Les Chemins de fer en Europe et en Amérique/06
Il y a peu de temps encore, les relations de peuple à peuple par chemin de fer restaient enfermées en Europe dans un cercle assez étroit. Il n’existait de noyau commun que pour la France, la Belgique et une partie de l’Allemagne : en dehors de ces pays, on ne trouvait plus que des tronçons dispersés et souvent assez éloignés du faisceau collectif. Aujourd’hui on peut regarder le réseau ferré du continent européen comme terminé. Le moment est donc venu d’embrasser dans un double tableau les résultats obtenus et les réformes nécessaires, si l’on veut n’être pas surpris par les difficultés qui marquent dans toute grande exploitation le début d’une phase nouvelle.
Le fait même de l’achèvement de ce vaste réseau entraîne des conséquences pratiques de plus d’un genre. Il doit en résulter des changemens soit dans l’ordre du régime de l’exploitation, soit dans l’ordre financier. Aussi certaines expériences faites en Angleterre dans des conditions analogues, c’est-à-dire après la construction du réseau britannique, dont la physionomie représente assez exactement celle de notre réseau continental, fournissent-elles un intéressant sujet d’étude. Pour la centralisation financière notamment, on a créé une institution fort ingénieuse, le Railway clearing house, dont l’application de ce côté du détroit nous semble appelée à rendre de grands services à l’exploitation des lignes ferrées dans l’état où elles se trouvent aujourd’hui.
Dès qu’on songe à l’achèvement du réseau européen, on demeure frappé du singulier contraste qui existe entre une telle œuvre et la configuration topographique de notre continent. Si l’on jette les yeux sur la carte d’Europe, on ne rencontre partout que division, séparation, obstacles au rapprochement des peuples. Une tendance toute différente se manifeste dans la construction de ces grandes lignes ferrées, qui sont pour ainsi dire autant d’artères communes entre les différens pays. Tandis que durant des siècles l’homme avait paru animé en quelque sorte d’instincts d’isolement en rapport avec les obstacles matériels dont il était entouré, voilà que dans la construction du réseau ce sont précisément des moyens de rapprochement qu’il a voulu créer, et dont il a voulu étendre le bienfait à toute la grande famille européenne. Les lignes en effet, les principales lignes surtout, appartiennent visiblement à un même système: les mailles se soudent et s’enlacent. Les prolongemens, partis du centre, remontent d’un côté jusque dans les régions glacées du nord, et plongent de l’autre jusqu’aux extrémités des deux vastes péninsules méridionales de l’Europe.
Au nord, nous voyons le service organisé sur toute l’étendue des chemins russes. De Kœnigsberg d’une part, et d’autre part de cette ville de Varsovie, aujourd’hui si désolée, deux voies, qui se confondent à Wilna, conduisent à la capitale de l’empire moscovite, et de là, en empruntant le chemin de Moscou antérieurement construit, gagnent la ville plus septentrionale où se donnent rendez-vous durant plusieurs mois chaque année le commerce de l’Europe et celui de l’Asie. Ainsi la cité politique de Saint-Pétersbourg, la cité sainte de Moscou, la cité commerçante de Nijni-Novgorod se trouvent rattachées aux chemins germaniques, et par suite à nos propres lignes et à tout le réseau du continent[1]. Au midi de l’Europe, dans la péninsule ibérique comme dans la péninsule italique, progression analogue. Le mouvement y a même été beaucoup plus général, beaucoup plus systématique que dans les pays du nord. C’est que dans les deux péninsules les idées de liberté ont désormais jeté des racines qui fournissent aux transactions de plus solides garanties, au travail des stimulans plus énergiques. En Espagne, l’achèvement de lignes récemment inaugurées nous amène bien près du but final. On exploite maintenant sur toute son étendue le chemin de Madrid à Saragosse, qui communique à droite avec Pampelune, à gauche avec Barcelone, par deux lignes ouvertes l’une et l’autre. De cette dernière cité part, dans la direction de nos frontières, le chemin terminé jusqu’à Girone. Sur la ligne de Madrid à la Bidassoa, constituant la grande artère de la compagnie du Nord, les âpres monts du Guadarrama, qui sillonnent la Vieille-Castille, ont livré passage aux locomotives, grâce à une suite de tunnels et de viaducs d’une construction des plus laborieuses. Le service embrasse dès à présent sans interruption 683 kilomètres sur un total d’un peu plus de 700, et il va franchir les Pyrénées et toucher la frontière française avant une année. Du côté du Portugal, un important rameau gagne déjà les frontières près de Badajoz, où il rejoint la ligne espagnole qui mettra Lisbonne en communication avec Madrid, et de là avec les voies dirigées vers la France. En même temps s’achève au midi de la capitale le trait d’union entre les lignes du nord et les chemins du sud-est et du sud-ouest, de telle sorte qu’au bout des grandes voies ferrées ibériques les villes de Lisbonne, Cadix et Malaga, apparaissent comme les lointains pendans des trois cités moscovites que nous nommions tout à l’heure. Dans le vaste cadre des entreprises de la Péninsule, ce sont les lignes mêmes qui prolongent et complètent le plus directement le faisceau européen, celles qui servent d’affluens immédiats à nos chemins français, auxquelles on a vu s’attacher avec le plus de persistance l’ardeur des intérêts et l’impatience du public.
Au-delà des Alpes cependant, les tendances locales ont offert encore quelque chose de plus vif et de plus spontané. D’un bout à l’autre de l’Italie, on travaille avec une sorte de fièvre à faire disparaître toute solution de continuité entre les lignes. Chaque jour s’achèvent d’un groupe à l’autre quelques raccordemens importans. Ainsi cette année a vu s’ouvrir sur les rivages de la Méditerranée le chemin de Rome à Ceprano (122 kilomètres), complétant la ligne de Rome à Naples (262 kilomètres). Elle a vu inaugurer en outre, du côté de l’Adriatique, le chemin d’Ancône à Pescara (146 kilomètres), qui pénètre au sein des Abruzzes, continue le sillon partant de Turin, long déjà de 665 kilomètres, et par Plaisance, Parme, Modène, Bologne et Rimini, forme la tête de ligne de ces chemins méridionaux dont Brindes et Otrante marquent les points extrêmes[2]. De plus on achève, de l’est à l’ouest, de l’Adriatique à la Méditerranée, des lignes transversales qui ne sont pas sans portée au point de vue de la circulation sur le réseau général, en ce qu’elles doivent donner l’élan à la production et à l’aisance. A la ligne partant de Livourne et se prolongeant par Pise, Pistoic et Bologne, s’ajoute celle de Rome à Ancône par Spolète et Foligno, longtemps négligée, mais où les derniers travaux sont à l’heure qu’il est fort activement poussés. Au-dessous de Rome, deux autres chemins se dirigent également de la Méditerranée à l’Adriatique, en partant l’un de Ceprano et l’autre de Naples.
Du côté de ses frontières septentrionales, où l’Italie se trouve immédiatement en contact avec l’Autriche, avec la France, avec la Suisse, les travaux de construction ont marché parallèlement à ceux de l’intérieur. On sait que, sans préjudice d’autres projets, le réseau péninsulaire prend jour sur les trois pays limitrophes par cinq issues différentes qui se succèdent à partir des côtes supérieures de l’Adriatique jusqu’à l’extrémité occidentale du golfe de Gênes, et qui toutes correspondent à des branches plus ou moins importantes du faisceau continental. Ouverte déjà depuis plusieurs années, l’une de ces issues dépend des chemins de la Vénétie, qui de Vérone, près des frontières lombardes, s’en vont par Padoue et Trévise, en décrivant un assez long circuit et en laissant à droite les embranchemens sur Venise et sur Trieste, gagner Laybach, Gratz, le Sommering, et enfin la capitale de l’Autriche. Puis, en poursuivant de l’est à l’ouest, nous trouvons la ligne du Tyrol, conduisant dès à présent de Vérone à Botzen par Trente, et qui n’est plus séparée d’Inspruk que par la traversée du Brenner. Viennent ensuite le percement du Simplon, destiné à ouvrir une route vers la Suisse et la France par la vallée du Rhône et la rive méridionale du lac Léman, enfin le percement du Mont-Cenis, débouchant sur nos départemens de la Savoie. Reste la cinquième issue, qui touche à la Méditerranée et forme la tête des chemins de Livourne et de Gênes, raccordés aux chemins français par la Corniche et par Menton. De tous ces points de jonction avec le réseau collectif de l’Europe, celui où le nœud doit être le plus serré, c’est évidemment le Mont-Cenis. La situation géographique appelle de ce côté le grand courant de la circulation internationale. Ce n’est pas seulement parce que l’œuvre de la construction s’y présente plus grandiose et plus imposante que partout ailleurs, c’est parce qu’elle y prépare d’incomparables élémens de fécondité pour le réseau continental, que ce passage, unissant le bassin du Pô à celui du Rhône, apparaît comme le véritable couronnement du système des chemins de fer italiens[3].
Ce sont les divers travaux dont le nord et le midi de l’Europe nous montrent l’exécution récente, ce sont les efforts si divers dirigés vers une fin identique et touchant au but presque partout où ils ne l’atteignent pas encore, qui élargissent si considérablement les proportions du réseau continental; non pas que l’achèvement des entreprises signalées doive à nos yeux marquer un dernier terme : on ne sera pas à la fin de l’œuvre tant qu’on aura devant soi les vides que nous présentent les provinces centrales de la Russie, encore si peu habitées, et les belles régions de la Mer-Noire languissant sous le joug de l’islamisme. Eût-on triomphé de cette torpeur des âmes, de cet engourdissement des bras que traînent à leur suite le despotisme politique et le fatalisme religieux, qu’on verrait encore se dérouler plus loin un nouvel horizon. Les hardiesses de l’esprit ne demandent pas mieux que de devancer le jour où, après avoir touché aux limites de l’Europe, le réseau déborderait sans solution de continuité sur les contrées asiatiques; mais que ces éventualités soient plus ou moins lointaines, qu’elles appartiennent plus ou moins au domaine de l’imagination, il demeure acquis désormais que, pour l’Europe civilisée, pour l’Europe rentrant dans l’orbite de notre vie économique, la construction des lignes internationales touche à sa fin. Chaque jour disparaissent les lacunes existant çà et là. Il nous était donc permis de le dire dès l’abord : considéré dans ses grandes directions, le réseau en est venu à unir entre eux. en s’y ramifiant, tous les états continentaux. Il est donc bien temps de songer aux conséquences de cet achèvement. Voilà ce que nous tenions à établir avant d’envisager la situation au point de vue des institutions nouvelles et des modifications qu’elle peut réclamer soit dans l’économie des chemins de fer, soit dans telle ou telle branche de la législation des peuples.
Parmi les difficultés pratiques dont il faut s’occuper sans retard au début de la période nouvelle qui commence pour le réseau continental, il faut compter en première ligne l’établissement d’un système de comptabilité commune. Ici fort heureusement un pays voisin nous offre d’utiles exemples, que toutes nos administrations de chemins de fer sont intéressées à méditer. Dans l’essor progressif des voies ferrées, on s’aperçoit sans peine que, parmi les empêchemens de tout genre qu’il a fallu vaincre, les obstacles purement physiques, ceux qui proviennent de la situation géographique ou topographique, n’ont pas été les plus redoutables. Combien n’en a-t-il pas coûté plus de peines pour triompher des résistances morales, c’est-à-dire découlant de la volonté même des hommes! Dans le programme imposé par la situation actuelle, il ne s’agit plus d’obstacles physiques; ceux-là n’inspirent plus guère de crainte : les chemins de fer, guidés par la science, en viendront promptement à bout. Les difficultés qu’on a devant soi au contraire sont des difficultés d’ordre moral, puisqu’elles peuvent toucher au régime légal de l’exploitation, à la législation civile, à l’économie politique, au droit international. Ce n’est donc plus que grâce aux conquêtes de l’expérience que les chemins de fer peuvent en faciliter la solution.
Nous parlions au début de cette étude d’une institution anglaise, le Railway clearing house. Disons tout de suite que cette institution est commune à cent vingt-quatre compagnies, les plus importantes de l’Angleterre, ou celles dont les lignes rentrent le plus directement dans un même orbite. Il serait superflu de rappeler que les chemins de fer, sillonnant de toutes parts le sol britannique, passant même quelquefois les uns au-dessus des autres à l’aide de viaducs superposés, sont divisés en un très grand nombre de concessions distinctes et indépendantes[4]. Aussi arrive-t-il souvent, et cela même pour d’assez courts trajets, que les voyageurs ou les marchandises doivent employer le secours de sept, de huit compagnies et même davantage. Malgré la concurrence à laquelle se sont systématiquement livrées depuis l’origine les exploitations britanniques, elles ont bien vite reconnu les inconvéniens quotidiens, les pertes de temps considérables qu’entraînait dans la comptabilité le fractionnement du réseau national. Ce n’était pas tout que de laisser aux voyageurs comme aux expéditeurs de marchandises, au moins sur les directions le plus généralement suivies, la faculté de payer en une seule fois le prix du transport. Le paiement fait, il restait à procéder à un partage que compliquaient souvent le nombre des parties prenantes d’abord, et puis la multiplicité des circonstances servant de base à la répartition[5].
C’est pour simplifier le règlement de ces comptes que les exploitations ont fondé le Railway clearing house. Sous le rapport de l’organisation, il n’est pas sans intérêt d’en faire la remarque, cette institution ne ressemble en rien au clearing house de la Cité de Londres, bien connu aujourd’hui chez nous, et qui sert à régler entre une trentaine de banquiers le compte des chèques émis par leurs cliens respectifs. A proprement parler, ce dernier clearing house n’est pas une institution, c’est un lieu de réunion consistant dans une salle assez étroite, garnie de quelques tables et de quelques chaises, où se rassemblent, à une certaine heure de l’après-midi, les employés des maisons de banque pour y opérer entre eux la balance des émissions. Nous avons eu l’occasion de visiter le clearing house à l’heure où il est fréquenté, en compagnie d’un des banquiers associés. Il suffit d’un moment pour saisir le mécanisme des opérations. Le Railway clearing house au contraire ne saurait être étudié avec trop de patience et d’attention. Il constitue une grande administration, occupant un vaste hôtel, ayant à sa tête un directeur, et réunissant cinq cent cinquante commis, sans parler de deux cent cinquante qui sont répartis dans les provinces. Les deux clearing houses ont pourtant un but analogue, puisqu’il s’agit des deux côtés d’un apurement de comptes. Seulement au clearing house de la Cité il n’y a jamais que deux parties en cause, deux banquiers, tandis qu’au Railway clearing house il peut y en avoir un beaucoup plus grand nombre, sans parler de l’établissement même, qui agit pour son compte et en dehors des compagnies, quoique d’après des élémens fournis par elles et selon des formes rigoureusement tracées. En outre une division spéciale de cette dernière institution, et qui n’est pas celle dont la tâche est le moins délicate, est consacrée au règlement des dommages et intérêts pour objets perdus, détériorés, ou arrivés en retard, et dont le nombre est, toute proportion gardée d’ailleurs, bien plus considérable en Angleterre qu’en France.
Une fois engagées dans le clearing system, les compagnies n’ont plus à s’occuper de leurs comptes respectifs. Les statuts du Railway clearing house prévoient toutes les éventualités ; ils prévoient jusqu’aux émissions de billets de libre parcours, jusqu’aux facilités accordées dans les comtés pour le transport des électeurs lors de la nomination des membres de la chambre des communes[6]. Quoique le Railways clearing house soit un établissement privé, il tient de la multitude des intérêts qu’il embrasse un caractère d’utilité générale que nous a paru du reste comprendre à merveille le directeur, M. Philipp Dawson, dont nous avons reçu des explications aussi lumineuses qu’obligeantes.
Le Railways clearing house peut se prévaloir aujourd’hui de la consécration du temps. Contemporaine du premier épanouissement, des chemins de fer anglais, l’institution fut fondée en cette année 1842 où le réseau britannique, heureusement échappé à la crise de 1836 et ne prévoyant pas la crise plus terrible de 1845, comptait déjà près de 3,000 kilomètres à l’état d’exploitation. Sous sa forme actuelle, la constitution de l’établissement remonte encore à l’année 1850. On peut juger de l’importance du rôle attribué au Railway clearing house par ce fait, que les sommes dont il a opéré le règlement en 1862 montent à 7,700,000 livres sterling (182,500,000 fr.). Pour les grosses marchandises seules, le nombre des comptes est d’environ 50,000 par mois. Comme on le suppose sans peine, l’établissement est entretenu aux frais des compagnies dont il gère les intérêts et d’après une contribution proportionnelle à l’étendue des services rendus. Il n’aurait de son chef aucune ressource, il dresse des comptes et ne fait pas de bénéfices. La dépense totale a été, en 1862, de 65,621 livres sterling (1,640,515 francs), c’est-à-dire moins de 1 pour 100 de la somme totale. Il n’y a là, comme on voit, qu’une application fort originale du principe d’association. L’autorité supérieure appartient à un comité dans lequel chaque compagnie est en droit de se faire représenter par un délégué. La présence de dix délégués suffit pour qu’il soit statué sur une affaire. Le comité se rassemble régulièrement une fois par trimestre, sans préjudice des réunions extraordinaires jugées utiles. Une excellente disposition des statuts, qui pourrait être fort avantageusement, dans beaucoup de cas analogues, imitée chez nous, oblige à donner connaissance à chaque membre du comité, au moins six jours à l’avance, des questions qui seront mises en délibération. En outre un sous-comité de délégués se réunit une fois par mois pour statuer sur les affaires courantes d’une importance particulière. C’est le comité supérieur qui vote le budget du Railway clearing house. À chacune de ses réunions trimestrielles, il ouvre le crédit nécessaire pour un trimestre; les comptables de l’établissement ne peuvent ensuite faire traite sur cette somme que par tiers, de mois en mois. Il est inutile d’ajouter que l’association est purement facultative pour les compagnies. Chacune peut cesser d’en faire partie quand elle le juge convenable; le nombre des admissions n’est pas limité. Le comité a le droit de signifier à une compagnie qu’elle cessera de participer au clearing system, mais la décision ne peut être prise que dans une réunion spéciale et à la majorité des deux tiers des membres délibérans[7].
Tous les détails de l’organisation ont été réglés en vue d’assurer exactement à chaque compagnie ce qui lui revient et de faciliter la balance générale que le Railway clearing house a pour but d’établir. Division des dépenses et des recettes, mode de calculer les distances, classification des taxes, retours à vide, intérêts dus par les compagnies sur les différences existant à leur débit, tout en un mot dans les statuts porte l’empreinte de cette double préoccupation. C’est notamment en cas de perte de colis expédiés ou de détérioration des marchandises qu’on s’applique à laisser à qui de droit la responsabilité du dommage. En pareil cas, la moindre hésitation serait une source d’interminables difficultés. Aussi toute compagnie qui, dans les vingt-quatre heures, ne donne pas avis de la perte ou du retard, devient responsable envers l’expéditeur. Autrement le dommage est porté au compte de la compagnie, qui se trouverait détenir en dernier lieu les articles perdus, égarés ou détériorés. Cette rigidité n’enlève point aux compagnies le droit de faire prendre connaissance sur place de toutes les réclamations et de tous les documens qui les intéressent. Le clearing house est lui-même autorisé à opérer toutes vérifications réclamées par l’une ou l’autre des exploitations associées. Nulle demande en rectification d’erreurs ne peut remonter au-delà de deux années, à moins d’un consentement formel du comité supérieur. Lorsqu’il y a dissidence entre des compagnies sur la division même des recettes du trafic commun, le clearing house peut suspendre le règlement de la somme contestée, sauf à procéder à la répartition de l’excédant selon la forme accoutumée.
Autres précautions contre les abus. — Une compagnie a-t-elle, dans son système de voies, deux routes conduisant à un même lieu, elle est censée avoir suivi la plus courte, à moins que notification d’un accord spécial en sens contraire n’ait été faite par les différentes exploitations intervenantes. Si même un détour était rendu nécessaire par suite d’un éboulement ou d’une inondation, les bases du calcul ordinaire ne seraient pas modifiées tant qu’on n’emprunterait pas les rails d’une autre compagnie. En cas de dissidence sur des applications quelconques, des conférences périodiques entre les directeurs-généraux des sociétés exploitantes permettent à chacune d’elles de produire ses observations et ses vues. Les préposés au service des marchandises ont aussi leurs conférences particulières, dont l’objet et les conditions sont déterminés par le règlement social. On a rédigé des instructions minutieuses pour diriger l’action des employés dans les comptes relatifs au transport. Chaque branche a ses règles propres : les unes concernent les voyageurs, les autres les grosses marchandises, d’autres enfin la petite messagerie ou le bétail vivant. Certes, malgré toutes les précautions, malgré toutes les garanties, il y a place à l’erreur; mais il n’en reste plus à l’arbitraire.
En présence de cette institution si fortement constituée et rendant des services si manifestes, on se demande tout naturellement si une création analogue ne trouverait pas désormais sur le continent une suffisante raison d’être dans la longueur des trajets jointe à la multiplicité des concessions. C’est là une question dont les compagnies feront bien de se préoccuper dans les différens pays. Elles doivent examiner si l’établissement d’un Railway clearing house continental sur des bases analogues à celles de l’institution britannique ne serait pas de nature à simplifier et à faciliter toutes les évolutions du service international. On conçoit qu’un tel besoin ne se soit pas déjà produit en France, où le nombre des exploitations est si restreint; mais la même difficulté qu’ont ressentie les Anglais se présentera d’autant plus sûrement devant le réseau continental, envisagé en bloc, qu’en divers pays, en Belgique, en Allemagne, en Espagne, etc., les compagnies sont infiniment plus nombreuses que chez nous. Point de comptabilité commune et rapide, point de partage sûr et équitable, à moins de dispositions analogues à celles que leur intelligence des affaires a de si bonne heure suggérées à nos voisins. Circonstance digne d’être remarquée, si les Anglais ne s’entendent pas toujours à constituer de prime abord un système administratif quelconque sous une forme vraiment rationnelle, ils se montrent ensuite pleins de ressources pour neutraliser les inconvéniens qu’ils n’avaient pas su prévenir. Sur le continent, où de nombreux peuples sont en scène, il ne dépendrait d’aucun d’eux, agissant isolément, d’éviter l’éparpillement des concessions; mais il est libre aux compagnies, il est de leur intérêt évident de rechercher les combinaisons propres à supprimer ou tout au moins à restreindre les embarras et les abus qui peuvent provenir de cet éparpillement.
Dans les tarifs, combien d’utiles réformes pourraient résulter de semblables accords! Si vous consultez les nomenclatures adoptées par les différentes exploitations continentales, vous vous perdez dans un inextricable labyrinthe. Pour quelques différences qui s’expliquent par les inégalités existant de ligne à ligne dans la nature et dans la somme des expéditions, il y en a cent dont la raison est introuvable. La similitude dans la tarification devrait être la règle générale sur tout le réseau du continent, et la différence une exception de plus en plus rare. Rien ne serait du reste plus utile à l’essor du trafic, car rien ne s’approprie mieux aux besoins du commerce, qui affectionne les règles simples, permettant le compte facile des dépenses d’une opération. Bien des avantages indirects résulteraient d’un régime uniforme. Il deviendrait plus facile, dans le transport des marchandises et dans le service de la petite messagerie, d’assurer partout une régularité qui semble exclusivement réservée aujourd’hui à certaines destinations privilégiées, aux grands centres de production et de consommation, en dehors desquels les expéditions restent exposées à des délais plus ou moins arbitraires. Autre point de vue : avec la multiplicité des voies ferrées sur le continent et le prolongement des grandes artères, il suffirait d’une organisation homogène pour réduire le nombre des intermédiaires placés entre les chemins de fer et les expéditeurs, et vivant aux dépens des uns et des autres. A la manière d’ailleurs dont les réseaux particuliers sont entremêlés en Europe, on peut espérer que toute entente, même sur un objet spécial, en vue de simplifier tel rouage de l’exploitation dans l’intérêt des concessionnaires, formerait un acheminement à des alliances où le public lui-même trouverait son avantage.
Après ces aperçus sur le genre d’arrangemens que pourraient prendre entre elles les compagnies, après les exemples que nous offre le domaine de l’action privée, viennent l’exercice de l’action publique et le rôle des gouvernemens.
L’action gouvernementale dans la sphère où nous la considérons, et d’où relèvent tous les intérêts affectés par les mouvemens internationaux, plane au-dessus des conditions ordinaires du trafic journalier. Elle est soumise cependant à la même loi que l’action purement privée : sur quelque point qu’elle se dirige, et particulièrement sur la réforme des lois commerciales, elle doit viser aussi à la simplification et à l’unité.
Certes l’uniformité en matière de droit commercial ne saurait être improvisée ; on s’est exagéré parfois cependant les obstacles à vaincre pour s’en rapprocher. En France même, où l’on ne redoute pas d’ordinaire les initiatives hardies en de telles matières, on a, dans une occasion assez récente, un peu trop penché du côté de l’inaction. Il s’agissait d’un projet d’étude sur un code commercial commun à tous les peuples civilisés, projet du à un savant juriste anglais, M. Leone Levy, auteur d’un ouvrage sur les lois commerciales du monde, dans lequel, à côté de l’analyse des lois de la Grande-Bretagne, on trouve les dispositions législatives en vigueur dans cinquante-deux autres pays[8]. Appuyé sur ce travail, dont la publication était contemporaine de la première exposition universelle de Londres en 1851, M. Leone Levy avait commencé, suivant l’usage adopté chez nos voisins, qui pratiquent si largement le droit d’association, par constituer une société dont le siège fut fixé à Edimbourg et qui se donna la mission de provoquer l’élaboration d’un code international. Peut-être le royaume-uni n’était-il pas un sol très propice à une pareille initiative, car, malgré diverses réformes accomplies depuis une dizaine d’années, l’unité y manque absolument dans les lois commerciales, comme elle y manque dans la plupart des autres élémens de la vie civile : l’Angleterre ne pouvait pas citer son propre exemple. Aussi M. Leone Levy crut-il devoir profiter de l’exposition universelle de Paris, en 1855, pour apporter son projet en France. L’expression en fut un peu modifiée. Adoptant une formule moins large, mais aussi moins vague que celle de la société d’Edimbourg, le publiciste anglais se bornait à demander qu’un congrès de juristes et de délégués des chambres et des tribunaux de commerce des principales villes commerciales du globe fût réuni pour arrêter les bases d’un code général. Seulement, chez nous en pareil cas, avec nos mœurs façonnées par des lois restrictives, ce ne peut être aux sociétés privées qu’on songe à faire appel, c’est à l’état seul. M. Leone Levy adressa donc au gouvernement français une requête qui fut renvoyée à l’examen du conseil d’état. Le rapport étendu dont elle a été l’objet, et qu’on a traduit et publié en Angleterre, appartient désormais à l’histoire de la question.
Ce rapport, disons-le tout de suite, quoique soigneusement et savamment élaboré, tend d’un bout à l’autre, par suite d’une confusion évidente, à étouffer la question. Il y avait une distinction essentielle à établir entre l’idée de dresser sur-le-champ un code international et la proposition de préparer les élémens d’une telle entreprise. Autant une mise en œuvre immédiate pouvait paraître impraticable, autant devait être utile la recherche des points sur lesquels on pourrait le mieux s’accorder. Sans doute on se serait heurté à des articles de loi assez nombreux où le droit commercial se mêle au droit civil et parfois au droit politique des peuples. La liberté de l’industrie est loin d’être entière en tout pays comme elle l’est en France. Dans beaucoup d’états de l’Allemagne, il faut, pour créer un établissement, ou bien se munir d’une autorisation préalable, ou bien s’être fait admettre dans une corporation. Autre exemple en fait d’anomalies particulières : tandis que la femme mariée peut chez nous, avec l’autorisation de son mari, se livrer à tous les actes de commerce, elle ne le peut pas en Angleterre, excepté dans la Cité de Londres, qui jouit sur ce point, comme sur d’autres, d’un privilège spécial. L’âge de la majorité n’est pas non plus le même partout; il y a tel pays où le mineur régulièrement autorisé à faire le commerce ne peut pourtant souscrire une lettre de change.
Voilà des différences, et on en pourrait citer d’autres; mais au fond que signifient-elles? A notre avis, loin de justifier l’inertie, elles ne font que mieux sentir l’utilité d’efforts actifs et patiens. Une preuve que ni les variétés d’organisation, ni les divergences de détail ne sauraient empêcher l’accord, une preuve qu’on peut viser à l’uniformité résulte d’un fait dont l’éclatante signification ne sera contestée par personne : sur les cinquante-deux nations citées dans l’ouvrage des Lois commerciales du Monde, il s’en trouve vingt-six qui ont adopté, soit complètement, soit avec de légères modifications, le code de commerce français[9]. La pensée mise en avant était donc essentiellement pratique; elle n’impliquait en rien la nécessité de modifier le système des lois civiles ou politiques. Qu’il dût y avoir un sérieux intérêt à ce que des esprits expérimentés, des hommes spéciaux, pussent discuter un sujet aussi important, et mettre en commun leurs lumières et leurs connaissances, ce n’est pas contestable. Quoique dépourvue d’un caractère officiel, la réunion conseillée par la société d’Edimbourg aurait pu réunir d’utiles indices, préciser les inconvéniens dus à la diversité, encourager enfin les efforts dans le sens de l’uniformité.
Si nous voulions, pour notre part, élever une objection à l’encontre du projet conçu en Angleterre, ce serait une simple objection de circonstance. Antérieur à l’achèvement des grandes lignes ferrées européennes, le mouvement d’assimilation sous la forme indiquée venait peut-être un peu trop tôt. Mieux eût valu attendre l’achèvement du réseau ferré sur le continent. Le contact qu’il facilite entre les divers pays augmente évidemment les chances favorables. Si c’était Là une raison pour expliquer l’échec, c’en est une aussi pour espérer d’un avenir prochain la reprise d’études trop sommairement mises à l’écart. Il y en a une autre non moins déterminante, et qui résulte des faits cités tout à l’heure, à savoir que de nombreuses imitations ont déjà consacré l’autorité d’un type auquel on peut se reporter : ce type, c’est le code français. Une telle préférence ne pouvait certes pas être réclamée par l’Angleterre, qui n’a pas de code, et où, alors même que les dispositions sont communes aux trois royaumes, elles le sont comme par hasard, sans ordre systématique, sans harmonie préconçue. Nos lois ont au contraire le mérite d’être codifiées dans un cadre symétrique; elles sont rédigées dans un style très clair. A l’exemple des deux anciennes ordonnances de 1673 et de 1681, qui leur ont servi de modèle, la dernière surtout, elles ne présentent à peu près rien d’arbitraire. Elles cherchent la solution la plus honnête et la plus juste. Nous ne voulons pas dire qu’il n’y ait point de lacune à signaler dans notre code; il en est au contraire de notables qu’ont relevées, dans des discours publics ou dans des écrits spéciaux, des juges très compétens, M. Victor Foucher, M. Blanche, M. Denière; mais, on le sait, les imperfections dont il s’agit sont bien moins imputables aux auteurs du code qu’aux changemens profonds qui se sont successivement produits dans l’état économique de la société. A l’origine, en 1809, en 1810, et longtemps après, le code correspondait suffisamment aux exigences industrielles et commerciales. Depuis lors, les rapports se sont de toutes parts multipliés, compliqués, agrandis, de telle sorte qu’en face des nécessités créées par les chemins de fer, si la France veut continuer son rôle, elle doit incessamment s’appliquer à mettre sa législation au niveau des besoins généraux[10].
Cet exemple, pris dans le champ ouvert à l’action publique, montre assez clairement quel est le caractère de la mission qui appartient aux gouvernemens en face de ce réseau ferré dont ils ont eux-mêmes, à si bon droit, provoqué, encouragé, autorisé la construction. Le but demeure ici du reste indépendant du système adopté pour l’exploitation. C’est néanmoins l’un des avantages de l’exploitation par les compagnies que de permettre de délimiter plus nettement la tâche respective de l’action publique et de l’action privée. Les gouvernemens se trouvent ainsi mieux placés pour résoudre des questions délicates, souvent scabreuses, et parfois mêlées à des préjugés nationaux. Ils restent sur le terrain de l’intérêt général, et ils n’ont pas l’air de débattre les conditions d’un marché dont ils doivent directement recueillir le bénéfice.
Le partage des attributions n’empêche pas que l’action publique et l’action privée ne se côtoient sans cesse, et qu’elles ne puissent agir l’une sur l’autre, ou, comme nous le disions plus haut, se combiner dans un sens favorable à la simplification des services. Tant s’en faut. Chaque jour amène quelque témoignage d’une action simultanée. L’alliance effective des deux forces n’a-t-elle pas été une condition essentielle pour l’établissement de l’immense majorité des chemins de fer européens, et notamment de tous les derniers prolongemens qui, en Russie, en Espagne, en Italie, étendent le réseau des lignes internationales? A l’heure qu’il est, quand il s’agit de quelques rameaux supplémentaires destinés à raccourcir les distances entre deux points de différens états, comme le tronçon de Lille à Tournai qu’exécute en ce moment la compagnie du Nord, la concession ne suppose-t-elle pas des deux parts le désir de donner satisfaction à un même besoin? Ce n’est pas tout : rien n’est plus favorable à la grande circulation que la substitution de groupes étendus à de petites lignes éparpillées dans des mains différentes. Si à l’origine le défaut d’expérience a occasionné un fractionnement excessif, les fusions deviennent une nécessité. Eh bien! les conditions qu’elles entraînent toujours, les modifications qu’elles nécessitent souvent dans les tracés ou dans les cahiers des charges, impliquent de même la commune action de l’état et des compagnies[11]. Parmi les questions que soulève l’achèvement du réseau continental, il en est une dernière à examiner. Le public veut savoir si les intérêts engagés dans différentes lignes anciennement construites, si les intérêts de certains grands centres de commerce et d’affaires très favorisés jusqu’à ce jour n’ont point à craindre de voir des changemens plus ou moins sérieux survenir à leur préjudice dans les courans généraux de la circulation. Telles directions communément suivies ne pourront-elles pas être plus ou moins délaissées? L’histoire du commerce est remplie d’exemples d’un semblable abandon. Ainsi la route vers les Indes orientales a plus d’une fois changé. Point d’exemple plus frappant de pareilles vicissitudes que celui de ces cités maritimes de l’Italie méridionale que vont rejoindre aujourd’hui les voies ferrées. Le destin va-t-il de nouveau devenir favorable à ces ports ensablés et déserts? Les rails qui les rattachent au centre de l’Europe, dont ils étaient si loin, promettent-ils de leur rendre l’importance évanouie? Ces questions intéressent plus d’une place de commerce en Europe; elles intéressent surtout nos villes de la Méditerranée. On peut se demander surtout si le port de Marseille, siège de tant d’affaires avec l’Orient, est menacé de voir la circulation reprendre plus ou moins son cours à travers la longue presqu’île italique. La ville des Phocéens aurait-elle à craindre d’être dépossédée d’une partie de sa prodigieuse fortune par le port de Brindes, jadis si prospère, comblé, il y a déjà plusieurs siècles, par la jalousie des Vénitiens, mais où le gouvernement italien projette, dit-on, des travaux réparateurs?
Du côté de l’Océan, problèmes analogues. A l’extrémité méridionale de l’Espagne, près de ce fameux détroit qui marqua pour l’antiquité le dernier terme du monde, il est une ville, Cadix, qui attend aussi des chemins de fer espagnols, dès qu’ils seront reliés au réseau continental à travers la muraille pyrénéenne, les conditions d’un immense essor. Est-ce là une éventualité dont puissent s’inquiéter à juste titre nos ports de Bordeaux, de Nantes, du Havre même? Ont-ils à redouter que la ville andalouse devienne le principal point d’embarquement de l’occident et du centre de l’Europe pour l’Amérique centrale et pour l’Amérique méridionale? Nul doute d’abord, si nous commençons par l’Espagne, que de tous les ports de ce royaume sur l’Océan comme sur la Méditerranée qui devront aux chemins de fer de nouveaux germes d’activité, celui de Cadix ne soit placé dans une position exceptionnellement favorable. A elles seules, les nouvelles voies de communication auraient pu suffire pour compenser en sa faveur l’amoindrissement que lui avait infligé l’émancipation des colonies espagnoles, si déjà certaines mesures économiques n’avaient aidé Cadix à s’en relever. On peut en être sûr, ce port verra grossir la somme de ses affaires avec le nord-ouest de l’Afrique comme avec la partie méridionale du continent américain; mais parce qu’il est situé à l’extrémité de l’Europe occidentale, est-ce une raison pour lui prédire qu’il supplantera dans leur rôle les places les plus solides de l’Occident? Cette conclusion me semble des plus hasardées. Il est évident, en premier lieu, que pour les marchandises, pour les gros transports, l’avantage de la proximité relative est ici tout à fait insignifiant. Pour les objets qui doivent franchir les Pyrénées, la voie de Cadix sera toujours fort onéreuse. Une fois sur le bâtiment, l’intérêt des marchandises est de gagner directement le port qui les rapproche le plus du lieu où elles doivent être consommées. Ce n’est point parce que des navires partis du Chili, du Pérou, ou même de Buenos-Ayres ou du Brésil, débarqueraient à Cadix au lieu de venir dans nos ports de l’Océan ou de la Manche, que le fret serait sensiblement diminué. Point de compensation dès lors pour le prix du parcours en chemin de fer. Quant aux voyageurs, c’est différent : réduire le temps de la traversée en mer, tel est leur principal désir. Si les armateurs de Cadix comprennent bien les avantages qui leur sont offerts, c’est de ce côté-là qu’ils tourneront leurs efforts. Ils ont besoin d’une application soutenue pour organiser des services très rapides, les seuls qui puissent convenir à leur future clientèle. Les perspectives ouvertes du côté de la mer à Cadix auront surtout de l’attrait pour les touristes capricieux, qui trouveront, en passant par les provinces méridionales de l’Ibérie, des sites magnifiques, jusqu’ici peu visités, et les célèbres monumens élevés par les Arabes.
Des observations analogues s’appliquent à l’avenir des ports méridionaux de l’Italie. Supposez à Brindes, à Otrante ou à Tarente des paquebots à vapeur pour la Grèce, l’Egypte, l’Asie-Mineure, les régions méridionales de la Turquie d’Europe, et il y a des raisons de croire qu’une fois les soudures terminées au nord avec les chemins du centre de l’Allemagne, cette route, délaissée depuis des siècles, reprendra faveur devant une partie de l’Europe. A bien considérer la carte cependant, c’est moins sur les voyageurs s’embarquant à Marseille qu’elle devra exercer sa séduction que sur ceux qui préféreraient suivre la direction du Danube pour aboutir à la Mer-Noire par le tronçon ferré de Tchernawoda à Kustendjé. Il est du reste une sérieuse considération trop souvent mise en oubli dans le calcul des chances réservées à l’Italie méridionale. Le jour viendra, on n’en peut douter, où les chemins autrichiens trouveront des prolongemens sur le sol de la Turquie dans la direction de Constantinople. Alors la clientèle des ports du midi de la péninsule italique sera bien plus atteinte que celle de notre grand port des Bouches-du-Rhône, auquel restera toujours, pour les voyageurs de l’ouest, un notable avantage au point de vue de l’économie. Marseille pourra devoir à cette circonstance de conserver une clientèle dans l’Europe occidentale, si distante des ports italiens. Et d’ailleurs, dût le grand courant de la circulation des voyageurs vers les échelles du Levant s’ouvrir passage à travers la péninsule italique, dussent les paquebots à vapeur pour Alexandrie ou Constantinople émigrer de Marseille à Brindes, de même qu’aujourd’hui les paquebots pour Gènes commencent à émigrer à Nice, où touche la voie ferrée, Marseille ne serait pas condamnée pour cela à une réduction dans l’effectif général de ses transports. Plus les chemins de fer, en se ramifiant en tous sens, vivifieront les rivages de la Méditerranée, et plus notre beau port provençal verra croître sa prospérité. Ce qui est évident, c’est que la circulation s’augmentera, et elle s’augmentera surtout au profit de ces centres d’affaires qui communiquent directement avec les régions les plus industrielles et les plus riches. Les facilités nouvelles assureront aux villes de l’ancien royaume de Naples un flux de voyageurs plus ou moins fort selon le degré d’achèvement des chemins de fer dans l’Europe orientale, cela n’est pas douteux; mais ce réveil ne sera point une cause d’assoupissement pour l’entreprenante cité phocéenne. Parallèlement à une certaine résurrection des villes italiennes engourdies depuis des siècles, on verra se produire un accroissement non moins considérable pour la navigation marseillaise.
Ainsi tout s’enchaîne et se correspond dans le mouvement d’affaires que doit créer l’achèvement du réseau continental. Il ne reste plus pour les compagnies qu’à tenir compte des exigences de cette situation nouvelle. On a triomphé des causes matérielles de séparation existant de pays à pays; la tâche qui sollicite aujourd’hui les efforts communs, celle dont nous avons essayé de préciser les conditions et la portée, consiste bien réellement d’une part à faciliter l’exploitation du réseau général par des institutions appropriées aux besoins nouveaux, d’autre part à faire disparaître peu à peu de la vie des peuples les différences arbitraires qui les divisent, et qui sont en contradiction manifeste non-seulement avec leurs besoins, mais encore avec les applications les plus énergiques de l’industrie contemporaine.
A. AUDIGANNE.
- ↑ Le programme primitif de la compagnie des chemins de fer russes a subi, comme on sait, des mutilations considérables. De 4,162 kilomètres il est descendu à l,676. On en a rayé deux lignes qui entamaient profondément l’empire des tsars, la ligne longitudinale de Moscou à Théodosie en Crimée, et une ligne transversale qui, se détachant de la précédente vers le milieu de la Russie, devait aller rejoindre la mer Baltique. Malgré cette réduction, trop bien motivée du reste par l’absence de ressources actuellement suffisantes dans les régions centrales, l’addition de 1,676 kilomètres au faisceau européen n’en a pas moins pour effet d’y rattacher les provinces les plus importantes de l’empire russe.
- ↑ Comme complément des chemins méridionaux, concédés, on le sait, à la compagnie Bastoggi, et comprenant la ligne longitudinale d’Ancône à Otrante et deux lignes transversales de Naples à Foggi et de Ceprano à Pescara (en tout 1,150 kilomètres), — il faut noter les concessions faites à la compagnie du chemin Victor-Emmanuel par suite d’un traité tout récent. Cette compagnie cède à l’état sa ligne de Suse au Tessin, ce qui revient à dire qu’elle cesse d’exister dans le nord de l’Italie, et elle obtient à titre définitif ou éventuel la concession des lignes de Brindes à Tarente, de Tarente à Reggio et de Naples à l’embouchure du Basiento sur le golfe de Tarente, près de l’ancienne Métaponte (666 kilomètres), qui deviennent les prolongemens extrêmes du réseau continental.
- ↑ Si nous voulions nous demander quel sera l’ordre probable de l’achèvement des derniers travaux sur les quatre points indiqués, nous trouverions en premier lieu le chemin de la Corniche, qui n’attend plus que de courts complémens, d’une part de Nice à la frontière d’Italie, et d’autre part de Gênes au groupe des lignes modénaises et toscanes. L’ouverture par le Tyrol pourrait suivre de près celle de la Corniche, et cela quoique le gouvernement autrichien soit visiblement aujourd’hui moins ardent à l’achèvement de cette voie qu’il ne l’était avant la guerre d’Italie et la perte de la Lombardie. Le troisième rang appartiendrait au chemin du Simplon, où les difficultés sont moindres qu’au Mont-Cenis, et où notamment, avec des facilités plus grandes sous le rapport de l’aérage, le tunnel à percer n’atteint pas 5,000 kilomètres au lieu d’en avoir plus de 12,000; mais il faut pour cela que la compagnie concessionnaire, qu’ont affaiblie tant de déchiremens intérieurs, surmonte ses embarras actuels. L’issue par le Mont-Cenis serait ainsi la dernière à s’ouvrir.
- ↑ Le nombre actuel est d’environ 250.
- ↑ On ne consulte pas seulement en pareil cas la distance parcourue; la compagnie qui expédie et celle qui reçoit les marchandises est considérée comme ayant droit à une rétribution supplémentaire. On peut aussi accorder un supplément à une ligne en considération d’ouvrages coûteux qui auraient grossi les frais de premier établissement.
- ↑ On ne sera pas fâché de savoir que pour les élections des comtés entraînant un déplacement plus ou moins long, c’est le candidat, ses agens ou ses comités, comme le porte le règlement, qui traitent avec les compagnies locales pour le transport des votans ; le prix n’est point versé entre les mains des électeurs. Il y a pour ce service spécial et momentané tout un ordre de précautions particulières, toute une série d’imprimés : billets de voyage simple, billets d’aller et retour, ordres du candidat, tableau des billets d’électeurs, etc. En France, nous n’avons pas d’arrangemens semblables, c’est vrai ; mais à voir la manière dont les choses se passent aujourd’hui, en temps d’élection, nous n’avons plus le droit de nous montrer choqués des procédés suivis chez nos voisins.
- ↑ L’installation intérieure de cet établissement pourrait être étudiée avec avantage par plus d’une de nos grandes administrations. On y verrait comment on peut, en prenant le moins d’espace possible et par l’ingénieuse disposition du local, mettre chacun à son aise, assurer une surveillance constante et simplifier les rouages hiérarchiques. Il n’y a pas ici comme chez nous de ces pièces étroites et nombreuses qui obligent à perdre beaucoup de place, et où l’on relègue, loin de l’œil des chefs, deux ou trois employés tout au plus. Au Railway clearing house, ce sont de vastes salles recevant jusqu’à cinquante ou soixante commis, placés, par rangées de huit ou dix, devant de longs bureaux en acajou, munis d’un casier et très proprement tenus. Tout dans cette installation est calculé de manière à obliger chacun à rester à sa place et à s’occuper de ses affaires.
- ↑ L’ouvrage est intitulé Commercial Law, its principles and administration, or the mercantile law of Great Britain compared with the codes and laws of commerce of the others mercantile countries.
- ↑ Parmi ces états figurent la Hollande, la Belgique, la Bavière rhénane, la Grèce, les Iles-Ioniennes, les États-Romains, les anciens royaumes des Deux-Siciles et de Sardaigne.
- ↑ C’est parce que nous y voyons une première satisfaction donnée à ces besoins que nous applaudissons volontiers aux changemens qui viennent de s’accomplir concernant le gage, les sociétés et les concessionnaires, quelque partiels qu’ils soient.
- ↑ Le mouvement en fait de fusion ne se ralentit pas. La récente cession de la ligne de Suse au Tessin, faite au gouvernement italien par la compagnie du Victor-Emmanuel, n’est au fond qu’une fusion de cette ligne dans le groupe des chemins du nord appartenant à l’état. Dans une autre région de la péninsule, la fusion des chemins romains, toscans, etc., était naguère vivement poursuivie. En Espagne, en Suisse, on a signalé quelques manifestations analogues qu’il serait très désirable de voir aboutir à un résultat dans l’intérêt de l’uniformité. En France même, il reste encore place à des réunions de ce genre, ne fût-ce que pour ce débris des anciennes concessions du Victor-Emmanuel qui va du Rhône au Mont-Cenis, et qui parait là désormais comme perdu à une des extrémités du territoire, sur le revers septentrional des Alpes.