Les Chrétiens et les Philosophes/Chapitre XI

Librairie française (p. 95--).

CHAPITRE XI (↑)

La faute d’Épictète



théophile

Je suis honteux, Épictète, des choses que tu as dites devant la foule. Dieu, sans doute, me jugeait indigne d’être son témoin jusqu’à mourir pour lui. Tes paroles passaient devant moi comme les sons masqués d’une langue étrangère. Maintenant voici qu’elles reviennent, découvertes et claires, avec leurs figures sacrilèges. Tu as faussé la doctrine chrétienne. Tu as déformé la vérité. Tu t’es trompé lourdement ou bien tu as menti.


épictète

Je n’ai pas menti.


théophile

Alors laisse-moi instruire ton ignorance. Quand tu sauras, tu croiras.


porcus

Tout le monde m’accuse de lâcheté, moi seul. Voici pourtant Théophile qui, pour protester, a attendu la fin du péril.


serena

Tu oses encore parler, Porcus ! Tu oses encore accuser quelqu’un !


porcus

Je n’ose plus te regarder, Serena. C’est un châtiment suffisant. Mais je ne m’imposerai pas silence. Œdipe était plus coupable que moi, je suppose : il s’est crevé les yeux, il ne s’est pas coupé la langue.


serenus

Laisse dire à Porcus, ma Serena, les sottises qu’il voudra. Ses grognements ne peuvent plus faire partie de nos conversations.


porcus

Tu es trop sévère pour moi. Combien de braves eurent une heure de défaillance.


serenus

Oui, mais la honte est une éducatrice qui enseigne beaucoup de choses aux hommes et dont les bêtes ne comprennent pas le langage. Je te considère désormais comme une bête, toi qui ne sais point rougir et écouter en silence les leçons de la honte.


théophile

Porcus a aussi bien que toi une âme immortelle. Sois humble, Serenus. Nous ne savons pas qui Dieu veut sauver, qui il veut condamner.


porcus

On prétend que les chrétiens sont des fous. Voici Théophile qui est plus sage à lui seul que tous ces philosophes. S’il n’y avait pas l’impôt des juifs, l’animadversion de César et la haine du peuple, je crois que je me ferais chrétien.


théophile

Tu trouverais parmi nous des frères indulgents à tes fautes passées. Et notre Dieu t’aimerait. Car la miséricorde du Seigneur est infinie et il paie le même salaire aux ouvriers de la première heure ou à ceux qui, lourds d’une longue paresse, entrent dans sa vigne à la dernière heure.


porcus

Oui, mais, une fois dans sa vigne, comme tu dis, et parmi du raisin non foulé, il n’est plus permis de boire à la coupe des voluptés ?..


théophile

Sans doute. Mais la vie éternelle…


porcus

Ta vie éternelle, c’est loin et ce n’est pas sûr. Moi, j’aime l’immédiat et le certain. Je ne jeûne pas aujourd’hui dans l’espoir de mieux manger demain. Décidément, je ne me fais pas chrétien.


théophile

Nous causerons de nouveau, Porcus. Et peut-être le Seigneur éclairera ton âme.


porcus

Oui, Théophile, nous causerons. Tu n’es pas plus bête qu’un autre philosophe de renoncement. Et, dans ce que tu dis, il y a du vrai et du faux.


théophile

La Bonne Nouvelle de Jésus de Nazareth n’est que vérité.


porcus

Nous examinerons ces choses plus à loisir. Maintenant je vais voir ce que font mes esclaves. Je leur ai ordonné de nous suivre à cent pas de distance. Ils sont beaucoup plus loin. Et voici qu’ils s’asseoient au bord de la route. Que signifie ?..

Il part.

serenus

La chaleur est lourde. Et Serena marche avec peine. Voici un peu d’ombre. Asseyons-nous aussi, voulez-vous ?

Ils s’asseoient.


théophile

J’expliquais tout à l’heure, Épictète, cette chose étrange. Dieu ne m’a pas permis de t’entendre clairement quand tu parlais. Chacune de tes paroles blessait la vérité et blessait mon âme. Mais j’étais comme le soldat qui ignore sa blessure tant que le combat n’est pas fini. Maintenant, je la sens, douloureuse.


historicus

Tu m’avais fait une promesse, d’ailleurs.


théophile

Oui. Et les limites des promesses sont difficiles à déterminer.


historicus

Crois-en un historien. Toutes les questions de frontières sont difficiles.


théophile

Et puis votre générosité me troublait. Vous étiez venus vous jeter dans mon péril. Mon péril n’était plus à moi seul. J’avais le droit, le devoir peut-être, de mourir. Avais-je le droit de vous tuer ? D’abord il m’a semblé que, partageant mon supplice, vous partageriez ma gloire et que mon Dieu accepterait des chrétiens baptisés de leur sang. Mais voici Serenus et Serena qui ne croient même pas au divin. Voici Historicus ; il considère toutes les religions comme égales et il les étudie avec la même curiosité profane que les guerres des peuples ou les traités des rois. Peut-être l’un de vous aurait blasphémé en mourant. Peut-être je vous aurais condamné à la mort éternelle, vous si nobles que Dieu assurément, pourvu que je lui en laisse le temps, vous éclairera. Je l’avoue, quand j’ai commencé à dire ma croyance je tremblais de ma responsabilité… Cette inquiétude, sans doute, était indigne du Seigneur. Elle était un péché contre l’Espérance, qui est une de nos vertus. C’est pourquoi Dieu, tout en laissant mes oreilles ouvertes aux paroles d’Épictète, a fermé mon intelligence… Seigneur, que ta volonté soit faite et que ton saint nom soit béni.


épictète

Je ne vois pas en quoi j’ai faussé tes doctrines. Il y a quelque chose de commun entre tous ceux qui croient aux dieux. C’est ce que j’ai dit. Et aussi que les noms des dieux m’importent peu. Les religions des hommes sont des langages où des mots différents disent les mêmes choses. Quand je traduis en latin un vers d’Homère ou une proposition de Chrysippe, nul ne m’accuse de mentir. D’ailleurs, on ne peut pas dire toutes les vérités à la fois. Si tu m’invites à lutter de vitesse avec toi, je refuserai en disant : « Épictète est boiteux ». Mais, si tu désires que nous examinions ensemble une doctrine, je ne te répondrai pas : « Épictète est boiteux. » Ce serait hors de propos. Me reproches-tu de n’avoir pas dit les vérités qui convenaient ?


théophile

Je te reproche d’avoir dit des erreurs. Car je n’ai pas plusieurs dieux, mais je confesse un seul Dieu, seigneur du ciel et de la terre.


épictète

Tu as confessé le Père tout-puissant. Tu as confessé le Fils. Tu as confessé l’Esprit. Tu as trois dieux.


théophile

Non. J’ai un seul Dieu en trois personnes.


épictète

De même, je crois que le monde n’a qu’une âme. Cependant je parle des dieux sans mentir, parce que cette âme a des manifestations multiples, innombrables. Et tantôt je me sens perdu, heureux, dans l’unité de Dieu. Tantôt un autre bonheur élargit et multiplie mon esprit et je suis la thymélé entourée d’un chœur vivant de dieux.


théophile

C’est que tu ne sais pas la vérité. La vérité, je te le répète, c’est un seul Dieu en trois personnes.


épictète

Le Père tout-puissant est-il dieu ?


théophile

Oui.


épictète

Le fils, qui est mort et qui est ressuscité, est-il dieu ?


théophile

Oui.


épictète

L’Esprit est-il dieu ?


théophile

Oui. Mais à eux trois ils ne font qu’un seul dieu.


historicus

Ainsi Cerbère a trois têtes et ne fait qu’un seul chien Ainsi mes cinq doigts forment une main unique.


épictète

Mais Théophile s’exprime mal ou ce qu’il veut dire est vraiment difficile. À ton compte, Historicus, il aurait dit : « La tête droite de Cerbère est un chien tout entier ; sa tête gauche aussi ; et aussi sa tête du milieu. Et cependant Cerbère n’est qu’un seul chien. » Est-ce cela, Théophile ?


théophile

La comparaison est odieuse et sacrilège. Mais tu as compris.


épictète

Tu dis, pour employer l’autre similitude d’Historicus : « Chaque doigt est la main. Cependant il n’y a qu’une seule main. » Ou bien le Père serait-il divin et non pas dieu ? Serait-il seulement une partie, une puissance, une vertu, un aspect de dieu ?


théophile

Tes dernières paroles sont impies. Le Père est Dieu.


épictète

Alors lui seul est vraiment Dieu ?.. Sans doute, il est éternel ; mais, comme les noms l’indiquent, son fils lui est inférieur et fut créé par lui dans le temps.


théophile

Le fils lui est égal. Il lui est coéternel. Et l’Esprit leur est égal et coéternel.


épictète

Le Père et l’Esprit se sont-il faits chair ? Sont-ils nés de la vierge Marie ? Ont-ils été crucifiés sous Pondus Pilatus ? Sont-ils revenus du pays des morts ?


théophile

Le Fils seul s’est fait homme. Le Fils seul est mort. Le Fils seul est ressuscité.


épictète

Et tu continues à soutenir que tu n’as qu’un seul dieu ?


théophile

Un seul Dieu en trois personnes Combien de fois faut-il te le répéter, ô sourd volontaire, ô cœur endurci ?


épictète

J’ai vu des écoliers traduire une phrase grecque en latin. Ils disaient avec exactitude le sens de chaque mot. Mais la phrase qu’ils formaient en les rapprochant n’avait aucun sens. De même, Théophile, je comprends chacune des paroles que tu prononces ; mais, si je les réunis pour en faire un ensemble, je ne comprends plus rien. Le grammairien Épictète ne fait peut-être pas de faute en te traduisant Mais Épictète logicien est inquiet. Sans doute, je ne connais pas assez le reste de ta doctrine et d’autres choses m’éclaireront celle-là. Car souvent la seconde phrase s’allume comme une lumière sur la première phrase et, au matin, le soleil parfois est en retard sur notre regard qui cherche.


théophile

Rien ne t’éclairera la triple Unité et la Trinité une. C’est un mystère. Il faut croire et adorer ; il ne faut pas vouloir comprendre l’incompréhensible.


épictète

Ce que tu dis est indigne d’un homme. Dieu ne t’aime pas, si tu parles sérieusement. Il ne t’a pas donné la raison pour que tu croies sans comprendre et pour que tu adores des paroles sans âme.


théophile

Mais…


épictète

Vous allez, vous autres chrétiens, déclamant contre la sottise du peuple qui honore des images de bois que les vers détruiront. Toi, quand tu veux louer ton dieu, ta seconde parole est un ver qui détruit la première et, plus absurde que le peuple, tu adores le ver en même temps que le bois.


théophile

Il y a, ô Épictète, des vérités supérieures à la raison humaine. Et mon Dieu a eu la bonté infinie de nous les révéler lui-même.


épictète

Que dis-tu ? Ton Dieu a prononcé des paroles qui n’ont point de sens pour nous ?.. Et il veut que nous répétions ces paroles mortes ? Il veut que je berce un cadavre, que j’affirme les ténèbres lumineuses et que je croie à ce que je ne conçois pas ?..


théophile

Il veut que tu aies en sa force plus de confiance qu’en ta faiblesse.


épictète

Ton Dieu aime les paroles creuses comme la Cybèle des corybantes aime le son du tambour et le heurt des cymbales. Mais un philosophe ne consent point à faire avec sa bouche des bruits qui n’ont point de signification. Tu avilis la parole, tu avilis l’homme, tu avilis Dieu. J’aime mieux un athée que quelqu’un qui avilit Dieu.


théophile

Je loue Dieu par-dessus toutes choses. Mon Dieu est tout-puissant ; il est éternel ; il est immense. Il t’entend. Il inscrit tes paroles sur le livre de mort. Repens-toi, afin qu’il inscrive ton repentir sur le livre de vie.


épictète

De quoi me repentirais-je ? Le Dieu que j’adore est Ordre Harmonie, Raison. Ton Dieu à toi est incohérence et folie. Oui j’ai menti devant la foule, sans le savoir ; j’ai donné un sens à des paroles qui n’en avaient point. Je fus l’écolier trop ingénieux. Le maître, plein de malice, lui donne à tourner en latin des mots grecs rapprochés au hasard et qui ne forment point une phrase. Or le disciple a des besoins de logique et de clarté. Il aperçoit une lueur fausse et en éclaire toute l’étendue. Il donne un sens qui vient de lui et s’affirme qu’il l’a découvert dans les mots discordants. Mais le maître rit dans sa malice et taquine de paroles amusantes l’écolier trop ingénieux. Je mérite de telles taquineries. J’ai eu la naïveté de prendre une religion pour une philosophie et de croire que les paroles d’un enfant superstitieux avaient un sens comme les paroies d’un homme raisonnable. Pardonne-moi, Théophile, cette erreur lourde, mais que je confesse.


théophile

Mon Dieu ne te pardonnera ni tes railleries ni ta résistance à la lumière,


épictète

Quelle lumière ?


théophile

La vérité est telle que le soleil. On les voit, on ne les démontre pas. Mais les hommes de mauvaise foi nient ce que voient leurs yeux.


épictète

Tu te contredis, ô délicieux Théophile. Tu parlais tout à l’heure de vérités supérieures à la raison.


théophile

Oui, nos saints mystères.


épictète

Tes saints mystères, comme tu dis, sont des soleils que tu affirmes, mais qu’on ne peut voir. Ou plutôt les mots dont tu te sers nient tout en affirmant. Tu adores des soleils faits de ténèbres et ton ineptie allume ou éteint — on ne sait comment exprimer de telles folies — des astres noirs. Et, parce que je refuse de répéter avec ferveur des paroles contradictoires, tu m’accuses de mauvaise foi.


théophile

J’ai tort de t’accuser au lieu de m’accuser moi-même. Mon Dieu me trouve indigne et mes fautes m’ont privé de la force qui t’éclairerait. Mais tu es coupable quand tu railles les choses saintes.


épictète

Tu injuries les dieux grossiers du peuple par amour pour ton Dieu. J’injurie ton Dieu fou par amour pour la raison. Le divin veut que je repousse les caricatures auxquelles on ose donner son nom.


théophile

Pour ce qui est des mystères, tu ne les comprendras jamais. Mais tu y croiras le jour où Dieu daignera t’envoyer sa grâce.


épictète

La grâce de déraisonner. Merci.


théophile

La folie de la croix vaut mieux que la sagesse du monde.


épictète

Si tu veux dire que l’amour et le sacrifice sont plus beaux que les calculs intéressés, nous sommes d’accord. Mais j’aime la beauté et tu adores je ne sais quelle laideur intellectuelle. Je me livre tout entier à la volonté de mon Dieu qui est Harmonie et Loi. Toi tu te livres à un Dieu qui est Caprice et Déraison.


théophile

Tu dois te reconnaître coupable envers moi. Tu as expliqué une doctrine que tu ignorais et que tu ne parviens pas encore à comprendre.


épictète

J’ai donné un sens à des mots qui n’ont pas de sens. Je t’ai attribué une doctrine, à toi qui n’es qu’une verbosité en démence. Par ce moyen, j’ai retenu des enfants qui, dans une heure de folie, allaient tuer un fou incurable. Si la chose était à recommencer, mes paroles, dites moins naïvement, resteraient pourtant les mêmes. Car il est permis de tirer de la beauté et de la vérité même des bavardages incohérents d’un fou. Car, après tout, tu affirmes Dieu et tu affirmes les dieux. Car les fables diverses ne m’intéressent pas par elles-mêmes, mais seulement par les vérités universelles qu’elles recouvrent. Toi, je le vois maintenant, tu agites des vêtements vides. Mais ils ont encore la forme des nobles corps qu’ils revêtirent. Et, comme on sourit à un souvenir, je salue tes paroles pour leur contenu ancien que ta folie laisse perdre.


théophile

Mais…


épictète

Ta religion est une canéphore tardive. La corbeille qu’elle porte glorieusement ne contient plus de fleurs ; mais un parfum obstiné en émane encore. L’odeur m’a fait affirmer les corolles. Suis-je bien coupable ?


historicus

Tu es innocent philosophiquement. Mais, historiquement, tu es coupable ?


épictète

Que dis-tu, Historicus ?


serena

Je me sens reposée. Si vous le désirez, nous pouvons reprendre notre route.


historicus

Nous le voulons. Est-ce l’habitude de parcourir les siècles ? Je ne sais parler qu’en marchant. Et je vois bien qu’Épictète va me livrer un terrible combat.