Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre LII

Livre I. — Partie I. [1329]

CHAPITRE LII.


Comment le roi d’Angleterre vint à Amiens, où il fut honorablement reçu du roi de France et lui fit hommage, mais non mie tout entièrement comme il devoit.


Le jeune roi d’Angleterre ne mit mie en oubli le voyage qu’il devoit faire au royaume de France, et s’appareilla bien et suffisamment, ainsi que à lui appartenoit et à son état. Si se partit d’Angleterre quand jour fut du partir[1]. En sa compagnie avoit deux évêques, celui de Londres[2] et celui de Lincolle, et quatre comtes, monseigneur Henry comte de Derby, son cousin germain, fils messire Thomas de Lancastre au-tort-Col ; son oncle, le comte de Salebrin[3], le comte de Warvich et le comte de Herfort ; six barons, monseigneur Regnaut de Cobeham, monseigneur Thomas Wage, maréchal d’Angleterre, monseigneur Richard de Stanford, le seigneur de Percy, le seigneur de Manne[4], et le seigneur de Moutbray, et plus de quarante autres chevaliers.

Si étoient en la route et à la délivrance du roi d’Angleterre plus de mille chevaux ; et mirent deux jours à passer entre Douvres et Wissant. Quand ils furent outre, et leurs chevaux traits hors des nefs et des vaissiaulx, le roi monta à cheval, accompagné ainsi que je vous ai dit, et chevaucha tant qu’il vint à Boulogne ; et là fut-il un jour. Tantôt nouvelles vinrent au roi Philippe de France et aux seigneurs de France, qui jà étoient à Amiens, que le roi d’Angleterre étoit arrivé et venu à Boulogne. De ces nouvelles eut le roi Philippe grand’joie, et envoya tantôt son connétable[5] et grand’foison de chevaliers devers le roi d’Angleterre, qu’ils trouvèrent à Monstreuil sur la mer ; et eut grands reconnaissances et approchemens d’amour. Depuis, chevaucha le jeune roi d’Angleterre en la compagnie du connétable de France ; et fit tant avec sa route qu’il vint en la cité d’Amiens, où le roi Philippe étoit tout appareillé et pourvu de le recevoir, le roi de Behaigne, le roi de Navarre et le roi de Maillogres[6] de-lez lui, et si grand’foison de ducs, de comtes et de barons que merveilles seroit à penser : car là étoient tous les douze pairs de France pour le roi d’Angleterre fêter, et aussi pour être personnellement et faire témoin à son hommage.

Si le roi Philippe de France reçut honorablement et grandement le jeune roi d’Angleterre, ce ne fait mie à demander ; et aussi firent tous les rois, les ducs et les comtes qui là étoient ; et furent tous iceux seigneurs adonc en la cité d’Amiens, jusqu’à quinze jours. Là eut maintes paroles et ordonnances faites et devisées ; et me semble que le roi Édouard fit adonc hommage de bouche et de parole tant seulement, sans les mains mettre entre les mains du roi de France, ou aucun prince ou prélat de par lui député[7] ; et n’en voulut adonc le dit roi d’Angleterre, par le conseil qu’il eut, dudit hommage plus avant procéder, si seroit retourné en Angleterre et auroit vu, lu et examiné les privilèges de jadis, qui devoient éclaircir le dit hommage, et montrer comment et de quoi le roi d’Angleterre devoit être homme du roi de France. Le roi de France qui véoit le roi d’Angleterre, son cousin, jeune, entendit bien toutes ces paroles, et ne le voult adonc de rien presser ; car il savoit assez que bien y recouvreroit quand il voudroit, et lui dit : « Mon cousin, nous ne vous voulons pas decevoir, et nous plaît bien ce que vous en avez fait à présent, jusques à tant que vous soyez retourné en votre pays et vu, par les scellés de vos prédécesseurs, quelle chose vous en devez faire. » Le roi d’Angleterre et son conseil répondirent : « Cher sire, grands mercis. »

Depuis se joua, ébatit, et demeura le roi d’Angleterre avec le roi de France en la cité d’Amiens : et quand tant y eut été que bien dût suffire par raison, il prit congé et se partit du roi moult amiablement et de tous les autres princes qui là étoient, et se mit au retour pour revenir en Angleterre, et repassa la mer[8] ; et fit tant par ses journées qu’il vint à Windesore où il trouva la roine Philippe sa femme, qui le reçut liement, et lui demanda nouvelles du roi Philippe son oncle, et de son grand lignage de France. Le roi son mari lui en recorda assez, et du grand état qu’il avoit trouvé, et comment on l’avoit recueilli et festoyé grandement, et des honneurs qui étoient en France, auxquelles faire ni de les entreprendre à faire, nul autre pays ne s’accomparage.

  1. Édouard s’embarqua à Douvres, le vendredi 26 mai 1329, vers midi.
  2. Les deux traductions anglaises de lord Berners et de Johnes disent : avec deux évêques, sans compter l’évêque de Londres. Ces deux autres évêques étaient le docteur John Stratford, évêque de Winchester, et le docteur Henry Burwash, évêque de Lincoln.
  3. Guillaume de Montagu ne fut fait comte de Salisbury qu’en 1337, suivant Imhoff, Tab. 56. Froissart a donné, par anticipation, ce titre à Montagu, qui le possédait quand il a écrit son histoire.
  4. Man.
  5. Comme la date précise de la mort de Gaucher de Chatillon, connétable de France, arrivée dans le cours de cette année 1329, n’est pas connue, on ignore si c’est de lui, qu’il s’agit ici, ainsi que l’a pensé du Chesne, ou de Raoul de Brienne, comte d’Eu, qui lui succéda dans la dignité de connétable.
  6. Dom Jayme II, de la maison d’Aragon, roi de Majorque et seigneur de Montpellier.
  7. Édouard ne refusa pas de mettre ses mains dans celles du roi de France ; le contraire est dit formellement dans l’acte d’hommage que Rymer nous a conservé et que j’ai cru devoir rapporter ici, afin qu’on puisse le comparer, tant avec le récit de Froissart qu’avec les lettres patentes qui sont l’interprétation de cet acte et qu’on trouvera ci-après.
    Instrumentum homagii per Eduardum III, Ambianis facti.

    Au nom de Dieu, amen.

    Sçachent tous, par la teneure de ce public instrument, que, présens nous, notaires et tabellions publics, et les témoins ci-dessous nommés, vint en la présence de très haut, très excellent prince, notre très cher sire, Philippe, par la grâce de Dieu, roi de France, et comparut, en sa personne, haut et noble prince, monseigneur Édouard, roi d’Angleterre, et avec lui, révérend père l’évesque de Lincolne, et grande foison de ses autres gens et conseillers, pour faire son hommage de la duché de Guyenne et de la pairie de France, au dit roy de France.

    Et lors, noble homme monseigneur Mille de Noyers, qui estoit de costé le dit roy de France, dit, de par le roy de France, au dit roy d’Angleterre en ceste manière :

    « Sire, le roy ne vous entend point à recevoir ainsi, comme il a été dit à vostre conseil, des choses qu’il tient et doit tenir, en Gascogne et en Agenois, lesquelles tenait et devait tenir le roi Charles, et de quoi le dit roi Charles fit protestation qu’il ne vous entendoit à recevoir à son hommage. »

    Et le dit évesque de Lincolne dit et protesta pour le dit roy d’Angleterre, que, pour chose que le roy d’Angleterre, ou autre pour lui, dist ou fist, il n’entendoit à renoncer à nul droit qu’il eust, ou dust avoir, en la duché de Guyenne et ès appartenances ; et que aucuns droits nouveaux y fussent, pour ce, acquis au dit roy de France.

    Et, ainsi protesté, le dit évesque bailla à noble homme le vicomte de Melun, chambellan de France, un cédule sur le dit hommage dont la teneur est ci-dessous écrite.

    Et lors dit le dit chambellan au roy d’Angleterre ainsi :

    « Sire, vous devenez homme du roy de France, monseigneur, de la duché de Guyenne, et de ses appartenances, que yous reconnoissez à tenir de lui, comme duc de Guyenne et pair de France, selon la forme des paix faites entre ses devanciers, roys de France, et les vostres, selon ce que vous et vos ancestres roys d’Angleterre, et ducs de Guyenne, avez fait par le même duché à ses devanciers, roys de France ; »

    Et lors le roy d’Angleterre dit : Voire.

    Et le dit chambellan dit après, ainsi : « Et le roy de France, nostre sire, vous reçoit, sauves ses protestations, et les retenues dessus dites ; »

    Et le roi de France dit : Voire.

    Et lors, les mains du dit roy d’Angleterre, mises entre les mains du dit roy de France, baisa en la bouche le dit roy d’Angleterre.

    La teneur de la cédule, que bailla le dit évesque pour le roy d’Angleterre, s’ensuit :

    « Je deviens vostre homme de la duché de Guyenne et de ses appartenances, que je clame tenir de vous, comme duc de Guyenne et pair de France, selon la forme de paix faite entre vos devanciers et les nostres, selon ce que nous et nos ancestres, roys d’Angleterre et ducs de Guyenne, ayons fait, pour la même duché, à vos devanciers, roys de France. »

    Ce fut fait à Amiens, chœur de la grande église, l’an de grâce mil trois cent vingt neuf, le sixième jour de juin, indiction douze, treize du régime de notre très saint père le Pape Jean XXII, présents et à ce appelés témoins, révérends pères en Dieu les évesques de Beauvais, de Laon et de Senlis, et haut prince, monseigneur Charles, comte d’Alençon, monseigneur Eudes, duc de Bourgogne, monseigneur Louis, duc de Bourbon, monseigneur Louis, comte de Flandre, monseigneur Robert d’Artois, comte de Beaumont, et le comte d’Armagnac ; les abbés de Clugny et de Corbie ; le seigneur de Beaujeu, et Bernard sieur d’Albret ; Math. de Trye, et Robert Bertrand, maréchaux de France ; Item, révérend père l’évesque St. Davy, Henry, seigneur de Percy, Robert Uffort, Robert de Wastevill, Robert de Mesville, Guillaume de Montague, Gilbert Talbot, Jean Maltravers, séneschal du roy d’Angleterre ; Geoffroy de Scropt, et plusieurs autres témoins, à ce appelés et requis.

  8. Il était de retour à Douvres le 11 juin, après une absence de quinze jours en tout ; ainsi il ne demeura point quinze jours à Amiens, comme Froissart l’a dit précédemment.