. Bien est vérité que aucuns preux chevaliers et bacheliers d’Escosse chevauchoient à la fois et venoient par vesprées et par ajournements[4] réveiller l’ost des anglois ; mais petit y faisoit, car l’ost du roi Anglois étoit si suffisamment bien gardé et eschaugueté, et par si bonne manière, et par si grand avis, que les Escots n’y pouvoient entrer, fors à leur dommage, et y perdoient souvent de leurs gens.

Quand ceux de Bervich virent qu’ils ne seroient secourus ni confortés de nul côté, et aussi que le roi anglois ne partiroit point de là si en auroit eu sa volonté, et que vivres leur appétiçoient, et leur étoient clos les pas de la mer et de terre, parquoi nul ne leur en pouvoit venir, si se commencèrent à aviser, et envoyèrent traiter pardevers le roi anglois qu’il leur voulût donner et accorder une trêve à durer un mois ; et si dedans ce mois le roi David leur sire, ou autre pour lui, ne venoit là si fort qu’il levât le siège, ils rendroient la cité, sauf leurs corps et leurs biens, et que les soudoyers qui dedans étoient s’en pussent aller s’ils vouloient en leur pays d’Escosse, sans recevoir point de dommage.

Le roi anglois et son conseil entendirent à ce traité ; et ne fut mie sitôt accordé, car le roi anglois les vouloit avoir simplement, pour faire des aucuns sa volonté, pourtant qu’ils s’étoient tant tenus contre lui ; mais finalement il s’accorda à ce, par le bon avis et conseil qu’il eut de ses hommes ; et aussi messire Robert d’Artois y rendit grand’peine, qui avoit été en ces chevauchées toujours avec lui[5], et qui lui avoit jà dit et montré par plusieurs claires voies combien prochain il étoit de la couronne de France, dont il se devoit tenir héritier par la succession du roi Charles son oncle dernièrement trépassé. Si eût vu volontiers le dit messire Robert que le roi anglois mût guerre aux François, pour lui contrevenger des dépits que on lui avoit faits, et que le roi se fût parti d’Escosse, à quelque meschef que ce fût, et retrait vers Londres. Si que ces paroles et plusieurs autres inclinèrent le roi à ce que ce traité de Bervich se passât. Et furent les trêves accordées de ceux de dehors à ceux de dedans, le mois tout accompli[6] ; et le signifièrent ceux de Bervich à ceux de leur côté bien et à point, au roi d’Escosse leur seigneur et à son conseil, qui ne purent voir ni imaginer voie ni tour qu’ils fussent forts pour combattre le roi anglois ni lever le siège. Si demeura la chose en cet état, et fut la cité de Bervich rendue au chef d’un mois au roi anglois, et aussi le châtel qui moult est bel et moult fort au dehors de la cité ; et en prit le maréchal de l’ost la saisine et la possession de par le roi anglois ; et vinrent les bourgeois de la cité en l’ost faire hommage et féauté au dit roi, et jurèrent et reconnurent à tenir la cité de Bervich de lui. Après y entra le roi à grand’solennitê de trompes et de nacaires, cornemuses, claronceaux et tambourins ; et y séjourna depuis douze jours ; et y établit un chevalier à gardien et à souverain, qui s’appeloit messire Édouard de Bailleul[7] ; et quand il se partit de Bervich, il laissa avec le dit chevalier plusieurs jeunes chevaliers et écuyers, pour aider à garder la terre conquise sur les Escots et les frontières d’icelui pays. Si s’en retourna le roi vers Londres et donna à toutes manières de gens congé, et s’en ralla chacun en son lieu ; et lui-même s’en revint à Windsore, où le plus volontiers se tenoit, et messire Robert d’Artois de-lez lui, qui ne cessoit nuit ni jour de lui remontrer quel droit il avoit à la couronne de France, et le roi y entendoit volontiers.

  1. Tout ce récit de Froissart est fort inexact ; voici ce qu’en dit lord Huiles dans ses annales : « Édouard paraît avoir passé le 7 mai à Belfort dans sa marche vers le nord. Il est donc probable qu’un ou deux jours après il a pu aller à Berwick. Froissart raconte qu’Édouard laissa Balliol avec ses troupes devant Berwick pour envahir l’Écosse, ravager le pays, pénétrer jusqu’à Dundee, et que de là il traversa le pays pour se rendre à Dunbarton ; qu’il prit les châteaux d’Édimbourg et de Dalkeith, y mit garnison, et qu’après avoir employé six mois à cette expédition, il alla reprendre le siège de Berwick. Ce récit a été copié par plusieurs historiens qui n’ont pas su distinguer quand Froissart était bien ou mal informé. Le fait est que Froissart a placé en 1333 des événemens qui, pour la plupart, n’eurent lieu que plus tard. Cette époque de six mois est une chose tout-à-fait impossible, car Édouard ne se rendit au siège de Berwick qu’au mois de mai, et la place se rendit le 20 juillet. Il paraît de plus par les Fœdera, qu’Édouard se trouvait dans les environs de Berwick le 27 et 30 mai, les 2, 4, 5, 6, 8, 26 juin et les 2, 6 et 15 juillet, de manière qu’il n’a pu être absent même trois semaines, et il n’est pas même probable qu’il ait jamais quitté le siège. Une invasion de l’Écosse à ce moment n’aurait pu être utile pour la conquête de ce pays, et en divisant l’armée, elle eût pu avoir de funestes conséquences. »
  2. Dalkeith.
  3. Patrick Dunbar, comte de la Marche, et Guillaume Keith commandaient dans Berwick.
  4. C’est-à-dire le soir et le matin à la pointe du jour.
  5. Robert d’Artois était encore en France quand Édouard fit le siège de Berwick : il ne passa en Angleterre que vers le commencement de l’année suivante 1334.
  6. La trêve, ou plutôt la suspension d’armes arrêtée entre le roi d’Angleterre, Patrick Dunbar, comte de la Marche, et Guillaume Keith, fut signée les 15 et 16 juillet, pour durer jusqu’au 20 du même mois, jour de sainte Marguerite, au lever du soleil. Ainsi la suspension dura environ 5 jours, et non pas un mois, comme le dit Froissart. Il fut stipulé dans le traité que si, durant cet intervalle, les Écossais ne venaient pas assez en force pour faire lever le siège, la ville et le château se rendraient, sauf la vie et les biens des habitans et de la garnison. L’armée écossaise s’avança le 19 juillet jusqu’à Halidon-Hill pour secourir Berwick ; mais elle fut mise en déroute avec une perte considérable, et Berwick ouvrit ses portes à Édouard.
  7. Balliol, dont Froissart parle ici comme d’un simple chevalier, était dès lors reconnu pour roi d’Ecosse par une partie de la nation et par Édouard III.