Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre L

Livre I. — Partie I. [1328]

CHAPITRE L.


Comment le roi d’Angleterre, par le faux ennortement de messire Roger de Mortimer, fit décoler le comte de Kent son oncle ; et comment ledit messire Roger mourut vilainement après[1].


Le jeune roi d’Angleterre se gouverna un grand tems, si comme vous avez ouï ci dessus raconter, par le conseil de madame sa mère, du comte de Kent son oncle, et de monseigneur Roger de Mortimer. Au dernier, envie qui oncques ne mourut, commença à naître entre le comte de Kent dessus dit et le seigneur de Mortimer, et monta puis l’envie si haut que le sire de Mortimer informa et ennorta tant le jeune roi, par le consentement de madame sa mère, et lui firent entendant que ledit comte de Kent le vouloit empoisonner, et le feroit mourir temprement, s’il ne s’en gardoit, pour avoir son royaume, comme le plus prochain après lui par succession ; car le jeune frère du roi qu’on appeloit monseigneur Jean de Eltem, étoit nouvellement trépassé[2]. Le jeune roi qui croyoit légèrement ce dont on l’informoit, ainsi que jeunes seigneurs, tels a-t-on vu souvent, croient légèrement ce dont ceux qui les doivent conseiller les informent, et plutôt en mal qu’en bien, fit, assez tôt après ce, son dit oncle le comte de Kent prendre et le fit décoler publiquement[3], que oncques il n’en put venir à excusance. De quoi tous ceux du pays, grands et petits, nobles et non nobles, furent durement troublés et courroucés, et eurent depuis ce durement contre cœur le seigneur de Mortimer ; et bien pensoient que, par son conseil et par son pourchas et par fausse induction, avoit ainsi été mené et traité le gentil comte de Kent que ils tenoient tous pour prud’homme et pour loyal ; ni oncques après ce le sire de Mortimer ne fut tant aimé comme il avoit été paravant. Ne demeura mie depuis guères que grand’fame issit hors sur la mère du roi d’Angleterre, ne sais mie si voir étoit, qu’elle étoit enceinte ; et en encoulpoit-on plus de ce fait le seigneur de Mortimer que nul autre. Si commença fortement cette esclandre à multiplier, tant que le jeune roi en fut informé suffisamment. Et avec tout ce, il fut informé que, par fausse induction et par envie du seigneur de Mortimer, faite plus par trahison que par raison, il avoit fait mettre à mort son oncle le comte de Kent, que tous ceux du pays tenoient et avoient toujours tenu pour prud’homme et pour loyal. Donc si le jeune roi fut triste et courroucé, ne fait mie à demander. Si fit tantôt prendre le seigneur de Mortimer[4] et le fit mener à Londres, pardevant grand’foison des barons et des nobles de son royaume ; et fit conter par un sien chevalier tous les faits du seigneur de Mortimer, ainsi que escripre et enregistrer les avoit fait ; et quand ils furent tous dits et contés, le dit roi d’Angleterre demanda à tous, par manière de conseil et de jugement, quelle chose en étoit bon de faire. Le jugement en fut assez tôt rendu ; car chacun en étoit jà, par renommée et par juste information, tout avisé et informé. Si en répondirent au roi, et dirent qu’il devoit mourir en telle manière comme messire Hue le Despensier avoit fait et été justicié. À ce jugement n’eut aucune dilation de souffrance ni de merci. Si fut tantôt traîné par la cité de Londres sur un bahut[5], puis lié sur une esselle emmy la place[6], et puis eut le… coupé et toutes les…, et jetées en un feu qui là étoit ; et puis fut le ventre ouvert, et le cœur trait hors, pour ce qu’il en avoit fait et pensé la trahison, et jeté au dit feu, et aussi toutes ses entrailles, et puis fut écartelé et envoyé ès quatre maîtres cités d’Angleterre, et la tête demeura à Londres[7]. Ainsi finit ledit messire Roger de Mortimer. Dieu lui pardoint tous ses forfaits !

Tantôt après cette justice faite, le roi d’Angleterre, par le conseil de ses hommes, fit madame sa mère enfermer en un beau château[8] ; et lui bailla dames et damoiselles et chambrières et gens assez pour la garder, servir et tenir compagnie, et chevaliers et écuyers d’honneur, ainsi comme à si haute dame qu’elle étoit appartenoit ; et lui assigna et délivra grand’terre et grand’revenue, pour elle suffisamment gouverner, selon son noble état, tout le cours de sa vie ; et la dite revenue au plus près de celui châtel qu’il put par raison ; mais il ne voulut mie souffrir ni consentir qu’elle allât hors, ni se montrât nulle part, fors en aucuns lieux ébatants et moult plaisans qui étoient devant la porte du châtel, et qui répondoient à la maison. Si usa ladite dame sa vie là assez bellement, et la venoit voir deux ou trois fois l’an le jeune roi Édouard, son fils. Nous nous souffrirons à parler de la dame, et parlerons du roi son fils, et comment il persévéra en sa seigneurie.

Après ce que ce roi Édouard, qui étoit en son jeune âge[9], eut fait faire ces deux grands justices, si comme vous avez ouï ci dessus conter, il prit nouveau conseil des plus sages et des mieux crus de tout son royaume, et se gouverna moult bellement ; et maintint son royaume en paix, par le bon conseil qu’il avoit de-lez lui.

  1. Froissait traite fort succinctement cette partie de l’histoire particulière d’Angleterre, afin d’arriver à la grande querelle de Philippe de Valois et d’Édouard, et c’est, sans doute, pour ne pas interrompre le fil des événemens qui concernent les deux royaumes, qu’il rapporte ici le supplice du comte de Kent et de Roger de Mortimer, dont la date est postérieure à celle des faits qu’il racontera dans quelques-uns des chapitres suivans. Les détails que Froissart omet sont suppléés par Knighton, Walsingham, Avesbury et Jos. Barnès dans son histoire d’Édouard III, etc.
  2. Froissart se trompe : Jean d’Eltham survécut plus de six ans au comte de Kent. Outre son frère aîné, Thomas, de Brotherton, comte de Norfolk, et les deux sœurs du roi, Jeanne et Éléonore, vivaient aussi.
  3. Le comte de Kent fut décapité à Winchester le 19 mars 1330. On peut voir les motifs de sa condamnation dans une lettre d’Édouard au pape en date du 24 mars de la même année.
  4. Le parlement étant alors assemblé à Nottingham, Mortimer et la reine résidaient dans le château, bien gardés par leurs amis. Mais le roi ayant séduit le gouverneur, y pénétra secrètement par un passage souterrain pendant la nuit et accompagné de quelques-uns de ses amis les plus déterminés. Mortimer fut arrêté dans sa chambre à coucher, après avoir tué le premier qui était entré.
  5. Espèce de coffre ou tombereau.
  6. Suivant Robert d’Avesbury l’exécution se fit à Elmes. « A Turre Londoniensi usque ad furcas apud Elmes, per unam leucam extra civitatem Londoniensem erectas, ad caudas equorum tractus fuit et suspensus ibidem. »
  7. Le récit de Froissart n’est pas exact. Le corps de Mortimer, après avoir été exposé sur un gibet d’après l’ordre spécial du roi, pendant deux jours et deux nuits, fut accordé aux frères mineurs de Londres qui l’ensevelirent dans leur église, appelée aujourd’hui église du Christ. C’est de là que, long-temps après, il fut transporté à Wigmore.
  8. Elle fut confinée au château de Riding, près de Londres.
  9. Il venait d’atteindre sa dix-huitième année.