Les Chrétiens et les Philosophes/Chapitre XII

Librairie française (p. --158).

CHAPITRE XII (↑)

Le point de vue d’Historicus



épictète

Explique-moi clairement ma faute, cher Historicus.


historicus

T’ai-je accusé, vénérable Épictète ?


serena

Cet historien, insolent tout à l’heure, aurait-il l’intention de reculer maintenant ?


historicus

Non. Mais les taquineries même de Serena ne me feront pas avancer au-delà de mon opinion. En un sens, j’accuse à peu près tout le monde. Mais, dans un autre sens plus important, je n’accuse personne. Vos pensées sont des faits historiques comme la phalange ou la légion. Les unes sont plus puissantes et plus fécondes que les autres ; toutes sont également nécessaires. L’historien explique pourquoi la légion a vaincu la phalange. Mais il sait aussi que les Macédoniens ne pouvaient pas ne pas créer la phalange ou les Romains ne pas créer la légion. Je sais pourquoi Épictète et Théophile ne peuvent pas penser les mêmes choses. Je sais pourquoi Épictète doit, devant des philosophes, triompher de Théophile. Mais la sagesse stoïcienne ne soulève pas les foules comme une grande espérance et, si certaines circonstances possibles, probables même, viennent à se produire, Théophile, pendant des siècles, triomphera d’Épictète.


épictète

Que dis-tu ?


historicus

Rien qui puisse t’inquiéter. Théophile triomphera comme César qui t’exile. Théophile fermera à tes paroles toutes les oreilles et Théophile aura la puissance matérielle. Le chrétien combat César avec des armes qui peuvent triompher. Un jour peut-être le chrétien sera César.


arrien

Et le stoïcien ?..


historicus

Qu’un César soit stoïcien, c’est un accident historique possible. Mais ce serait chose viagère et peu importante. Si un jour, les forces des chrétiens étant accrues, un César habile se fait chrétien, cela pourra être le commencement de quelque chose, le commencement d’une ère nouvelle.


théophile

Le commencement du bonheur de tous ; la volonté de Dieu faite sur la terre comme au ciel,


historicus

La terre ne sera pas plus heureuse qu’auparavant.


théophile

Pourquoi ?


historicus

Une doctrine ne modifie ni un homme ni l’humanité.


arrien

Que dis-tu, Historicus ?


historicus

La vérité. La fleur ne change pas la nature de l’arbre. Et, si j’attache sur un rosier des fleurs de pommier, il faudra que je sois bien sot pour espérer des pommes. Ta doctrine est le produit souriant de ta nature ou, étrangère à toi-même, elle n’est qu’une pauvre fleur stérile et bientôt desséchée.


épictète

Il y a des fleurs qui répandent un parfum agréable ou vivifiant. D’autres sont des poisons.


historicus

Aristote étudiait les poisons avec le même zèle que les graines nourrissantes et des yeux curieux et désintéressés regardent le tigre avec autant d’attention que le bœuf.


serena

Tu me parais reculer devant le combat. Tu avais pourtant défié notre Épictète.


historicus

Épictète, en tant qu’Épictète, ne mérite aucun blâme. Pas plus que Porcus, d’ailleurs, en tant que Porcus. Mais, si Historicus parlait comme Épictète, ce qui est d’ailleurs impossible, Historicus serait coupable.


serena

Cesse de t’exprimer comme un oracle ou comme un chrétien qui dit ses mystères,


historicus

Si je me souviens bien, j’ai dit à peu près : « Tu es innocent philosophiquement, ô philosophe Épictète. Mais, historiquement, tu as commis une faute ». Vous voyez qu’Épictète ne s’est pas ému. Il ne me poursuit pas avec acharnement comme Serena. Épictète, sans doute, m’a compris. Et il sait que j’ai raison, comme il a raison.


épictète

Je veux même essayer de te louer, ô Historicus. Car, à ta manière, tu rends aussi témoignage aux dieux. Tu es le héraut de leur richesse multiple. Et pourtant tu ne regardes que les gestes de l’homme. Ta proclamation deviendrait un chant large comme le mouvement des sphères, si tu connaissais aussi, dans leur variété merveilleuse, les mœurs des animaux, les formes et les habitudes des plantes, les beautés et les propriétés des pierres et des métaux, les prodiges journaliers de la terre, de la mer, des airs et des astres. Mais il faut, après avoir parcouru le détail infini, contempler l’ensemble et aimer Dieu autant que les dieux, l’harmonie profonde de l’univers autant que la diversité opulente de ses aspects. Il ne suffit pas de savoir les petites réalités, il faut adorer la grande vérité. L’histoire, crois-moi, Historicus, n’est pas formée de faits incohérents. Ses événements suivent une pente divine comme les gouttes d’eau qui composent le fleuve. Elle a un rythme comme l’océan. Et le chant d’une lyre, qui est Dieu lui-même, guide sa marche comme la marche du soleil et le cycle des saisons.


historicus

Peut-être.


épictète

Tu n’es pas, histoire, une suite de sons jetés au hasard. Tu es ordonnée comme une musique. Ah ! si nous pouvions connaître tous les changements de n’importe quelle chose dans le temps, nous entendrions une harmonie dont les sons s’appellent les uns les autres. Mais si nous savions complètement un instant de l’univers, nous écouterions une symphonie merveilleuse, des myriades de myriades d’instruments tous divers et qui tous chantent d’accord,


historicus

C’est possible. Chaque être diffère de l’être le plus voisin. Sans quoi, il n’y aurait pas de raison pour qu’ils soient tous deux ; un seul suffirait. Mais chaque être a des rapports avec tous les êtres ; sans quoi il ne pourrait faire partie du monde, il ne pourrait exister. Chaque feuille s’affirme ; aucune feuille ne nie l’arbre ou les autres feuilles.


épictète

Ne te semble-t-il pas que nos deux voix, mon Historicus, viennent de chanter un chœur au Divin ? Mais, d’ordinaire, nous ne parlons pas le même langage et nous sommes entraînés par des préoccupations divergentes. J’estime la science autant qu’elle est utile à la bonne vie. Tu aimes la connaissance pour elle-même, en curieux. Je suis un acteur qui s’efforce de ne point faire de fautes et qui ne songe qu’au rôle dont le Poète l’a chargé. Tu es un spectateur qui rit. Pourvu que la fable soit amusante, peu t’importe qu’on fasse des fautes.


historicus

La fable est toujours amusante. Et tu ne peux point faire de fautes. Porcus joue aussi bien que toi. Et Théophile ne joue pas plus mal. Quand le spectateur accuse un acteur, le spectateur n’a pas compris. Quelques-uns pourtant ignorent leur vrai rôle. Tel se croit le roi, qui est le bouffon. Mais cela aussi fait partie de la pièce. Le disciple ridicule que Théophile traîne après lui est aussi nécessaire que Théophile. Ce pauvre Marcus Spicillus qui se croit Pierre…


pierre

Je suis chrétien.


historicus

Oui, je sais. Comme Porcus est philosophe. Mais votre grossièreté m’est précieuse. Vous m’amusez comme le soldat fanfaron d’Accius Plautus amuse la populace. Et vous n’êtes pas moins indispensables que les personnages fermes et héroïques. Vous exprimez merveilleusement certains côtés de la sottise d’aujourd’hui.


serena

Cet Historicus a défié Épictète. Maintenant, gladiateur timide, il fuit son adversaire ; mais, tourné vers le peuple, il tourmente de paroles les uns et les autres.


historicus

Puisque tu le désires, Serena, je vais expliquer plus clairement ce que j’ai dit à Épictète. Lui répondra, s’il le veut.


serena

Hâte-toi donc.


historicus

La seule vérité est la vérité historique…


arrien

J’aime la vérité historique. Je rêve de devenir un nouveau Xénophon. Il écrivit des événements et il écrivit les paroles mémorables de Socrate. Je ne veux pas laisser perdre les nobles entretiens du Socrate que je connais, les pensées héroïques qui sortent d’Épictète comme le souffle sort de ma bouche. Mais, si les dieux y consentent, je voudrais conter aussi de vastes actions et ces mouvements d’armées qui soulèvent une poussière destinée à retomber bientôt mais assez épaisse un instant et assez puissante pour cacher la lumière. Il y a en moi quelqu’un qui aime les batailles comme il y a quelqu’un qui aime les paroles stoïques. J’admire le soleil immortel et j’admire l’orage dont la fureur magnifique semble, une heure, triompher du Dieu. « Je voudrais être Diogène si je n’étais Alexandre », a dit le Macédonien à qui Aristote avait négligé d’enseigner la véritable hiérarchie des êtres. Je crois entendre le monstre orgueilleux déclarer : « Je voudrais être Hercule si je n’étais l’hydre ». Ou bien le dragon couvert d’écaillés scintillantes siffle : « Je consentirais à être Apollon si je ne pouvais être Python ». Moi je voudrais être à la fois le dédain d’en haut et la puissance d’en bas, Diogène et Alexandre. Ou plutôt — car cette ambition serait folle même chez un Dieu — je voudrais être l’humble miroir, l’onde véridique qui reflète tantôt la beauté sereine et durable du sage, tantôt la fougue hardie du guerrier. Mais je m’égare à dire mon rêve, moi qui n’avais pris la parole que pour te reprocher, Historicus, de sacrifier la vérité philosophique, la plus universelle de toutes les vérités et la seule utile, celle qui, comme la lumière du soleil, embrasse tous les pays et tous les temps, celle qui seule rayonne du bonheur,


historicus

Pour te faire plaisir, mon Arrien, je reconnaîtrai divers degrés de vérité. Mais, crois-moi, c’est au sommet qu’il convient de placer la vérité historique, la seule qui mérite complètement le nom de vérité.


fluctus

Il est toujours impossible de savoir comment un fait s’est passé. Si dix témoins qui ne se sont point concertés disent un même événement, tu croiras entendre dix événements différents Donc, les autres vérités niées par Historicus, la vérité historique détruite par moi, il ne reste plus de vérité. Et, sur je ne sais quelles ruines fuyantes, le conquérant Fluctus triomphe et s’écroule.


le petit carnéade

Il y a des choses vraisemblables. Il est vraisemblable que Domitien est César et que nous partons pour l’exil.


historicus

Qu’y a-t-il d’intéressant dans ce qu’on appelle vérités générales ? Qu’y a-t-il d’intéressant à dire que tous les hommes ont deux jambes ? Et c’est, en quelque sorte, un mensonge, ou plutôt des myriades de mensonges. Car, entre les grosses et courtes jambes qui portent le ventre du Petit Carnéade comme des colonnes doriques porteraient un fronton enflé en forme d’outre et les longues jambes maigres que j’ai dû voler à quelque oiseau pécheur, vraiment que voyez-vous de commun ?


arrien

Parles-tu sérieusement, Historicus !


historicus

On ne doit jamais parler tout à fait sérieusement.


arrien

Alors, continue. Car tes paroles sont plaisantes.


épictète

Et elles contiennent quelque vérité.


historicus

Elles contiennent, dans une enveloppe bariolée, toute la vérité.


épictète

Ton rire est ambitieux, Historicus.


historicus

J’ai la politesse et la modestie de rire de mes paroles presque autant que des paroles des autres. Mais c’est ma seule modestie et ma seule politesse.


serena

Continue donc et marche droit dans le sens de ta pensée. Ou bien nous n’arriverons jamais. Tu es décevant comme ces mers barbares qui montent pour descendre et qui reculent pour avancer.


historicus

Le mouvement de mes paroles incertaines imite peut-être aussi les rythmes alternés de l’histoire. L’histoire, chœur sans coryphée…


serena

Sachant que les femmes sont curieuses et impatientes, tu t’es promis de me mettre en colère. Tu n’y parviendras pas. Mais je me demande si je dois t’écouter plus longtemps.


historicus

Si tu cesses de m’écouter, je cesse de parler.


serena

Je t’écouterai donc, tyran. Mais explique-toi enfin.


historicus

Quand on dit : « L’homme a deux jambes », immédiatement les yeux de mon esprit voient des jambes, qui ne peuvent être à la fois longues et courtes, minces et grosses. Mais ce que je vois est tel que les supports du Petit Carnéade ou tel que mes échasses ou différent des pattes d’éléphant de l’académicien et de mes pattes d’ibis. Ainsi je vois les jambes d’un homme, de quelques hommes, si vous voulez ; je ne vois pas, je ne puis pas voir les jambes de tous les hommes. Votre prétendue vérité ment avec presque autant de bouches qu’il y a d’hommes, qu’il y en a eu et qu’il y en aura. Toute prétendue vérité générale est un bruit imprécis par lui-même, aussi dénué de signification que le grondement du Tibre. Mais mon esprit veut saisir du réel et il transforme le mot général en une image particulière, vérité entourée du bourdonnement de mille mensonges.


arrien

Il n’y a pourtant de science que du général.


historicus

C’est pourquoi toutes vos sciences sont menteuses. Seules les paroles de Clio — les Grecs qui ont nommé l’histoire ont bien compris ce privilège unique — disent de véritables connaissances et des acquisitions éternelles.


arrien

La mathématique te parait menteuse ?..


historicus

Oui, par Hercule. Le cercle parfait existe-t-il dans le monde ? Je ne crois pas. Donc ce qu’Euclide raconte du cercle est faux de tous les cercles réels. Mais le géomètre ne ment pas seulement pour tous les cas éloignés : il fait sa démonstration sur une figure qui est un cercle imparfait et il commet ainsi un mensonge direct.


arrien

Mais il parle du cercle parfait, qui n’est pas rien, puisqu’il est une conception de son esprit.


historicus

Il y a des conceptions de l’esprit qui m’intéressent. Ce sont celles qui produiront des faits historiques. Telles les idées que les chefs et les soldats se font de leur propre caractère et du caractère de l’ennemi. Telles les religions. Ces conceptions sont comme des femmes qui parlent, et les événements forment leur langage. Mais ton idée du cercle parfait est une muette qui m’est indifférente.


épictète

Tout ceci ne prouve pas grand’chose. Quand on parle du parfait, on ne parle pas du réel : nous le savions. Quand on parle du sage, on ne parle d’aucun homme, quoique Socrate, Diogène et ce Psychodore dont tu me contes parfois les aventures aient approché de la sagesse. Quand on parle des dieux, on ne parle pas des hommes. Voilà tout ce que tu dis, mon cher Historicus.


historicus

Je dis cela et je dis autre chose. Parler de ce qui n’existe pas en avouant qu’on parle de rien, c’est inutile. Mais, si tu négliges d’avouer, tu commets un mensonge. Seul le réel peut intéresser un homme de sens…


épictète

Tu disais tout à l’heure que certaines conceptions de l’esprit t’intéressaient parce qu’elles avaient les faits pour langage. Comment la pensée qui a eu pour langage la vie entière d’un Socrate, d’un Antisthène, d’un Diogène, d’un Zénon, d’un Cléanthe, d’une Arria, d’un Thraséas, serait-elle indifférente à un esprit curieux comme le tien ? Mais, pour l’homme soucieux de se perfectionner, elle est la seule intéressante. S’il existait une conception qui pût embellir les formes du corps, ah ! comme elle exciterait l’amour de Serenus et de Serena. Il existe une conception qui peut embellir notre âme et nous rendre presque semblables aux dieux : elle seule est digne de l’amour des hommes. D’ailleurs tu te trompes, Historicus, si tu crois que la réalité remplit toute la catégorie de la vérité et de l’existence Le parfait existe à un plus haut degré que le réel. Même le réel n’existe peut-être que par sa participation plus ou moins grande au parfait. Porcus est plus réel que Junius Rusticus pour la grossièreté sans pensée d’une balance. Mais, pour, l’esprit qui juge, Junius Rusticus existe mille fois plus que Porcus.


historicus

Tu rêves comme quelqu’un qui vient de lire Platon Mais tu sais ce qu’Aristote a répondu à Platon.


épictète

Aristote a répondu à Platon comme un aveugle répondrait à un clairvoyant. Il a nié ce qu’il ne voyait pas. Et devant les hommes nombreux dont l’âme est aveugle il a triomphé. Mais pour ceux qui…


historicus

Si tu as un sens de plus que moi, Épictète, je n’ai pas de langage pour exprimer l’objet de ton sens supplémentaire. Permets-moi donc de n’en point parler et de le nier en ce qui me concerne. L’aveugle qui nie les couleurs est un sage. Mais celui qui répète sur le blanc, le noir et le bleu les paroles des clairvoyants ressemble à la pie du cordonnier ou à l’oiseau psittacus. Quant à l’aveugle qui prétend penser par lui-même quelque chose sur les couleurs, il dit les plus ridicules sottises. Ainsi, je crois, le philosophe qui ose parler de choses divines. J’ai connu un aveugle orgueilleux qui parlait avec assurance des choses visibles. Je lui demandai un jour ce que c’était que le rouge, il me répondit : « C’est le son de la trompette. »


épictète

Il y a entre les choses de merveilleuses concordances. Et l’aveugle dont tu ris ne disait pas rien. Le son de la trompette te paraît éclatant et tu vantes aussi l’éclat d’une robe de pourpre. Nos paroles précises sur les choses divines sont, comme la définition de l’aveugle, des rêves qui signifient quelque chose, des tâtonnements qui rencontrent un instant la fuite du mystère. Mais, si l’aveugle s’était contenté de dire : « Le rouge existe comme le son de la trompette », il aurait affirmé une vérité moins pleine et plus solide. Ainsi, quand je me contente de dire : « Il y a de l’ordre dans le monde ; il y a du divin dans le monde. »


historicus

Je n’ai pas le sens du divin. Et je ne suis pas honteux de mon infirmité. Tu ne rougis pas non plus devant Théophile, et cependant Théophile a peut-être un sens de plus que toi.


épictète

Quel sens ?


historicus

Le sens qui permet de comprendre comment trois ne font qu’un… Peut-être chaque fou a quelque sens particulier que nous ignorons. Peut-être la raison est une pauvreté. Mais tu aimes que les pauvres soient fiers ; moi, je ne déteste pas qu’ils se manifestent agressifs. Supporte donc, riche Épictète, ma pauvreté hargneuse.


épictète

Je te supporte, Historicus, comme je supporte Serenus et Serena, en vous aimant beaucoup. Car vous parlez mal et vous vivez bien. Vous êtes meilleurs que ceux dont les lèvres répètent l’hymne de Cléanthe et dont le cœur désire les richesses et les grossières voluptés. Je ne mets au-dessus de vous que ceux dont le langage et les actes chantent d’accord. Vous n’êtes point musiciens ; pardonnez-moi d’aimer la musique et de savoir que les musiciens vous sont supérieurs.


historicus

Puisque tu le permets, ô musicien Épictète, je continue mes bruits inharmonieux. Et je dis que toute vérité philosophique est faite de mensonges historiques. Ou, si tu le désires, je dirai, plein d’urbanité : « Quand tu parles de plusieurs choses à la fois, tu ne dis rien d’intéressant sur aucune d’elles. Il faut, pour dire des vérités nuancées, complètes, précises, de vraies vérités, parler d’une seule chose à la fois. »


épictète

C’est quand tu parles d’une seule chose que ta vérité ne saurait être complète. On ne peut épuiser les innombrables caractères de l’individu. L’homme peut se définir ; Historicus ne sera jamais défini par des mots, même nombreux.


historicus

Je le sais. Mais je cherche une vérité aussi riche que possible. Apelles dans ses tableaux ne me donne pas les objets même qu’il peint. Quand on passait derrière le véritable Alexandre, on voyait toujours Alexandre. Quand tu passes derrière un Alexandre d’Apelles, tu ne vois qu’une toile rugueuse et inexpressive. Pourtant le peintre me donne plus que celui qui avec un charbon dessine le contour des objets. Or la philosophie dessine seulement le contour des objets. Elle ignore mille choses que l’histoire connaît, la couleur, les ombres, les mouvements. Un grec de mes amis a coutume de répéter : « La philosophie est une statique ; l’histoire est une dynamique. » Or tout est mouvement.


théophile

Tout est mouvement sur la terre. Tout est paix et repos dans le ciel. Le mouvement, c’est le temps. Mais, toi, Éternel, tu t’appelles aussi incorruptibilité et immobilité.


épictète

Mon esprit te fait aussi des objections, mais ma bouche ne les dira point. Car ta pensée, qui n’est pas complètement fausse, m’intéresse. Et je préfère ne pas entasser devant elle des paroles hostiles, obstacles qui troubleraient les courbes harmonieuses du fleuve.


historicus

D’ailleurs, je n’ai pas la prétention de dire ta pensée ou celle de Théophile. Et, en un sens, je ne les nie pas. L’historien ne nie aucun fait. Vos pensées m’intéressent comme des faits. Mais ma pensée a une valeur de plus ; ma pensée est une méthode.


épictète

Une méthode d’étude. La mienne est une méthode de vie.


théophile

Il n’y a pas plusieurs méthodes. Il n’y a qu’un Dieu et qu’un chemin pour aller à lui. Il est tout ensemble le Vrai et le Bien. Il nous a révélé cette vérité que tu cherches, Historicus, ce bien que tu cherches, Épictète, en se révélant lui-même. Il s’est fait semblable à nous pour nous engager à nous faire semblables à lui. Écoutez Dieu, écoutez le Verbe, au lieu de faire retentir interminablement de vaines paroles humaines. La sagesse humaine n’est que vanité. Épictète a raison de mépriser les amusements d’Historicus ; Historicus a raison de mépriser les erreurs d’Épictète. Seule la sagesse divine, que votre aveuglement nomme folie…


serenus

Ce corybante est insupportable. Nous parlions sérieusement, Théophile.


historicus

Ce corybante est ce qu’il doit être. Et son enthousiasme, qui est celui des conquérants, risque de conquérir le monde.


serenus

Le monde qui m’importe, c’est mon âme. Et elle jouit, loin du vulgaire. Que la populace des doctrines se dispute la populace des hommes. Jésus de Nazareth peut triompher, ou la Bonne Déesse. Ces choses ne sont pas plus intéressantes pour le sage que les guerres entre les Romains et les Parthes. Le sage ne daigne pas regarder les combats qui se livrent dans la boue des intérêts ou dans la boue des superstitions.


historicus

Tous les combats importent à l’historien. Il te ressemble en ceci qu’il ne désire la victoire ni de l’un ni de l’autre parti. Mais sa passion c’est de connaître tous les anneaux qui unissent la victoire à sa cause la plus lointaine. Le stoïcien et l’historien adorent la même femme, celle qui se nomme Nécessité. Mais Épictète est un aveugle qui chante des hymnes vagues. Moi je jouis successivement de toutes les beautés du corps immense.


serenus

Je suis heureux de n’être pas historien pour m’intéresser un peu à moi-même.


épictète

Tu as raison, Serenus. Et si seulement tes yeux se tournaient du côté du Divin…


théophile

Ah ! Serenus, si ton âme capable d’amour — Serena en est la preuve — se dirigeait vers le Bien véritable et éternel et négligeait les biens périssables ; si elle aspirait à la Beauté qui ne mourra point et que les vers ne rongeront point ; si, au lieu de s’attarder à cette beauté précaire qui demain sera pourriture.


serena

J’admire l’urbanité du chrétien.


historicus

Les conquérants sont rudes.


serena

Alexandre et Scipion étaient doux envers les femmes. Mais continue, Historicus.


historicus

Chaque fois qu’Épictète dit une vérité philosophique, il proclame mille mensonges historiques. Il est le dessinateur qui rend tout monotone et qui affirme que la barbe d’Épictète est noire…


épictète

Tu imagines un dessinateur bien ridicule. Te crois-tu seul à savoir que le charbon n’imite point les couleurs et que la parole ne saurait dire tout ? Mais c’est la première science du philosophe de connaître qu’il y a des choses indifférentes et de les négliger.


historicus

… Ainsi, quand Épictète affirme que les religions se ressemblent, Épictète se trompe.


épictète

Le sens intérieur et profond des religions est le même.


historicus

Que m’importe ton sens intérieur et profond ? Ces choses ne font point partie du spectacle.


épictète

Que m’importe ton spectacle, pauvre apparence bonne à amuser les enfants, s’il ne m’instruit pas des vérités profondes et utiles ?


historicus

Au fond, les religions disent peu de chose, et même les philosophies, et même les poèmes. On peut jouir des unes et des autres au point de vue de la beauté. Homère est un plus grand poète qu’Annœus Lucanus et Platon, puisqu’il parle une plus belle langue, un plus grand philosophe que Chrysippe…


épictète

La langue ne doit pas être considérée quand il s’agit de la vérité et de l’utilité. Mais tu es de ceux dont l’amusement et la curiosité font tous les empressements.


historicus

… De même la religion des Grecs est plus belle et plus souriante que celle des Romains. Et Épictète est injuste quand il égale Junon à Héra ou quand il proclame Minerve aussi sage qu’Athéné.


serena

J’aime la vérité de tes paroles, Historicus. Notre Aphrodite aussi est bien plus digne d’amour que leur Vénus.


historicus

Les Romains, disciples des Grecs, ont donné à leurs dieux une beauté d’emprunt. Leur religion est belle et hésitante comme la marche de l’Énéide. Mais la piété grecque se manifeste noble, précise et harmonieuse comme l’Iliade.


serena

Je me réjouis d’avoir continué à t’écouter, savant et équitable Historicus.


historicus

Les religions d’Asie sont très différentes. Elles ont je ne sais quoi d’énorme et de monstrueux. Si la puissance est belle, ah ! comme elles sont belles. Mais, si l’harmonie mérite seule le nom de beauté, ah ! comme elles sont laides.


serena

N’en doute point, l’harmonie mérite seule le nom de beauté, et le tonnerre assourdissant n’est pas une musique.


historicus

Ô mer sauvage dont j’ai entendu les rugissements aux côtes occidentales de la Gaule, il me semble, à de certaines heures, que tu es belle autrement mais autant que la Méditerranée mélodieuse.


serena

Tu te trompes à ces heures-là et ton âme voyageuse devient une barbare.


historicus

Les religions de l’Asie sont Informes, chaotiques, formidables et mystérieuses comme l’Océan discord. Elles affirment à la fois des choses contradictoires, qui sont peut-être également vraies. Elles sont merveilleusement riches et mal définies.


serena

Tout ce qui est beau est défini et l’harmonie est le signe de la vérité.


historicus

Quoiqu’en dise Épictète, nous ignorons le fond des choses et si le fond des choses n’est pas une contradiction. La véritable beauté d’une doctrine consiste-t-elle dans son organisation précise ou dans sa richesse large ? Les paroles d’un fou, parfois, remuent plus que celles d’un poète…


serena

Tu blasphèmes, Historicus.


historicus

Un torrent est plus fort qu’un fleuve.


serena

Tu confonds la force, qui est durable, avec la violence qui passe. Le torrent court comme un taureau piqué par les abeilles, et on ne le voit plus. Mais le fleuve marche noble comme une canéphore et ses eaux intarissables chantent un chant d’immortalité.


historicus

D’ailleurs, le point de vue de la beauté ne m’intéresse qu’un instant, comme il peut intéresser Épictète. Mes préoccupations ordinaires vont dans une autre direction.


serena

Où vont-elles donc ?


historicus

J’aime surtout la diversité opulente du spectacle. Ainsi Porcus n’admire pas une pièce d’or à l’exclusion des autres, mais il est heureux d’avoir beaucoup de pièces d’or.


serena

Tu es modeste de te comparer à Porcus


historicus

Oui, car les monnaies passent entre ses mains sans qu’il les remarque. Il est incapable de les distinguer toutes et de donner à chacune un nom différent. Moi, je jouis non seulement de la multiplicité éblouissante du spectacle, mais encore de chacun de ses détails. J’acquiers à toute heure de nouvelles pièces d’or et je n’en perds aucune. C’est pourquoi je suis mécontent quand Épictète vient me voler.


arrien

Que dis-tu ?


historicus

Ton maître veut que toutes les religions soient une seule religion. Il me vole mille religions, mille pièces d’or. La médaille qui porte la figure de Jupiter, celle qui représente Zeus et celle qui dit le Père, dieux des chrétiens, lui paraissent une seule médaille, et il me fait tort ainsi de deux pièces d’or. Épictète, je te prie, et au besoin je t’ordonne, de me rendre mon bien.


épictète

Tu me parais capable de le reprendre toi-même.


historicus

Certes, je suis un homme puissant, non un pauvre qui attend en tremblant si on lui fera justice… Quand tu confonds la frappe du petit roi Hercule et celle du grand empereur Jésus de Nazareth, tu supprimes une de mes médailles les plus précieuses.


arrien

N’injurie pas Hercule.


épictète

Jésus de Nazareth, comme Hercule, est né d’un dieu et d’une mortelle. Comme Hercule il a supporté des travaux et est mort courageusement. Comme Hercule, il est descendu aux enfers et est remonté à la lumière. Comme Hercule, il est devenu dieu après sa mort et, dans l’Olympe chrétien, il s’est assis auprès de son père.


théophile

Ô blasphémateur, tu es plus cruel pour Jésus que les prêtres qui le firent mourir. Mais il pardonna à ses bourreaux parce qu’ils ne savaient ce qu’ils faisaient. Peut-être il te pardonnera parce que tu ne sais ce que tu dis.


historicus

Dès qu’il n’est point question de choses générales ou de conseils pour la conduite de la vie, Épictète ne sait jamais ce qu’il dit


arrien

Tu deviens injurieux pour mon maître.


épictète

Non, mon Arrien. Historicus chante, sur un rythme qui blâme, une chose dont je me loue souvent. Il dit que je ne m’intéresse pas à ce qui ne dépend pas de moi ; que je suis indifférent aux choses indifférentes et ignorant dans les sciences inutiles.


théophile

Tu appelles inutile la science du salut !


épictète

La science du salut est la seule que je possède. Je suis sauf de toute crainte et de toute espérance.


théophile

Je le vois une fois de plus, mon Dieu aime les ignorants au-dessus des philosophes et des raisonneurs. Beaucoup de simples furent sauvés par ma parole. Et ma parole ne peut rien pour ceux-ci.


historicus

Épictète, je tiens à mes deux médailles. Je refuse ton faux Hercule et je reprends mon Jésus de Nazareth. Ne vois-tu pas d’abord que Chreistos a parlé plus qu’il n’a agi ?


théophile

Le Verbe de Dieu est un acte puissant et qui suffit aux rédemptions comme aux créations. Au commencement, Dieu dit : « Que la lumière soit ! » et la lumière fut. Chaque parole de Jésus est un soleil qui fait fuir les êtres de ténèbres, une lumière vivante qui fait trembler les portes de l’enfer.


historicus

Jésus est un dieu syrien, doux et passionné. Sa force n’est pas, comme la force du grec Héraklés, dans ses bras et dans son courage. Elle est dans son regard et dans son sourire. Il se fait aimer au lieu de se faire craindre. Il parle toujours d’amour, comme une femme. Quel aveuglement peut confondre Alcide, le plus viril de tous les bruns, et Jésus le plus tendre, le plus féminin, de tous les blonds ?


théophile

Tu dis des vérités, Mais tu leur donnes une forme impertinente. Tu parles de Jésus comme d’un homme.


historicus

Chrétien, je ne m’irrite point que tu parles en chrétien. Supporte qu’un historien parle en historien.


théophile

Toutes les sciences sont soumises à Dieu et doivent proclamer Dieu, qui est la seule vérité. L’histoire ment, quand elle ne salue pas la divinité de Jésus. L’histoire telle que tu la comprends est indigne du nom d’histoire.


historicus

Du nom d’histoire chrétienne… Tu as raison, excellent Théophile.


théophile

Il n’y a d’histoire que l’histoire chrétienne. Il n’y a de science que la science chrétienne. Il n’y a de vérité que la vérité chrétienne. Car comment y aurait-il une vérité contre la vérité ? Et nous possédons la vérité. Dieu lui-même nous l’a révélée, entendez-vous, sourds volontaires ? entendez-vous, bavards vides ? entendez-vous, docteurs du mensonge et de l’erreur ? Le soleil de vérité incendie le ciel et vous cherchez en vain vos étoiles de folie. Elle sont éteintes et vous errez dans la nuit des aveugles. Mais vous affirmez, ô menteurs, que vous voyez vivantes les lumières qui sont mortes.


historicus

Tu deviens plus voleur qu’Epictète, ô Théophile. Rends-moi mes étoiles, je te prie.


épictète

Si jamais, ainsi que tu parais le croire, ces chrétiens, injurieux et intolérants comme la démence, deviennent les maîtres, ils tueront plus de mille Socrate.


historicus

Sans doute. Les religions sont faites pour tuer les philosophes et les philosophes pour mourir avec fermeté. Or — écoute ceci, Épictète — les religions d’Asie sont des religions beaucoup plus que celles d’Europe. Elles affirment et maudissent au lieu de sourire. Elles proclament leur vérité plus que leur beauté. Elles croient à l’extérieur de leurs symboles aussi brutalement qu’à l’intérieur. Elles ne sont pas des philosophies plus pauvres et plus vagues. Elles sont, informes, et puissantes, et colorées, de vraies religions.


théophile

Oui, ma religion est la vraie religion.


historicus

Nous ne disons pas tout à fait la même chose, excellent Théophile… Les Perses brûlèrent les temples grecs. Voici, intellectuelle en apparence, une nouvelle invasion asiatique. Déjà, faibles et en petit nombre, les chrétiens brisent les statues des dieux. Que feront-ils, s’ils deviennent les maîtres ?


théophile

Nous détruirons les temples et les idoles. Nous purifierons la terre.


historicus

Je crois que vous purifierez par le feu beaucoup de temples. Mais n’avez-vous pas une eau lustrale ?


théophile

Lustrale ? non. Tu dis un sacrilège. Mais nous savons des mots qui communiquent à l’eau la puissance de chasser les démons.


historicus

Après avoir prononcé sur de l’eau ces formules magiques, vous jetterez peut-être de cette eau dans quelques temples dont vous ferez ensuite les lieux de vos réunions.


théophile

C’est possible. Je ne sais pas. Les docteurs décideront si un édifice peut se baptiser comme un néophyte et de païen devenir chrétien.


historicus

Mais il n’y aura pas de milieu pour les temples : ils deviendront chrétiens ou ils seront détruits ?


théophile

Sans doute.


historicus

Et les hommes ?..


théophile

Que veux-tu dire ?


historicus

Quand vous serez les plus forts, quand César sera chrétien et écoutera vos docteurs, que ferez-vous du peuple et des philosophes ?


théophile

Nous les ferons chrétiens.


historicus

Mais ceux qui refuseront ?


théophile

Quand la force ne luttera plus pour obscurcir la lumière et ne soulèvera plus dans le ciel la poussière du mensonge, les nuages d’erreur seront dispersés par la vertu des rayons et le soleil deviendra visible à tous les yeux. Nul ne résistera à la parole de vérité et d’espérance.


historicus

Voici Épictète qui méprise les puissants et qui, d’autre part, considère ta doctrine comme une folie. Quand tu seras à ses yeux la folie et la force matérielle tout ensemble ; quand tu seras le César exigeant qui, non content de dominer le corps d’Épictète, voudra envahir son âme et occuper le refuge où le César d’aujourd’hui ne pénètre point, ah ! comme injurieusement il te résistera…


théophile

C’est possible.


historicus

Que feras-tu de l’Épictète qui viendra au temps de ta puissance ?


théophile

Je ne sais. Les docteurs décideront.


historicus

Je sais, moi, ce qu’ils décideront. Ils le condamneront à mourir.


théophile

Non. Pourvu qu’il se taise, je crois que les docteurs seront indulgents.


historicus

Épictète ne se taira pas.


théophile

Alors, je ne sais plus.


historicus

Épictète parlera partout, sur les places publiques et dans les maisons, devant le peuple et devant un seul. Et, parmi vos frères, quelques-uns l’écouteront et deviendront ses disciples.


théophile

Si un seul de nos frères est séduit, si le docteur de mensonge arrache une seule âme à Dieu et au bonheur éternel, tout sera permis contre l’ennemi de Dieu. S’il devient un objet de scandale pour nos frères, s’il tue une seule âme, il méritera mille fois la mort.


serenus

La religion à toujours commis des crimes.


historicus

Sens-tu la force de ces gens-là, Épictète ? Sens-tu combien leur religion est différente de la souriante piété des Grecs et de la tolérance politique des dieux romains. Les sénateurs ont accordé le laticlave à plusieurs parmi les vaincus. Ainsi Jupiter Mars et Vesta recevraient volontiers Jésus de Nazareth dans leurs temples et lui feraient une part dans la piété et les sacrifices du vulgaire. Mais lui n’entrerait chez eux que pour les renverser, les briser et jeter dehors leur débris. Ces gens qui veulent fortement et violemment, ces gens qui croient jusqu’à mourir et jusqu’à tuer, ces gens qui sont une jeune doctrine inondante, triompheront de vieilles doctrines auxquelles personne ne croit plus, que l’on commente de mille façons…


épictète

Ils ne triompheront pas des vrais philosophes.


historicus

Mais ils les tueront.


épictète

La mort de Socrate est la grande victoire de Socrate.


historicus

Ainsi vous serez vainqueurs les uns et les autres. Épictète sera vainqueur dans le domaine philosophique. Théophile triomphera dans le domaine historique.


épictète

Et, sans doute, tu es avec Théophile, ô amoureux des réalités.


historicus

Les vaincus sont aussi nécessaires que les vainqueurs, et ils peuvent être plus beaux. Le poète que je ne parviens pas à tuer en moi aime Socrate au-dessus des héliastes et Épictète plus que César. Mais l’historien n’a pas le droit de prendre parti. L’historien n’est pas une âme ; il est un esprit satisfait de connaître le passé et de prévoir quelquefois un peu d’avenir. Cependant, écoute ceci, Épictète : l’histoire affirme que nulle victoire matérielle n’est définitive. Après des siècles, Théophile sera vaincu.


théophile

La vérité est éternelle et elle n’abandonne jamais ses conquêtes.


historicus

Mais qui sera le vainqueur ? Est-ce Épictète ? est-ce Serenus ? est-ce Porcus ? est-ce moi ?


épictète

Comment ! toi qui ne combats point ?..


historicus

Une époque viendra où je serai un subtil destructeur… À dire le vrai, je crois que nous combattrons tous. Porcus même sera avec nous. Après la victoire, Porcus nous dressera des statues aux uns et aux autres. Quant au monde conquis, nous ne saurons qu’en faire et nous l’abandonnerons à Porcus.


serenus

Ainsi le monde serait livré pour toujours aux fous ou aux pourceaux !


épictète

Qu’est-ce que les philosophes feraient des choses indifférentes que celui-ci appelle le monde ?


serena

Il y eut pourtant des époques de beauté.


historicus

Je crois que tu te trompes, Serena. Il est difficile de savoir ce que deviendrait, vue de près, une époque qu’on admire de loin. Deux choses restent certaines, cependant : toutes les époques sont laides pendant que dure leur grouillement infâme et toutes comptent quelques individus qui sont beaux. Et — je ne sais d’où vient cette iniquité, mais je m’efforcerai de le savoir — il y a des générations qu’on juge sur la laideur de la foule, d’autres qu’on estime pour la beauté des héros qu’elles persécutèrent. Nous proclamons beau le siècle de Périclès. Pourtant Périclès fut en butte à toutes sortes d’accusations, Phidias fut poursuivi, Anaxagore partit en exil, Socrate but la ciguë. Ceux qui se proclamaient les meilleurs se réjouissaient aux grossièretés dégoûtantes d’Aristophane, comme, il y a quelques années, on saluait dans le sale Pétrone le maître des élégances. Mais nous jugeons cette époque récente par la sottise de Claude, la cruauté de Néron, l’ignominie de Messaline, l’esprit infâme de Pétrone, plutôt que par la fermeté de Cornutus, de Thraséas, d’Arria, de Paulina. Et nous décorons tous les lâches imbéciles d’Athènes de l’héroïsme de Socrate, de l’intelligence de Périclès, de la beauté de Sophocle, de l’ingéniosité d’Euripide. Rappelle-toi pourtant, Serena. Combien de fois Euripide fut-il vaincu par des rivaux sans mérite ? Le peuple était donc stupide alors comme aujourd’hui. Périclès fut obligé de gouverner par la ruse. Donc la clarté de son esprit offensait, au lieu de les éclairer, les animaux de nuit, de sottise et de vol qui formaient la foule d’alors comme celle d’aujourd’hui. Enfin quelle aberration nous fait aimer comme autant de Socrates les gens qui tuèrent Socrate ? C’est aussi fou que si nous honorions le Néron chauve à cause de la vertu d’Épictète.


arrien

Tu me rappelles une parole que Socrate dit un jour à Alcibiade touchant les Athéniens : « Le peuple du magnanime Erecthée a un beau masque ; mais il faut le voir à visage découvert… » Les grands hommes sont le masque qui cache la laideur des peuples. Mais les peuples respirent mal sous cette beauté d’emprunt ; ils s’efforcent de l’arracher et de la déchirer.


historicus

Pourquoi l’histoire rit-elle devant certains visages nus et remet-elle sur d’autres le masque qu’ils refusèrent ? L’histoire est femme, je le crains. Il lui arrive d’aimer un peuple ou une époque, comme Serena aime Serenus. Mais il existe quelques hommes aimables. Au contraire, la foule est toujours stupide et méchante. Clio ne mérite pas plus de créance qu’une femme ivre quand, au lieu de conter, elle se permet de louer.


épictète

Tu parlais tout à l’heure de Théophiles futurs. Tu les voyais lutter contre de futurs Historicus, de futurs Serenus, de futurs Porcus, de futurs Épictètes. Il me semble que tu généralisais comme un philosophe pauvre, ô riche historien. Ou bien es-tu certain que l’Historicus subtil qui aidera je ne sais quel Serenus et je ne sais quel Epictète à triompher de je ne sais quel lointain Théophile aura les jambes aussi longues que l’Historicus aimé de l’Épictète actuel ?


historicus

Permets-moi, délicieux Épictète, d’être moins précis quand je bégaie l’avenir que lorsque je dis le passé. Il y a des jeux et il y a des choses sérieuses. Quand j’étudie hier ou aujourd’hui, je suis un historien qui, presque sans sourire, travaille à peindre de la vérité. Mais, si je devine demain, je suis un augure qui, pour rire, n’a pas besoin de rencontrer un autre augure.


serena

Continue de jouer, Historicus. J’aime à monter sur un sommet pour regarder, même à travers une brume qui raille, un pays inconnu.


historicus

Moi, les choses sérieuses me paraissent plus plaisantes que les jeux. J’aime mieux frotter la médaille qu’Épictète voulait me faire confondre avec une autre.


serena

Fais comme tu voudras. Cela aussi est amusant.


historicus

Hercule n’est pas éternel et même ce pauvre être banal est plus jeune que son père. Mais Théophile confesse un Fils qui n’a point commencé et un Père qui n’a pas l’impertinence d’être plus âgé que son Fils.


serenus

Quel verbiage ! quelle folie !


théophile

La conséquence, fille du principe, est aussi ancienne que le principe. Mais l’esprit de l’homme, qui est faible, nomme le principe d’abord, la conséquence ensuite.


historicus

Dans l’ordre des événements, l’effet succède à la cause. Mais le temps est une pauvre réalité historique, dont les philosophes se moquent souvent et Théophile pourrait avoir raison contre les philosophes.


théophile

Le Fils s’appelle aussi le Verbe. Or Dieu n’est pas un être semblable à nous, un enfant qui naît et qui grandit, pour penser et parler tard. Dieu est parfait de toute éternité. Et sa Pensée son Verbe, lui est coéternel. Quant à l’Esprit, il est Amour. Et Dieu, qui ne peut être sans penser, ne saurait non plus penser sans aimer sa Pensée.


épictète

Mais qu’est-il en dehors de sa Pensée et de son Amour ?


théophile

Il est Puissance. Il est Celui qui créera, Celui qui par le ciel et la terre, langage sublime, exprimera la Pensée qu’il aime.


épictète

Je comprends, Théophile. Tu n’as, comme moi, qu’un seul dieu. Mais tu distingues dans ton Dieu trois attributs principaux.


théophile

le Père n’est pas un attribut. Le Père est Dieu…


épictète

Non. Il n’est que la Puissance de Dieu.


théophile

Le Père est Dieu. Et le Verbe est Dieu.


épictète

Non. Il n’est que le Verbe de Dieu.


théophile

Le Verbe est Dieu. Et l’Esprit est Dieu.


épictète

Pardonne-moi, Théophile, d’avoir essayé de comprendre. Je reconnais que tu es incompréhensible. Tout à l’heure, un instant, j’ai cru voir en toi un sage. Mais tu es folie et chaos et je fus absurde, devant l’éclair qui a laissé l’orage plus noir, de m’écrier : Voici le soleil !


théophile

Tu es absurde de vouloir comprendre Dieu. Il faudrait que tu sois plus grand que lui : le contenant est toujours plus grand que le contenu. L’humilité seule convient devant le mystère.


épictète

Je n’ai pas la prétention de comprendre Dieu tout entier. Mais je désire ne prononcer que des paroles que je comprenne.


théophile

Ainsi tu ne diras rien qui soit digne de Dieu.


épictète

Homme, je ne dis que des paroles humaines, même quand je bégaie les choses divines. Toi, fou ambitieux, tu dis des folies, tu jettes des mots qui retentissent comme des sphères creuses, tu te nourris de fruits dont l’écorce ne contient rien.


théophile

Je ne dis rien. Je répète. Je suis incapable de savoir par moi-même quelque chose sur Dieu. Je redis seulement ce que, dans sa bonté infinie, il a bien voulu me révéler de lui.


épictète

Ce que Dieu veut révéler de lui, il le révèle à tous les hommes de bonne volonté. Le soleil brille pour quiconque ne ferme pas les yeux. Ainsi l’Ordre du monde pour quiconque ne ferme pas sa raison. Mais Dieu ne joue pas avec les hommes comme un prêtre qui exige qu’on répète des formules vides. Quelle utilité y a-t-il à dire des mots qui ne contiennent point de pensée ? Comment Dieu serait-il absurde au point de nous parler par la raison et de nous défendre d’écouter la raison ? Où as-tu découvert cet ordre de Dieu qui m’interdit d’entendre la parole de Dieu ? Ah ! le Dieu fou qui se nie pour s’affirmer. Ton Dieu ressemble à un cordonnier qui apprend des mots à une pie et qui se réjouit quand la pie répète correctement. Je te l’ai déjà dit : tu avilis Dieu et tu avilis l’homme.


théophile

J’adore sans comprendre. J’adore en esprit et en vérité. Mais toi, pour embrasser Dieu, tu le réduis à la mesure humaine.


épictète

Je n’ai pas la prétention d’embrasser Dieu. Je ne sais pas tout. Mais je dis seulement ce que je sais. Je ne puis monter jusqu’au soleil et le regarder de près. Pourtant, si tu m’affirmes que le soleil est obscur, je ris de toi. Or qu’est-ce que ton Dieu hostile à la raison, sinon un absurde soleil que tu affirmes ennemi de la lumière ?


historicus

Tu vois, Épictète, combien le dieu des chrétiens est étrange pour nous. Je l’accepte comme une conception…


serena

Une conception barbare et inharmonieuse. La plus folle des folies.


historicus

Qu’importe ? Érostrate était fou, et il a détruit. Donne-lui le pouvoir et, sur les ruines du temple d’Artémis, il construira un monument audacieux comme sa démence. Ainsi les chrétiens, fous peut-être, détruiront et, après leur triomphe, ils construiront.


serena

Hélas ! ils détruiront de la beauté ; hélas ! ils construiront de la laideur.


historicus

La laideur est fragile. Et peut-être ils construiront pour les siècles. Peut-être ils créeront une beauté nouvelle.


serena

Il n’y a pas de beauté en dehors des règles et des canons.


historicus

Nous ne savons pas tout ce que peut produire l’histoire. La beauté du Parthénon dit l’équilibre intellectuel des Grecs. Ceux-ci peut-être, par une beauté inconnue encore, diront l’élan de leur âme vers le ciel.


théophile

Vous avez fait à vos dieux de boue des temples bas comme des tanières. Je ne sais ce que nous ferons. Mais nous avons besoin que nos yeux et nos mains montent vers le ciel. Les monuments que nous rêvons montent aussi, encens que le vent ne dispersera pas. Vos âmes sont des lourdeurs ; nos âmes sont des flammes. Les architectes qui sentiront comme nous créeront, non pas une beauté nouvelle comme dit Historicus, mais la seule beauté monumentale, dont vous n’avez aucune idée, dont je sens s’agiter en moi le besoin et le pressentiment. Vos temples sont de vaines paroles épanchées vers la terre ; nos temples seront des prières qui s’envolent.


serena

Quelle folie !


historicus

Peut-être. Mais quelle folie puissante. Je sais des mères qui, tandis qu’elles portent l’enfant, semblent des folles. Le cerveau de cet homme risque d’être le ventre secoué qui porte l’avenir.


serena

La folie est contagieuse. L’harmonieux Historicus dit des similitudes laides et barbares.


historicus

Sais-tu à quoi je pense avec douleur, Serena ?


serena

Je le saurai si tu me le dis.


historicus

Je m’afflige songeant qu’il y a eu deux Jésus de Nazareth et que je n’en connaîtrai qu’un.


théophile

Jésus est homme. Jésus est Dieu. Mais il n’est pas deux. Il est dieu fait homme, il est verbe fait chair. Ainsi ta parole ne diffère pas de ta pensée.


serenus

C’est bien discutable.


historicus

Tu ne sais pas ce que je voulais dire, excellent Théophile. Voici comment je distingue deux Jésus de Nazareth. Il y a le Jésus de Théophile, le second dieu qui, par l’opération du troisième dieu, est fils du premier dieu ; le faiseur de miracles qui est mort, ressuscité et monté vivant à travers les airs pour s’asseoir à la droite de ce père qui n’a pas daigné opérer lui-même sa conception ; le Chreistos qui te sauvera et qui me punira de ne croire en lui que comme en une pensée de ton esprit. Mais, pour moi, il y a aussi Jésus fils du charpentier Joseph et de son épouse Marie.


théophile

Tu blasphèmes.


historicus

C’est le métier de l’historien… Il y a, plus intéressant que le Jésus que tu adores, le Jésus qui est né comme les autres enfants, qui a vécu comme les autres hommes purs, qui est mort comme Socrate ou Thraséas, qui n’est pas ressuscité plus qu’eux.


théophile

Tu dis des paroles odieuses.


historicus

Et ce Jésus, que j’aime depuis qu’un de tes frères m’a fait lire la Bonne Nouvelle, je ne le connaîtrai jamais.


arrien

Pourquoi ?


historicus

Parce que je n’étais pas auprès de lui.


arrien

Je ne comprends pas…


historicus

Aucun de ceux qui l’approchèrent n’a su voir sa véritable beauté ; aucun n’a deviné l’importance historique que pouvait prendre son fantôme ; et nul n’a écrit son histoire.


théophile

Tu mens et tu sais que tu mens. Puisque tu as lu la Bonne Nouvelle.


historicus

La Bonne Nouvelle est l’histoire de l’autre, du Jésus que vous imaginez, du Transfiguré que votre éblouissement amoureux entoure d’une lumière d’apothéose. C’est l’histoire du dieu qui se créait dans l’esprit de Pierre, et de Jacques, et du crédule Thomas. Ce n’est pas l’histoire de l’homme que j’aime.


arrien

Pourquoi l’aimes-tu, si tu ne le connais pas ?


historicus

Je le devine un peu à travers la légende. Je sais l’art de regarder à travers les témoignages les plus brumeux. Mais la folie épaisse des disciples laisse distinguer peu de chose.


arrien

Que distingues-tu ?


historicus

Le fils du charpentier m’apparaît un sage étrange, plus doux et plus souriant qu’Épicure et peut-être aussi courageux qu’Épictète. Mais Épictète est un guerrier immobile et que rien ne peut mettre en fuite. Le philosophe juif fuit parfois pour revenir bientôt et sa fuite, comme celle du Parthe, est encore un combat. Il allait à travers les villes et les bourgades prêchant sa vérité flottante. Il était vagabond et sans attaches comme un cynique. Mais sa parole était exempte de toute âpreté et sa voix séduisait au lieu d’irriter. Il était jeune, blond, aussi beau que notre Serenus : les femmes le regardaient, et elles croyaient l’écouter ; elles l’aimaient, et elles croyaient le comprendre. Lui disait, avec l’accent de l’amour, des paroles de raison. Sa douceur essayait de briser les chaînes des préjugés et dans les ténèbres son geste portait un noble flambeau. Mais ceux auxquels il s’adressait entendaient, sa voix mieux que ses paroles. Souvent on a l’air d’écouter le maître et on n’entend que soi-même. Porcus nous montre ce que deviennent dans un imbécile les préceptes d’Épicure. Les disciples de Chreistos alourdissaient d’un sens matériel et grossier les paroles subtiles du philosophe galiléen. Ils étaient ces étoffes rugueuses et de couleur criarde qui rendent sotte et blessante la douce lumière. Jésus disait : « Mon royaume n’est pas de ce monde », Ainsi Épicure dresse sur d’irréels sommets l’architecture immatérielle de ses temples sereins. Ainsi Épictète dit à César : « J’ai un domaine où tu ne pénétreras point ». Mais les disciples au lieu de songer à l’âme, riche royaume fermé, plus fleuri que tous les jardins et plus imprenable que toutes les citadelles, voyaient, avec des yeux grotesques et éblouis, je ne sais quel monde réel où Jésus serait roi et où ils jouiraient, eux, pendant mille ans ou pendant l’éternité, de voluptés et d’honneurs semblables aux plaisirs d’Hérode et aux manteaux d’Hérode.


théophile

De quel droit nous arraches-tu des promesses certaines ?


historicus

Jésus a dit devant des oreilles aussi fermées que les tiennes : « Que servirait à un homme de gagner tout le monde, s’il perdait son âme ? »


théophile

Parce que perdre son âme c’est perdre le royaume de Dieu.


historicus

Voici que tu parles bien, toi qui comprends mal. Le royaume de Dieu c’est le seul royaume de l’âme, c’est la liberté et la richesse intérieures. C’est ce qu’Épictète, avec des similitudes qu’Arrien n’a pas la sottise de prendre à la lettre, appelle l’opulence du sage et la royauté du sage.


théophile

Je te dis…


arrien

Tais-toi, Théophile. On devine, sans que tu la dises, ta traduction lourde, ta traduction à quatre pattes et sans ailes.


serenus

C’est Historicus, je le crains, qui traduit mal. Il transforme en beautés grecques des sottises et des folies d’Asie. Ce Jésus de Nazareth, après tout, n’était qu’un barbare, comme ses disciples. Écarte-toi promptement, Historicus, de la faute que tu reprochais à Épictète. Chez un historien, elle donnerait occasion de rire.


historicus

Hélas ! je fais de l’histoire sans autre document que des fables milésiennes. Je suis un architecte à qui on donne, au lieu de pierres, des nuages qui fuient ses mains. Ah ! combien la parole de Jésus m’est difficile. Elle n’a pas la précision carrée et blessante d’une parole romaine ; elle n’a pas non plus la précision souple et souriante d’une parole grecque. Elle est je ne sais quelle lumière flottante, et qui éblouit peut-être plus qu’elle n’éclaire. Pour comprendre ce noble barbare, il se peut que je le fasse trop grec. Sa pensée sûrement n’est pas matérielle comme une avidité de Pierre ou de Jacques. Mais elle ne ressemble pas davantage à une idée de Platon. L’idée de Platon est la mère parfaite des réalités imparfaites. La pensée de Jésus, plus belle que les choses, émane peut-être des choses. Ainsi une fumée légère et odorante s’élève des grains grossiers de l’encens. Mais je dis des à peu près qui me laissent insatisfait et je ne sais vraiment par quel artifice vous chanter un peu et me chanter un peu ce qu’est le verbe de Jésus.


théophile

Ton impuissance est celle de l’homme qui essaye de comprendre, au lieu d’adorer, la pensée divine.


historicus

Par des gestes dont l’harmonie originale m’est inexprimable, il essayait, comme Épicure ou Zénon, un travail de sauveur et de libérateur. À quelques juifs qui paraissaient croire en lui, il disait : « Si vous persistez dans ma doctrine, vous serez vraiment mes disciples, et vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous affranchira ».


arrien

J’aime retrouver chez un barbare cette certitude que la vérité seule est libératrice. Je crois revoir Épictète sur le forum et l’entendre qui proclame ces choses devant la foule.


historicus

Le peuple de la Ville comprit-il la parole d’Épictète ?


arrien

Non. Les hommes libres s’éloignèrent riant et disant : « Nous n’avons pas besoin d’être affranchis ». Mais les esclaves riaient et disaient : « La baguette qui affranchit est tenue par le licteur, et non par la vieille matrone vérité ».


historicus

C’est partout que le peuple ferme les yeux devant la lumière et ses paroles obscures raillent les porteurs de flambeaux. Sais-tu ce que les juifs répondirent à Jésus de Nazareth ?


arrien

Ta réflexion le dit déjà. Rapporte cependant leur réponse.


historicus

Bêtes et orgueilleux comme des citoyens romains, ils ricanèrent : « Nous sommes la postérité d’Abraham et nous ne fûmes jamais esclaves de personne. Comment donc dis-tu : Vous serez affranchis ? »


arrien

J’admire avec toi la banalité de la sottise populaire.


historicus

Mais Jésus leur répondit : « En vérité, en vérité, je vous dis que quiconque s’adonne au péché est esclave du péché ».


épictète

J’aime ton Jésus de Nazareth. Il parle comme Zenon et comme Chrysippe.


historicus

Il ne méprisait pas moins que toi ce que le Portique appelle les choses indifférentes. Il recommandait : « Ne dites pas avec anxiété : Que mangerons-nous ? Que boirons-nous ? De quoi serons-nous vêtus ? Mais cherchez premièrement la justice et le royaume de Dieu, et tout le reste vous sera donné par surcroit ».


théophile

Ainsi il promettait…


historicus

Il ne promettait rien de matériel. Ce qui est donné par surcroît, au juste de Jésus comme au sage d’Épictète, c’est l’indifférence pour les choses indifférentes. Rappelle-toi le sourire dont il blâme Marthe affectueusement empressée à lui préparer à boire et à manger : « Marthe, Marthe, tu t’inquiètes de beaucoup de choses ; or une seule est nécessaire ».


arrien

Dis-nous d’autres paroles de ce sage, si tu en sais encore.


historicus

Il ordonnait : « Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente-lui l’autre. Si quelqu’un te fait un procès pour ta tunique, abandonne-lui aussi ton manteau ».


arrien

N’y a-t-il pas quelque exagération ?..


historicus

Peut être, en effet, allait-il plus loin que vous dans l’amour des hommes. « Aimez vos ennemis, disait-il, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent ».


épictète

Il n’allait pas plus loin que nous. Que notre geste se dirige vers un homme bon ou vers un homme méchant, le bien reste toujours le bien, le mal reste toujours le mal. Socrate a proclamé cette vérité.


théophile

Jésus mourant priait son Père pour ses bourreaux : « Pardonnez-leur, ils ne savent ce qu’ils font ».


épictète

Socrate n’a pas maudit ses juges. Il proclamait tous les jours que l’injustice n’est qu’ignorance et que personne n’est méchant volontairement.


théophile

Mais Socrate méprisait les ignorants et Jésus les aimait. Le Père qui est dans les cieux fait lever son soleil sur les méchants comme sur les bons et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes. Tous les hommes sont ses fils ; tous les hommes sont nos frères. Et nous les aimons tous. Car Jésus veut que nous soyons parfaits comme le Père céleste est parfait.


épictète

J’approuve ces sentiments chez Jésus. Je les approuve aussi chez tous les stoïciens, car tous proclament la parenté qui unit les hommes entre eux et avec les dieux. Et j’aime Pythagore, entre autres raisons, parce qu’il a défini la vertu : l’imitation de Dieu.


théophile

Seul Chreistos a dit amoureusement à Dieu : « Que ta volonté soit faite et non la mienne ».


épictète

Ignores-tu donc l’hymne de Cléanthe ? Et ignores-tu, entre mille paroles stoïciennes, la grande parole de Chrysippe : « Si je savais qu’il est dans la destinée que je fusse malade aujourd’hui, je courrais de mon propre mouvement et avec joie au devant de la maladie ? » Et le même Chrysippe disait encore : « Si la boue avait le sentiment et la pensée, elle se réjouirait d’être foulée aux pieds des passants, car elle saurait que cela est dans sa destinée, et elle s’y soumettrait avec empressement ».


théophile

Ton Chrysippe est fou ; il aime un mal d’où ne sortira aucun bien…


épictète

Il aime le seul bien, l’ordre du monde.


théophile

Chreistos nous console par des promesses que vous ignorez.


épictète

La philosophie nous met au-dessus des consolations.


théophile

Le royaume des cieux…


épictète

Tais-toi, impie. Tu rends les cadavres avides bassement comme les fous qui vivent. Tu crées au-delà de la mort un monde mercenaire et vil comme le monde de César.


théophile

Je dis avec Jésus : « Heureux les pauvres, car c’est à eux qu’appartient le royaume des cieux…


épictète

Si dans ton royaume des cieux tu vois des richesses, tu dis : « Heureux les riches ! »


théophile

Je dis, avec Jésus : « Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car le royaume des cieux est à eux… »


épictète

Ainsi ton âme basse dit : « Heureux ceux qui auront le pouvoir et ceux qui auront la gloire. » Tu n’es pas le héros ; tu es l’aventurier qui supporte les peines du jour pour conquérir les voluptés de la nuit.


théophile

Nous seuls aimons la pauvreté. Seuls nous désirons être persécutés.


épictète

Pourquoi aimerions-nous ou désirerions-nous des choses qui sont indifférentes ?


théophile

Tu n’es pas une chose indifférente, ô pauvreté ; vous n’êtes pas choses indifférentes, ô supplices soutenus pour mon Dieu. Vous êtes des clés qui blessent délicieusement la main, car vous ouvrez le royaume riche et délicieux…


épictète

L’insistance de tes paroles mercenaires finirait par me faire douter de la vertu de Jésus de Nazareth. Es-tu bien sûr, Historicus, que son royaume des cieux ?..


historicus

Je crois que c’est l’âme du sage ou, comme il disait plus volontiers, du juste. Je crois que c’est ton âme, Épictète, ton âme plus riche, plus belle, plus royale et plus divine que tout un Olympe. Je crois… Mais les paroles de Socrate ou de Zénon sont des statues immobiles dans la lumière. Les paroles de Jésus sont, sous un vent qui m’inquiète, des herbes incertaines. Je crois souvent les comprendre ; je ne suis jamais tout à fait sûr de les comprendre. La seule chose évidente, c’est que les disciples n’ont pas compris.


théophile

Tu mens.


historicus

La précision anguleuse qui blesse comme un roc ou comme une affirmation sans sourire est un défaut romain. Une vertu grecque, c’est la précision souple et limpide, fleuve dont le lit ne se déplace point, mais où se reflètent, tremblants et exacts, le ciel et le paysage. Une noble parole d’Asie est un parfum qu’on aime quoique la main ne puisse le saisir ou l’œil l’apercevoir. Jésus fait appel au cœur, non à la raison ; il semble considérer le sentiment comme le grand docteur de vérité…


serena

C’est en quoi il se révèle barbare. Le flambeau de l’amour se couronne d’une flamme sans lumière.


historicus

Mais comme tous les sages, il fait appel à la vérité que chacun porte en soi. Il délivre des folies étrangères, des mensonges du dehors qu’affirmaient les serviles et les autoritaires. Comme tous les sages, il méprise les prêtres et il méprise César.


théophile

Tu mêles inextricablement vérités et mensonges.


historicus

Écoutez ce qui lui arriva un jour. Ses ennemis, l’interrogeant devant le peuple, demandèrent : « Est-il permis de payer le tribut à César, ou non ? » Ils espéraient, selon sa réponse, le perdre aux yeux du peuple ou le faire condamner au nom de César ;


épictète

Il n’avait qu’à dire sa pensée. Les conséquences ne dépendaient pas de lui et ne lui importaient point.


historicus

Il est mort courageusement. Mais il n’était pas de ta race, mon Épictète. Car, encore que tu sois né en Phrygie comme Ésope l’ingénieux, ton père et ta mère étaient grecs et tu es un véritable grec. Lui, de caractère et d’esprit, était un oriental souple et délicieusement fuyant. Sa sagesse avait des coquetteries comme un amour de femme. Le fils subtil du charpentier se fit remettre un denier et demanda : « De qui est cette image et cette inscription ? — De César » lui répondit-on. « Rendez donc à César, conclut-il, ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. »


serena

Que signifie cette parole ?


historicus

Je ne sais comment l’entendent les Chrétiens aujourd’hui. Je sais encore moins comment ils l’expliqueront quand ils auront le pouvoir. Moi je comprends, et il me semble que c’est Épictète qui parle, mais avec plus de sourire, avec je ne sais quelle malice féminine : « Méprisez la matière et les maîtres de la matière. L’or et l’argent sont des chaînes sur César et sur les autres esclaves. Hommes libres, pourquoi disputeriez-vous aux esclaves leurs chaînes. Dieu n’aime pas l’or et l’argent ; Dieu aime les cœurs purs et méprise César. Soyez purs et honorez Dieu. Refusez à César ce qui n’appartient qu’à Dieu et aux sages. Méprisez au fond de vos cœurs le méprisable César. »


épictète

Sa parole est belle, mais je l’aimerais mieux moins boiteuse et qui puisse marcher seule sans s’appuyer sur ta glose.


historicus

Si ses paroles étaient claires comme les tiennes, elles m’intéresseraient moins.


arrien

Pourquoi ?


historicus

Parce que les maîtres bien compris restent stériles. Mais une doctrine un peu incertaine, que les disciples entendront mal et matérialiseront à leur image, peut devenir une force lourde et qui créera de l’histoire.


épictète

Qu’importe cela ?


historicus

Cela importe beaucoup à l’historien… Jésus comme tous les sages, ne croyait qu’au salut individuel. Il méprisait toutes les organisations. Il riait des docteurs et maudissait les prêtres. Il ne cherchait la vérité que dans sa conscience. Et c’est là, tu le sais bien, Épictète, une doctrine d’abstention et d’impuissance.


épictète

C’est la doctrine de vérité.


historicus

Oui. Et elle dit : « Supporte et abstiens-toi »… Voici que déjà les chrétiens ont des docteurs dont Jésus rirait et des prêtres qu’il maudirait. Et ils ne méprisent plus César qu’à demi. Et, le jour où César sera chrétien, ils l’honoreront. N’est-ce pas, Théophile ?


théophile

Certes. Il sera la volonté de Dieu faite chair.


historicus

Je crois que tu blasphèmes, excellent Théophile.


théophile

J’ai peur, en effet, d’avoir dit un peu plus qu’il ne convient et un peu plus que je ne voulais.


historicus

Ainsi, grâce aux disciples trop bêtes pour comprendre et assez bêtes pour agir, Jésus n’est plus seulement un philosophe, il est un dieu. Sa pensée déformée n’est plus une sagesse qui paralyse, elle est une folie qui pousse à l’action. Elle fera de l’histoire.


arrien

Mais, s’il avait pu prévoir, il aurait pleuré.


historicus

Si on prévoyait, on s’abstiendrait peut-être même de parler.


épictète

Jésus n’a rien à regretter. Celui qui dit des paroles sages n’est pas coupable de ce qu’entendent les oreilles folles. Et Jésus est grand par sa pensée, par sa parole, par sa volonté défensive, par sa vie et par sa mort.


serenus

Comment peut-on de Jésus tomber à Théophile ?


historicus

La chute est plus grande d’Épicure à Porcus.


serenus

Mais Épicure a des disciples fidèles. Jésus en a-t-il et en aura-t-il ?


historicus

Aucun. Et, s’il s’en rencontre dans les siècles futurs, le troupeau de ses prétendus disciples les tuera plus furieusement qu’il ne tuera les autres philosophes.


arrien

Mais comment une doctrine ainsi déformée peut-elle encore s’organiser, conserver je ne sais quelle apparence d’harmonie ?


historicus

Ta question est difficile et je n’ai pas les éléments qui permettraient d’essayer une réponse. Cette organisation qui, comme on arme des bergers et on les groupe en armée, a transformé en folie conquérante une sagesse aimable, est surtout, si je ne me trompe, l’œuvre d’un certain Saulus ou Paulus..,


théophile

Honorez l’apôtre des gentils. C’est lui qui vous appelle tous au salut…


porcus, accourant

Je suis perdu, je suis perdu.