Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre LI

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Livre I. — Partie I. [1328–1329]

CHAPITRE LI.


Comment le roi de France envoya légats en Angleterre pour sommer le roi d’Angleterre qu’il lui venist faire hommage et quelle chose le dit roi répondit aux dessusdits légats.


Or avint que, environ un an après ce que le roi Philippe de Valois eut été couronné à roi de France, et que tous les barons et les tenans du dit royaume lui eurent fait féauté et hommage, excepté le jeune roi Édouard d’Angleterre qui encore ne s’étoit trait avant, et aussi il n’avoit point été mandé, si fut le roi de France conseillé et informé qu’il mandât le dit roi d’Angleterre à venir faire hommage et féauté, ainsi comme il appartenoit. Adonc en furent priés d’aller en Angleterre faire ce message et sommer ledit roi[1], le sire d’Aubigny[2] et le sire de Beausault[3], et deux clercs en droit, maîtres en parlement à Paris, que on appeloit pour ce tems maître Simon d’Orliens et maître Pierre de Maisières. Ces quatre, du commandement et ordonnance du roi, se partirent de Paris bien étoffément, et cheminèrent tant par leurs journées qu’ils vinrent à Wissant : là montèrent-ils en mer et furent tantôt outre ; et arrivèrent à Douvres, et séjournèrent là un jour, pour attendre leurs chevaux et leurs harnois qu’on mit hors des vaissiaulx. Quand ils furent tous prêts, ils montèrent sur leurs chevaux et exploitèrent tant par leurs journées qu’ils vinrent à Windesore, où le roi d’Angleterre et la jeune roine sa femme se tenoient.

Les quatre dessus nommés firent à savoir au roi pourquoi ils étoient là venus, et aussi de qui ils se rendoient. Le roi d’Angleterre, pour l’honneur de son cousin le roi de France, les fit venir avant et les reçut moult honorablement, et aussi fit madame la roine sa femme, ainsi que bien le savoient faire. En après ils contèrent leurs messages et furent volontiers ouïs. Et répondit adonc le roi qu’il n’avoit mie son conseil devers lui, mais il le manderoit ; si se retraissent en la cité de Londres, et là il leur seroit répondu tellement que bien devroit suffire. Sur cette parole, quand ils eurent dîné en la chambre du roi et de la roine moult aise, ils s’en partirent, et vinrent ce soir gésir à Colebruch[4] et lendemain à Londres. Ne demeura guères depuis que le roi d’Angleterre vint à Londres, en son palais à Westmoustier, et là, en un jour qu’il y ordonna, eut son conseil assemblé, et furent les messagers du roi Philippe de France appelés ; et là remontrèrent eux pourquoi ils étoient venus et les lettres qui leur avoient été baillées du roi leur seigneur. Quand ils eurent parlé bien et à point, ils vuidèrent hors de la chambre ; et lors demanda le dit roi à avoir conseil sur cette requête. Il me semble que le roi fut adonc conseillé de répondre que voirement, par l’ordonnance faite et scellée de ses prédécesseurs rois d’Angleterre et ducs d’Aquitaine, il en devoit foi, hommage et loyauté faire au roi de France, ni du contraire on ne l’oseroit ni voudroit l’on point conseiller. Ce propos et conseil fut arrêté, et les messagers de France appelés. Si vinrent de rechef en la chambre de conseil. Là parla l’évêque de Londres[5] pour le roi et dit :

« Seigneurs, qui êtes ci envoyés de par le roi de France, vous soyez les bien venus ! Nous avons ouï vos paroles et lu vos lettres, et bien examinées à notre pouvoir et conseillées ; si vous disons que nous conseillons à monseigneur qui ci est, qu’il voist en France voir le dit roi son cousin, qui moult amiablement le mande, et du surplus de foi et d’hommage il s’acquitte et fasse son devoir, car voirement y est-il tenu. Si vous retrairez en France, et direz au roi votre seigneur que notre seigneur le roi d’Angleterre passera par delà temprement et fera tout ce qu’il doit faire, sans nul estrif. »

Cette réponse plut grandement bien aux dits messagers de France ; et prirent congé au roi et à tout son conseil ; mais ainçois il leur convint dîner dedans le palais de Westmoustier ; et les fêta le dit roi moult grandement, et leur donna au départir, pour l’honneur et amour du roi de France son cousin, grands dons et beaux joyaux. Depuis ce fait ils ne séjournèrent guères de temps à Londres et s’en partirent ; et exploitèrent tant par leurs journées qu’ils revinrent en France et droitement à Paris, où ils trouvèrent le roi Philippe, à qui ils contèrent toutes les nouvelles et comment ils avoient exploité, et en quel état ils étoient partis du roi d’Angleterre, et aussi comment grandement et honorablement il les avoit reçus, et à leur département et congé prendre, donné de ses biens. De toutes ces choses et exploits se contenta grandement le roi Philippe ; et dit que moult volontiers verroit le roi Édouard d’Angleterre, son cousin, car oncques ne l’avoit vu.

Ces nouvelles s’épartirent parmi le royaume de France, que le roi d’Angleterre devoit venir en France et faire hommage au dit roi. Si se ordonnèrent et appareillèrent moult richement et très puissamment ducs et comtes de son sang qui le désiroient à voir ; et proprement le roi de France en escripvit au roi de Behaigne et au roi de Navarre, et leur signifia le certain jour que le roi d’Angleterre devoit être devers lui, et leur pria qu’ils y voulsissent être. Ces deux rois, puisque priés en étoient, ne l’eussent jamais laissé ; et s’ordonnèrent au plutôt qu’ils purent, et vinrent en France en grand arroi devers le roi de France. Si fut adonc conseillé qu’il recueilleroit le dit roi d’Angleterre son cousin en la bonne cité d’Amiens. Si fit là faire ses pourvéances grandes et grosses, et administrer salles, chambres, hôtels et maisons pour recevoir lui et toutes ses gens, où il se comptoit parmi le roi de Behaigne et le roi de Navarre, qui étoient de sa délivrance[6], le duc de Lorraine, le duc de Bourgogne, le duc de Bourbon et messire Robert d’Artois, à plus de trois mille chevaux, et le roi d’Angleterre qui y devoit venir à six cents chevaux. Il avoit adonc et a encore à Amiens bien cité pour recevoir aisément autant de princes et leurs gens, et plus encore.

Or parlerons du roi d’Angleterre, et comment il passa la mer et vint cette année, l’an mil trois cent vingt neuf, en France.

  1. Il paraît que c’était pour la seconde fois que Philippe faisait sommer Édouard ; car il lui avait envoyé précédemment à cet effet Pierre Roger, abbé de Fécamp, qui fut depuis pape sous le nom de Clément.
  2. Les imprimés français et anglais disent à tort d’Ancenis. Si ce sire d’Aubigny est, comme on n’en peut guère douter, Charles d’Évreux, à qui son père, Louis de France, comte d’Évreux, avait donné en partage, outre le comté d’Étampes et les seigneuries de Dourdan et de Gien, celle d’Aubigny, il est singulier que Froissart ne le désigne pas plutôt par le titre de comte d’Étampes, titre beaucoup plus honorable, puisque le roi avoit érigé pour lui, en 1327, le comté d’Étampes en pairie.
  3. Jean de Montmorency Ier du nom, seigneur de Beausault, de Breteuil, etc.
  4. Colebrook.
  5. Le docteur Stephen Gravesend.
  6. C’est-à-dire auxquels il faisait délivrer à ses dépens tout çe qui leur était nécessaire.