Les Chrétiens et les Philosophes/Chapitre XIII
CHAPITRE XIII (↑)
La Révolte des Esclaves
C’est toi que j’implore, vénérable Épictète ; toi justice vivante et vivante lumière. Tu as sauvé Théophile, ce chrétien vil. Sauve-moi, moi, sénateur romain, moi, un des hommes les plus riches et les plus nobles de la Ville et du monde, et je te prouverai que tu n’as pas servi un ingrat.
Quitte cette posture qui m’injurie. Je reste debout devant tous et je désire que tous restent debout devant moi.
Je t’obéis, vénérable Épictète. Mais ne repousse pas ma prière.
Je n’ai jamais repoussé une demande juste.
Toi qui sais parler à la foule et lui faire faire le contraire de ce qu’elle veut, viens parler à mes esclaves. Viens leur expliquer la justice. Précisément, en voici un qui arrive derrière moi. C’est leur chef, c’est le chef de la révolte. Change d’abord Félicion en esclave fidèle et, avec son aide, tu changeras facilement les autres.
Tu me reconnais peut-être, Épictète. À Rome, quand j’avais une heure de loisir, j’accourais t’écouter. Tu es mon maître, non celui-ci. Car tu m’as enseigné cette parole de Socrate : « De quelque part que vienne un ordre, dès qu’il s’appuie sur la force non sur la persuasion, il est un acte de violence, non une loi. » Or celui-ci n’a jamais donné que des ordres soutenus par la force. Mais toi, tu dis la vérité et celui qui est capable de comprendre s’en va persuadé. Celui-ci est un César au gros ventre, un Vitellius méchant et risible. Mais toi, tu es le héraut des dieux, les seuls législateurs.
Philosophe Félicion, quel débat peut-il y avoir entre toi que ton âme, malgré les apparences, fait homme libre, et l’esclave Porcus ?
Les étranges façons de parler !
Cet être de nature servile se prétend mon maître et le maître de mes compagnons.
Oui, la loi me proclame votre maître. Et il est juste d’obéir à la loi. Explique-lui, Épictète, que la justice est fille de la loi.
Tu te trompes. La loi est fille de la justice. Et, si tu appelles lois des filles de la force, tu mens.
Les juges me donneraient raison. Donc la loi est pour moi. Si tu es juste, Épictète, parle comme un juge.
Malheureux, toutes tes pensées ne sont que terre et que boue. Tu ne regardes que ces misérables lois humaines qui sont les lois des morts. Mais tu ne portes jamais ta vue sur les lois qui viennent des dieux et qui commandent aux intelligences.
Il n’y a pas de dieux.
Tu dis la vérité, Porcus, et c’est le hasard qui règle toutes choses. Le hasard t’avait donné ces hommes. Le hasard te les reprend. Qu’as-tu à dire à cela ?
J’ai à dire que ces hommes sont à moi par les lois, que leurs pères appartenaient à mon père, qu’ils sont nés sur mes domaines, que je les ai nourris.
Tu les as nourris avec les fruits de ton travail, sans doute ?..
Tu dis des sottises.
C’est nous qui t’avons nourri. C’est nous qui sommes tes créanciers. Et tu es insolvable comme un porc vivant. Si nous n’écoutions que la justice, nous aurions le droit de te tuer.
La folie crée des criminels qui méritent la mort, mais la sagesse ne crée point de bourreaux. Quiconque fait violence à d’autres hommes mérite la mort. Mais nul ne doit tuer. On ne guérit pas le mal par le mal et la violence par la violence.
Il y en a que j’ai achetés de mon argent.
D’un argent qu’avaient gagné tes mains laborieuses, je suppose ?..
Qu’il est bête, celui-là ! Serenus, la grossièreté de ton esprit déshonore le nom d’épicurien… Toi, Félicion, tu avais douze ans. Les soldats, en réprimant une sédition, t’avaient pris dans les montagnes des Helvètes. Tu appartenais aux soldats par droit de conquête. Je t’ai acheté à tes premiers maîtres. Tu m’appartiens par droit d’achat.
Zénon de Cittium a dit : « Il y a tel esclavage qui vient de la conquête, et tel autre qui vient d’un achat ; à l’un et à l’autre correspond le droit du maître, mais ce droit est mauvais. »
Je veux dire de belles paroles d’Annœus Seneca. Car j’aime ce stoïcien qui vécut dans la douceur épicurienne et qui souvent loua Épicure. Voici des mots qu’il semble adresser à Porcus lui même : « Des esclaves ! dis plutôt des hommes. Des esclaves ; dis des compagnons d’esclavage… Celui que tu appelles esclave est né de la même semence que toi, il jouit du même ciel, respire le même air, vit et meurt comme toi. »
Il n’y a d’esclave naturel que celui qui ne participe pas à la raison. Or cela est vrai des bêtes, non des hommes. L’âne est un esclave destiné par la nature à porter nos fardeaux, parce qu’il n’a point en partage la raison et l’usage de la volonté. Mais, s’il avait reçu ces dons, l’âne se refuserait légitimement à notre empire : il serait notre égal.
Tu es injuste envers moi, parce que tu me hais. Et, pour me dépouiller, tu embrouilles toutes choses, tel un avocat plein de malice. Il n’est pas question d’ânes ; il est question d’esclaves.
C’est précisément ce que je te dis : s’il était question d’ânes, tu pourrais avoir raison ; mais il est question d’hommes.
Il n’est pas question d’hommes ; il est question d’esclaves.
Il est, en effet, question d’un esclave inepte et qui s’appelle Porcus.
Nous ne devons pas vouloir pour les autres hommes le fardeau que nous ne voulons point pour nous-même. Or Porcus ne voudrait pas être esclave. Pourquoi donc se servirait-il des autres comme d’esclaves ?
Ainsi tu détruirais toute industrie et tu ramènerais les hommes à la brutalité et à la pauvreté primitives.
Que dis-tu, Porcus ?
La vérité. Nous avons des besoins et, pour satisfaire ces besoins, il nous faut des instruments. Mais les instruments faits avec du bois et des métaux ne se fabriquent pas seuls et ne travaillent pas seuls ; il faut leur adjoindre des instruments vivants. Avant d’exister, et pendant sa durée laborieuse, et après qu’il est usé et a besoin d’être remplacé, toujours l’outil nécessite l’esclave.
L’outil suppose quelqu’un qui l’a fabriqué et quelqu’un qui s’en serve. Que celui qui désire les fruits du travail travaille.
Tu ris, Épictète, et tu n’imagines pas le sénateur Caïus Trufer se fatiguant à un labeur servile.
Non, on n’imagine pas un Porcus utile, même à lui seul.
Les statues de Dédale et les trépieds de Vulcain, au dire des poètes, se rendaient d’eux-mêmes à l’assemblée des dieux. Donnez-moi des outils semblables qui entendent mes ordres et les exécutent d’eux-mêmes ; alors je pourrai peut-être affranchir mes serviteurs. Mais tant que la charrue ne laboure pas et ne sème pas sans aide, tant que l’archet ne chante pas seul sur la cithare, il me faut des esclaves.
Mange du gland si tu veux, Porcus, et entends, si tu peux, la voix du rossignol.
Ou bien apprends la musique et conduis ta charrue.
Tu es deux fois folle. D’ailleurs, même si les outils travaillaient seuls, il faudrait encore pour que la cité existe, qu’il y ait une hiérarchie, qu’il y ait des maîtres et des esclaves.
La cité de Porcus peut mourir sans que je la regrette.
Songe, Porcus, à la cité de Dieu où tous les élus seront égaux.
Mais, tant que nous vivons sur la terre, mes esclaves doivent m’obéir. S’il y a un dieu, c’est, lui qui me les a donnés et je suis pour eux le représentant de sa volonté.
Sans doute, mais…
Ô lâcheté des chrétiens…
Ils sentent déjà qu’ils seront un jour les maîtres. Déjà leur doctrine devient une doctrine de domination et de servitude.
Les hommes ne sont pas égaux Les meilleurs sont faits pour commander aux autres. Mes esclaves ont juste assez de raison pour comprendre ma raison. Ils doivent, dans leur intérêt comme dans le mien, m’obéir.
Tu crois ton intelligence supérieure à celle de Félicion ?
Certes ! Puisque je suis le maître.
Tu te contredis à chaque instant, ô raison supérieure. Tout à l’heure tu prétendais à un avantage naturel ; maintenant tu parles d’un avantage de hasard.
Je suis épicurien et la nature n’est pour moi que le hasard.
Que dit Serenus de cette pensée épicurienne ?
Un hasard guérissable avait fait de Félicion un esclave. Un hasard incurable a fait de Porcus un imbécile.
Porcus me paraît pourtant dire quelque chose quand il affirme la supériorité du maître sur l’esclave.
Historicus seul comprend la vérité. Et un peu Théophile.
Mais Porcus confond la cause avec l’effet. C’est l’esclavage qui abrutit ; l’infériorité de l’esclave est le crime du maître, non la faute de la nature.
L’esclavage abrutit le maître autant que l’esclave.
Non. Le maître souvent devient plus délicat, plus cultivé.
la noble culture de Porcus…
Il y a pour l’homme plus d’une façon de devenir une bête. L’esclave qui ne défend pas sa raison devient un âne inepte et passif. Le maître devient un singe capricieux et dont les grimaces font l’admiration d’Historicus.
On devrait mettre à mort quiconque ose soutenir qu’il peut y avoir raison et vertu chez les esclaves. Cette opinion est un crime contre la cité. Si elle était vraie, en quoi les esclaves différeraient-ils des hommes libres ?
C’est ce que je te demande.
En quoi Porcus diffère-t-il d’un esclave ?
Epaphrodite n’avait de libre que le corps ; Épictète avait l’âme d’un homme libre. Tels Porcus et Félicion.
On n’a jamais vu de cité sans maîtres et sans esclaves Et on n’en verra jamais. Or ce qui est utile à la république, c’est cela que j’appelle le droit.
Il y aura des cités sans esclaves. Le passé ne prouve pas l’avenir. Chreistos n’est pas venu au commencement des temps.
Quand Théophile sera César, Théophile aura des esclaves.
Tu mens.
Peut-être, en effet, pour me faire mentir, tu leur donneras un autre nom.
L’intérêt civil ne peut corrompre le droit naturel. On est homme avant d’être citoyen. Et, s’il faut cesser d’être l’un ou l’autre, le sage n’hésite pas, mais, pour continuer d’affirmer l’humanité, il nie la cité.
Conte-nous donc, Félicion, ce qui s’est passé entre toi et Porcus. Seuls, les faits m’intéressent réellement.
Porcus était un césar capricieux et méchant. Quelquefois il nous donnait trop de choses à manger et il s’irritait parce que nous ne mangions pas tout. Ensuite il ne nous donnait rien, et il exigeait que nous mangions le poisson gâté et les viandes pourries. Ou bien il nous laissait jeûner un jour entier. Si quelqu’un de nous murmurait il lui faisait donner le fouet, ou le faisait mettre aux fers, ou le faisait jeter vivant aux murènes.
Tu mens. Ma maison est une maison bien réglée. Sauf deux ou trois fois, et pour des insolences graves, je n’ai jamais jeté aux murènes que de vieux esclaves qui n’étaient plus bons à rien.
Vous entendez.
J’ai le droit de punir, puisque je suis le maître. Et c’est mon devoir d’utiliser tout. Sans quoi, les plus belles fortunes s’effondrent vite.
Tais-toi, bête féroce. Laisse parler les hommes.
Ô mon frère, Dieu veut que l’esclave obéisse au maître. Mais il désire que le maître soit doux à l’esclave. Repens-toi, ou il te punira.
Rends-moi mes esclaves, et je me repentirai.
Si tes esclaves étaient chrétiens, ils te seraient fidèles.
Si je ne craignais l’opinion de César et la haine du peuple, je te dirais : « Théophile, baptise-moi et viens avec moi dans mes divers domaines baptiser les esclaves qui me restent. »
Tu me diras un jour ces paroles, et il y aura une grande joie dans le ciel.
Depuis longtemps plusieurs désiraient se révolter et tuer Porcus. Je les retenais. Je leur disais : « Voulez-vous être attachés à l’arbre ignominieux de la croix ? Si vous ne voyez d’autre libération que la mort, mourez plutôt de votre main. Mais croyez-moi et attendons ensemble. La fortune aveugle fait le bien après avoir fait le mal, et le jour éclatant est fils de la nuit obscure. Une occasion se présentera. Comptez sur Félicion pour la saisir aux cheveux, si chauve qu’elle soit. » Quelques-uns murmuraient contre moi, mais les autres les apaisaient. Et, chaque jour, ceux qui me haïssent parce que les autres m’écoutent me disaient en riant : « Est-ce aujourd’hui, Félicion, que tu saisis le cheveu de l’occasion chauve ? » Moi, je riais avec eux et j’attendais.
Ce matin, au moment du départ, j’ai dit : « Voici l’occasion. Et elle n’est pas chauve. Tout à l’heure nous saisirons son épaisse chevelure. » Quelques-uns ont interrogé : « Pourquoi aujourd’hui plutôt que hier ? » Je leur ai expliqué les choses : « Aujourd’hui, Porcus n’osera pas se plaindre aux magistrats. Porcus ne joue pas quand il risque de perdre. Porcus tremble à l’idée que César pourrait penser à lui de nouveau. César, s’il pensait de nouveau à Porcus, lui confisquerait probablement tous ses biens ; peut-être même il lui enverrait l’ordre de mourir. »
Voleur ! meurtrier !
Ce Félicion est un chef habile. Continue ton récit, grand général.
Deux ou trois de mes camarades hésitaient encore. Mais j’étais sur le forum du bourg quand la foule voulait tuer Théophile. J’ai crié plusieurs fois en faveur de Serenus et en faveur d’Épictète. Quand ce vil esclave, Porcus, est venu près de moi sur les épaules d’un homme monstrueusement grand et fort, j’ai attendu un moment favorable pour pousser l’homme. J’ai fait tomber Porcus et j’ai eu le plaisir de marcher un peu sur lui.
Meurtrier ! carnifex !
Tu fis mal, mon Félicion.
La lâcheté est une puissante magicienne ; elle avait métamorphosé le porc en tigre dangereux. Porcus avait frappé Serena. Il avait jeté la première pierre, qui pouvait faire tomber sur vous toutes les autres pierres. Autant qu’il dépendait de lui, il avait commis sept ou huit assassinats. Je l’ai puni médiocrement.
Rappelle-toi, mon fils, ce que je te disais tout à l’heure : La folie fait des criminels qui méritent la mort, mais la sagesse ne fait point de bourreaux. Tu as vu d’ailleurs que, même dans des choses indifférentes et qui ne dépendaient pas de nous, la raison et la douceur ont triomphé là où la violence aurait échoué.
Ce qui a triomphé, c’est un mensonge involontaire et une ruse qui s’ignorait.
Ce qui a triomphé, c’est la volonté de Dieu.
Tu as raison, Théophile, et…
Moi, Félicion, je t’approuve complètement. En faisant tomber Porcus et en le piétinant un peu, tu as entretenu l’excitation nécessaire de ton âme ; tu t’es grisé du vin d’une première révolte. Il est bon d’être ivre de falerne, de colère ou de mépris de l’ennemi, quand on va monter à l’assaut.
Revenu auprès de mes compagnons, je leur ai raconté les derniers événements. J’ai dit aux quelques-uns qui hésitaient : « Consentirez-vous à rester toujours les esclaves de ce lâche ? douleur ! être esclave. Mais être esclave de Porcus, ô honte ! » Par ces paroles et d’autres semblables, je les ai décidés. Et nous nous sommes arrêtés quand Porcus voulait que nous marchions. Il est venu vers nous la bouche pleine de je ne sais quel vomissement d’injures et de menaces. Mais je lui ai dit : « Tu parles, ô tardif Porcus, à des êtres qui ne sont plus ici. Tu parles à des esclaves ; nous nous sommes affranchis. »
Tu viens de raconter un crime et un crime lâche, puisque je ne pourrais essayer de le punir qu’en courant des risques.
Connaître l’ennemi est le grand mérite d’un chef. Félicion a vu dans ta lâcheté un des outils de son succès. Il s’est servi de ta lâcheté comme d’un diogmite on d’un licteur qui t’empêcherait de mettre la main sur lui et sur ses compagnons.
Je mettrai pourtant ma main sur lui.
Ô vous tous, hommes libres, ne défendrez-vous pas un sénateur contre un vil esclave ?
Homme, tu attaques un homme ; il se défend ; c’est son droit. Lâche, tu attaques un homme brave : tant pis pour toi.
Maintenant mes compagnons reviennent libres à la Ville. Moi, si Épictète le permet, je suivrai Epictète partout où il ira. Car l’exil, c’est le pays où l’on n’entend point de paroles sages.
Viens, mon fils.
Viens, mon frère.
Du moins, Épictète, fais-moi rendre mes provisions, mes voitures, mes chevaux, mon or, que ces voleurs ont la prétention de garder.
Tes provisions, tes voitures, tes chevaux sont vendus aux gens du bourg.
Misérable !
Que dis-tu, Félicion ?
La vérité.
Eh ! bien, qu’on me rende l’argent produit par ces ventes criminelles et, en même temps, l’or considérable qui était dans la deuxième voiture.
On ne te rendra rien.
Épictète, tu entends les paroles de ce voleur. Il ne peut pas dire touchant les pièces d’or ce que tu m’as répondu au sujet des esclaves. Il ne prétendra pas, je suppose, que mon argent a de la raison et l’usage de la volonté. Il m’appartenait légitimement, mon argent. Ici, le philosophe le plus fou n’a rien à m’opposer.
Je ne comprends pas ce que tu as fait, mon Félicion.
Je retrouve enfin Épictète. Je trouve enfin un homme juste. Et je me réjouis. Car la justice est un baume sur les blessures.
Écoute ce que j’ai fait, ô mon maître. J’espère qu’ensuite tu ne me blâmeras point.
Les lois de la guerre ne sont pas les lois de la paix et d’avance je t’approuve, brave et habile Félicion.
Le mal reste toujours le mal. Mais l’action est un vin traître. Et le plus sage, s’il se laisse surprendre à son ivresse, tombe comme un fort lutteur que l’adversaire, à l’improviste, saisit aux jambes.
Quelques-uns de mes compagnons, les plus vils, ceux qui désiraient le moins la liberté, jetaient sur la deuxième voiture où l’or était enfermé des regards avides. Et ils répondaient parfois à mes discours : « L’esclave d’un homme riche est plus heureux qu’un affranchi pauvre. » Pour qu’ils ne trahissent point mes projets, je leur ai indiqué un moment propice où prendre un peu d’or. Ainsi j’avais leur secret comme ils avaient mon secret.
Fripon, canaille, furcifer.
J’admire ta prudence, Félicion.
La prudence qu’admire l’historien, ami du résultat extérieur, n’est pas toujours sagesse aux yeux du philosophe.
La révolte approuvée de tous, j’envoyai les hommes douteux vendre au bourg voitures, chevaux et provisions. Comme je l’espérais, ils ne rapportèrent qu’une partie du prix et leur crainte de rendre des comptes à Porcus se traduisit par un enthousiasme sincère pour la liberté.
Très bien, Félicion.
Voici un malfaiteur pire que Géryon ou Procuste. Et notre époque lâche ne produit nul Hercule pour détruire monstres et brigands.
Ô spectacle que j’aime : Porcus réclame des dieux.
Un César studieux du bien public suffirait.
Le bien public, c’est le bien de Porcus
Le bien public, c’est le bien des hommes honorables, riches et sénateurs.
Les esclaves sont nos frères.
Ils ne sont pas citoyens. Et même les citoyens pauvres, toujours à vendre, ne sont pas de vrais citoyens. Mais les riches…
Je pris l’argent que me remirent ces hommes douteux. J’écoutai à peine leur rapport, proclamant que je les avais choisis pour leur probité au-dessus de tout soupçon. J’ajoutai cet argent à l’or de la deuxième voiture. Et je partageai le tout également entre mes compagnons sans garder pour moi-même un as ou un stips.
Tu as bien fait de ne rien garder.
Réel ou apparent, le désintéressement augmente la force d’un chef.
Bientôt cet homme plein d’injures vint vers nous comme, lorsqu’il est plein de viandes et de falerne, il va au vomitorium. Je lui ai expliqué doucement les choses. Et je l’ai accompagné jusqu’ici en lui prouvant par des paroles amicales et précises que j’avais bien fait. Hélas ! cet homme préfère l’or à la raison. Mes démonstrations, plus précieuses que son trésor, il les laissait perdre volontairement. Il était le convive glouton qui s’est rempli de viandes vulgaires et qui ne regarde même pas les murènes et la truie farcie. Pauvre Porcus, ton esprit est un mangeur de glands qui ignorera toujours les nourritures humaines.
La raillerie convient aux brigands qui réussissent.
Je lui disais…
N’écoutons plus ce misérable. Mais faites-moi rendre mon argent. Épictète n’approuvera pas le vol.
Épictète, en effet, n’approuve pas le vol, ni celui qui marche sur les routes armé d’un glaive, ni celui qui marche dans les rues et dans les maisons armé des prétendues lois qui sont des moyens de violence.
Que dis-tu, mon frère ?
La loi non écrite, la loi divine, celle que respectent Socrate, Diogène et Épictète, la voici : Que chacun jouisse librement et sans crainte du fruit de son travail. Si, par la force, par la ruse ou par la loi humaine, infâme mélange de force et de mensonge, on dépouille quelqu’un du produit de son labeur, que le volé reprenne ce qu’on lui a pris. Arracher mon bien au voleur, ce n’est pas commettre un vol.
Cet or était, pour une partie, le fruit de mes économies.
Tu vendais le blé que nous avions semé et moissonné.
Et, pour l’autre partie, il me venait de mon père.
Qui l’avait eu par le travail des plus vieux parmi mes compagnons et par le travail de leurs pères. Je ne sais pas si l’héritage est chose juste. Peut-être la vraie Loi déclare le fruit du travail des anciens un bien commun à tous les hommes d’aujourd’hui. Mais cette justice supérieure, je ne pouvais la réaliser. J’ai fait le moins mal possible : j’ai rendu l’or à ceux qui en avaient gagné une partie et dont les pères avaient gagné le reste. Les circonstances ne permettaient pas d’agir comme un sage ; j’ai décidé comme un juge qui, par hasard, serait juste.
Un juge qui, même par hasard, serait juste… Tu fais une supposition bien plaisante, Félicion.
C’est une façon de parler, ma Serena.
Mais n’importe quel juge aurait gardé la plus grande partie de l’or.
Sans doute. Félicion est un général plutôt qu’un juge.
Tu as vu beaucoup de généraux désintéressés, ô perspicace Historicus ?
Ne me prends pas pour un imbécile, Serena. Je ne parle pas des généraux de maintenant.
Ô Épictète bienfaisant comme un Dieu, fais-moi rendre mon or.
Je dois m’abstenir. L’or est indifférent à Félicion comme à moi. Toi, Porcus, tu disputais cette ordure brillante à des esclaves semblables à toi qui ont les mêmes goûts que toi. Seulement eux avaient fait pousser l’or dans ta maison, ou plutôt dans leur maison, comme le laboureur dans son champ fait pousser le blé. Mais toi, tu étais le receleur à qui les lois actuelles, ces voleuses de nuit, apportaient la moisson d’autrui. Je méprise tous les esclaves qui convoitent ; mais celui qui convoite le bien d’autrui est deux fois méprisable. Et, si je regrette que Félicion n’ait pas eu la sagesse de s’abstenir de juger, je reconnais qu’il a du moins jugé avec justice.
Ô blasphémateur, tu injuries tous les riches, tu injuries tous ceux qui possèdent quelque chose.
Ce sont les gestes des riches qui injurient les riches. Votre avidité est une Circé qui vous transforme tous en loups ravisseurs, en chacals guetteurs ou en pourceaux vautrés dans des auges étrangères.
Hélas ! Porcus ruiné, combien l’exil devient ennuyeux. Cet imbécile de Junius Rusticus aurait bien pu se taire.
Que dis-tu de Junius Rusticus ? Tu sais que je l’aime.
Le disciple de Théophile vient de m’apprendre que Junius seul est coupable de tous nos malheurs.
Oui. Ce mauvais philosophe que tu aimes, Arrien, a poussé l’impudence jusqu’à faire l’éloge de Pœtus Thraséas et d’Helvidius Priscus et il les a appelés des hommes très vertueux. Son discours a été répété à Domitien. L’impérator — et c’est justice — n’aime pas les gens qui résistèrent aux volontés des Césars d’avant lui. Il s’est irrité et, pour le crime d’un seul, il a banni tous les philosophes de Rome et de l’Italie.
Vraisemblablement il valait mieux envoyer à Junius Rusticus l’ordre de s’ouvrir les veines.
J’admire ta générosité philosophique, ô noble académicien.
Tu trouves amusant d’aller en exil mourir de faim et de soif, quand la Ville fourmille de patrons généreux.
Quel lâche ose blâmer Rusticus parce qu’il a dit la vérité ? Thraséas fut un citoyen très vertueux, en effet. Il montrait toujours aux yeux furieux de Néron le front sévère d’un censeur, et son courage lui coûta la vie.
Sa femme fut plus brave que lui. Il semblait hésiter devant la mort. Mais elle saisit un poignard, se frappa le sein. Et, cependant qu’elle tombait, elle tendit au bien-aimé l’arme parfumée d’amour et d’exemple : « Mon cher Pœtus, dit-elle, cela ne fait point de mal. »
Tu te trompes, Serena. Thraséas n’hésita point devant la mort, et tu donnes à Alexandre ce qui appartient à Philippe. La femme de Thraséas fut d’un courage admirable. Malgré les prières de son époux, elle voulut mourir avec lui et se fit ouvrir les veines. Mais le mot immortel que tu as rapporté est plus ancien.
De qui est-il donc.
Il fut prononcé par la première Arria, la mère de celle à qui tu l’attribues.
Non, Thraséas n’hésita point devant la mort et sa fin ne me paraît comparable qu’à celle de Socrate. Ah ! mon Arrien, toi qui a l’ambition d’écrire, voici une matière autrement émouvante et ennoblissante que les guerres d’Alexandre. L’histoire généreuse offre l’occasion d’un nouveau Phédon. Les jardins où Thraséas et Démétrius, le dernier peut-être qui fut digne du grand nom de cynique, s’entretinrent touchant la nature de l’âme et sa séparation d’avec le corps ne me paraissent pas moins beaux que la prison d’Athènes. Mais, une heure plus tard, quand il a renvoyé ses nombreux amis pour leur éviter un péril, quand il a conseillé à sa chère Arria de ne point le suivre dans la mort et de rester auprès de leur fille, quand il se trouve seul dans sa chambre avec Démétrius, Helvidius Priscus et le questeur chargé de surveiller sa mort, alors Thraséas m’apparait beau comme un dieu mourant. J’aime les paroles qu’il adresse au questeur ; elles mêlent, en une mesure admirable, les sentiments paternels du vieillard pour un jeune homme et l’ironie du sage pour un magistrat : « Regarde, jeune homme, — dit Thraséas à l’envoyé de Néron, — et puissent les dieux détourner ce présage ! mais tu es né dans un siècle où il convient de fortifier son âme par des exemples de fermeté. » Quant à son exclamation dernière, je la vois, dans une lumière plus solennelle et moins souriante, aussi belle que le mot suprême de Socrate guéri de la vie : « Nous devons un coq à Esculape. » Thraséas, lui, les veines des deux bras ouvertes, regarda couler son sang, il en fit tomber sur la terre et il s’écria : « Offrons cette libation à Jupiter Libérateur. »
Ah ! la noble famille… J’ai entendu dire que Fannia, fille de Thraséas et de la seconde Arria, donna, troisième, quand son époux Helvidius Priscus fut condamné, le grand spectacle de courage et d’amour.
On t’a dit la vérité, Serena.
Helvidius Priscus fut aussi une âme très ferme. Vespasien lui défendit un jour de venir au Sénat, « Il dépend de toi de m’ôter ma dignité, répondit Helvidius. Mais, tant que je serai sénateur, j’irai au sénat. — Si tu y viens, dit l’imperator, n’y viens que pour te taire. — Ne me demande pas mon avis, et je me tairai. — Mais, objecta César, si tu es présent, je ne puis me dispenser de te demander ton avis. — Et moi, répartit Helvidius, je ne puis me dispenser de répondre ce qui me paraît juste. — Si tu parles, je te ferai mourir. » Mais Helvidius, souriant : « Quand t’ai-je dit que je fusse immortel ? Nous ferons tous deux ce qui dépendra de nous : tu me feras mourir et moi je souffrirai la mort sans me plaindre. »
Que gagna par là Helvidius, puisqu’il était seul de son avis ?
Que gagne la pourpre qui est seule sur une tunique ? Elle l’orne, l’embellit et elle donne envie d’être beau.
Ces hommes et ces femmes ne sont pas vertueux aux yeux du Petit Carnéade. L’homme vertueux, pour lui, c’est Porcus, tant que Porcus a de l’argent et peut vider du falerne dans l’outre qui sert de ventre à l’académicien.
Mais j’ai toujours de l’argent. Je viens de calculer. Hélas ! je perds le vingtième de mes biens. Ô volupté, ô falerne, ô viandes farcies, ô éphèbes aux formes sobres et musiciennes grassement savoureuses, réjouissez-vous dans mon avenir, il me reste les dix-neuf vingtièmes de mes biens immenses. Il me reste de quoi m’imbiber de joie comme une éponge au fond d’une amphore pleine. Et je puis réjouir, au delà de leurs rêves, tous les vrais philosophes, comme Fluctus, mon irréel ami, et le Petit Carnéade, mon ami vraisemblable.
Dans l’irréalité flottante de tout le reste, une lumière fixe me paraît briller comme, derrière les brumes, le soleil. Porcus, si mon esprit reste sceptique, tu es un dieu pour mon âme croyante.
Toutes les vraisemblances me paraissent former une pyramide aux pierres croulantes. Mais un rocher, de vérité peut-être, demeure inébranlé dans leur ruine. C’est ta vertu, ô Porcus. Combien tu vaux mieux que Junius Rusticus : il me fait du mal, et toi tu me fais du bien.
Épictète, il y a une chose que je voudrais te demander de m’expliquer.
Parle.
À l’époque où tu étais esclave, tu ne t’es jamais révolté contre ton maître ?..
Jamais, quand il s’agissait de choses indifférentes, comme l’or, la nourriture, ou ma jambe.
Oui, je sais l’histoire. Tu avais, depuis ton enfance, une jambe malade. Un jour, Epaphrodite s’amusait à la tordre. Tu l’avertis : « Si tu continues ce jeu, tu casseras ma jambe. » Epaphrodite continua, comme s’il n’avait pas entendu ta parole, et ta jambe malade fut cassée en effet. Alors tu dis, en souriant : « Je t’avais averti que tu casserais ma jambe, la voilà cassée. »
C’est ainsi que j’ai entendu conter cette histoire,
Moi, j’aurais tué le maître et je me serais tué ensuite.
Tu aurais agi comme un soldat qui ne commet point d’injustice ; mais il ignore que son corps ne dépend pas de lui et que ce qui ne dépend pas de nous est indifférent au sage.
Épictète, je loue ta fidélité à ton maître. Tu remplis ton premier devoir, en l’avertissant qu’il va faire une perte, gâter une chose qui lui appartient. Mais ensuite tu ne lui adresses nul reproche, car il est le maître et il peut faire ce qu’il veut de ses richesses, sans rendre compte à personne. Avant et après, tu as parlé et agi en esclave vertueux. Comment peux-tu maintenant approuver Félicion qui se révolte ?
Je n’étais pas un esclave fidèle. Je n’aimais pas Epaphrodite, qui était un imbécile et un brutal, mais je le méprisais trop pour accorder quelque importance à ses gestes.
Tu le subissais, du moins. Pourquoi n’ordonnes-tu pas à Félicion de me subir ?
Si Félicion t’avait subi, je l’approuverais. Mais il s’est révolté et vous me faites juge. Je n’ai plus à parler de vertu, mais de justice. Je n’ai plus à dire que cette vérité : « Nul homme n’est par nature le maître d’un autre homme. Nul homme n’est par nature esclave. »
Tu es obligé de condamner sa révolte ou ta soumission.
Je connais mes forces et Félicion connaît les siennes. Tu serais également étonné si Hercule reculait devant l’hydre ou s’il envoyait son petit Iolas combattre le monstre.
Ainsi, tu méprises la faiblesse de Félicion.
Si je méprisais Félicion, quel nom faudrait-il donner au sentiment que m’inspire Porcus ?
Tu admets donc qu’il y a plusieurs façons de bien agir ? Tu admets que le bien est multiple et variable ?
Le bien est un sommet difficile, et Félicion n’est pas arrivé en haut. Mais on ne demande pas à la fleur d’être nourrissante comme le fruit et le fruit ne sort pas mûr de la fleur sa mère embaumée. J’aime en Félicion un parfum d’avenir.
Alors, quand il aura atteint la même sagesse que toi, tu lui ordonneras de revenir pour être mon esclave.
Je m’abstiendrai de ce crime. Je ne présente pas de mouche vivante au poinçon d’or de Domitien ni d’homme vivant au poinçon de fer de ta sottise. Quand Félicion sera parvenu à la sagesse, il continuera sa vie telle qu’elle sera à ce moment, à moins qu’il se trouve dans une de ces situations qui rendent nécessairement injuste. S’il a des esclaves, il les affranchira. Mais il ne viendra pas se livrer à ta folie. Le sage supporte avec patience la maladie ; il ne se rend pas malade volontairement.
Tu te contredis.
Ô mauvaise foi des imbéciles…
L’esprit de Porcus est un peu simple pour comprendre Épictète.
Je ne dis que des choses très simples. La sottise même de Porcus pourrait me comprendre ; mais ses passions font, autour de ses oreilles, un bruit tumultueux.
Tout à l’heure, Félicion a dit du mal des lois. Et tu as parlé comme lui, ou presque. Pourtant Socrate est mort pour obéir aux lois.
Socrate est un héros. Il n’eût pas exigé que Criton montrât le même courage dans les mêmes circonstances.
Qu’en sais-tu ?
L’homme fort ne jette pas sur les épaules du faible le lourd fardeau dont il se charge lui-même.
Mais ces lois que tu injuries, Socrate les aima jusqu’à mourir pour elles. La mort de Socrate blâme les paroles d’Épictète.
Platon a prêté à Socrate des pensées plus platoniciennes que socratiques. Vous savez le mot du maître touchant les premiers dialogues du disciple : « Combien de choses ce jeune homme me fait dire auxquelles je n’ai jamais songé ! »
Platon n’a pas inventé la mort de Socrate.
Il a pu inventer le refus de s’évader.
Je crois qu’il a seulement imaginé les raisons du refus. Nous connaissons des paroles de Socrate contre les lois injustes. Nous savons qu’il appelait injuste toute loi qui emploie la force au lieu d’instruire et de persuader. Il distinguait toujours entre les lois écrites et les lois non écrites. C’est à ces dernières qu’il ordonnait d’obéir. Mais il savait, que notre vie ne dépend pas de nous, qu’elle n’est pas un vrai bien, que le sage la compte au nombre des choses indifférentes. Et il laissa les circonstances disposer de sa vie.
Il n’est pas mort indifférent, il est mort joyeux.
Joyeux comme un matelot dont le navire vogue vers de l’espérance. Peut-être aussi il croyait sa mort utile à sa doctrine..
Sa doctrine, c’est l’obéissance à la loi.
À la Loi, oui, mais non pas aux lois. À la loi non écrite, à la justice ennemie de tout ordre appuyé sur la force. Le sage subit la violence légale avec le même dédain que les autres violences. Socrate est un soldat courageux mort pour ne pas reculer. N’en fais pas je ne sais quel soldat imbécile qui mourrait pour faire plaisir à l’ennemi.
Au temps de Socrate, on avait encore une patrie. Peut-être il mourut par amour, non pour les lois, mais pour Athènes.
Socrate pensait toujours à l’universel. Il proclamait : « Je suis citoyen, non d’Athènes, mais du monde ». Les lois particulières à un temps et à un pays ne pouvaient lui apparaître que comme des formes méprisables de la violence et de l’iniquité. Il obéit seulement à la loi divine qui dit : « Supporte et abstiens-toi ». Créon, par un mensonge sacrilège, ose donner à ses ordres le nom de lois. Mais Antigone connaît les lois non écrites, les lois de courage, d’amour et de justice et elle méprise les commandements de Créon et de la cité, ces lois de lâcheté, d’injustice, de guerre et de haine.
Platon ne parle pas comme toi au dialogue intitulé le Criton.
Platon dans cet ouvrage, ne dit pas la vérité.
Pourquoi Platon aurait-il menti ?
Platon avait un esprit de législateur. Il accordait à la loi écrite une importance. Son dialogue des lois sacrifie, avec une folie systématique, l’individu, l’unique réalité, à la patrie, cette apparence. Il voulut tirer un argument de la mort volontaire de son maître. Il a compris Socrate comme un premier Platon.
Il est difficile d’éviter de telles fautes. Quand tu regardes dans les yeux que tu aimes, que vois-tu, sinon ton propre visage ?
Socrate est un destructeur de préjugés et de remparts. Platon est un architecte.
Je vais dire une de ces bêtises que je réprouve aux heures où je suis un historien qui ne sourit point. Car un homme ne ressemble jamais à un autre homme. Mais les rapprochements et les comparaisons sont parfois des mensonges heureux qui aident à comprendre la vérité. Platon et le Paulus des chrétiens sont des organisateurs de doctrines et d’écoles, Platon, sans le vouloir, a dit sur Socrate des choses mensongères, comme Paulus, sans le vouloir, a dit des choses mensongères sur Jésus de Nazareth.
Paulus n’a jamais menti. Et il est plus beau que Platon parce que la vérité est plus belle que l’erreur. Et il est plus grand que Platon parce que l’homme qui agit est plus grand que l’homme qui rêve. Ton Platon fut une cymbale retentissante. Il lui manqua la charité. Mais il est vrai que dans le vide ses rêves étaient organisateurs comme dans le plein les gestes de l’apôtre. L’un traçait de vagues et fuyantes et ridicules architectures de nuages. L’autre, avec les âmes des gentils, pierres vivantes, bâtissait la cité de Dieu. Et, dans des litanies à Paulus on pourrait, parmi cent autres éloges, l’appeler : Platon chrétien.
La pensée de Platon est large, puissante, personnelle, trop sage, malgré la manie législatrice qui la trouble parfois, pour jamais devenir de l’action. Et, dans des invocations à Platon, parmi cent éloges de flamme, on pourrait mêler la fumée de ce reproche : « Ô toi qui, avec un peu de folie active, serais devenu un convertisseur, un constructeur de cité et un fondateur de religion ».