Les Chemins de fer en Europe et en Amérique/07

Les Chemins de fer en Europe et en Amérique
Revue des Deux Mondes2e période, tome 48 (p. 620-646).
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LA
GUERRE DES RESEAUX
ET
LE REGIME DES CHEMINS DE FER EN 1863

I. Enquête sur divers chemins de fer projetés, etc., par la compagnie de Paris à Lyon et à la Méditerranée, août 1862. — II. Note sur l’Enquête, par la compagnie du Midi, septembre 1862. — III. Exposés des motifs et rapports, avril 1863.

Une nouvelle phase commence pour l’économie de nos chemins de fer avec les conventions qui sont venues en 1863 modifier la situation relative de l’état et des compagnies, soit en créant des concessions nouvelles, soit en révisant des contrats déjà existans. Les obligations du trésor sont accrues, le faisceau des concessions est élargi ; diverses clauses essentielles des contrats antérieurs sont tout à fait transformées. Ces conventions, qui forment un ensemble d’actes datés du mois de juin 1863, soulèvent deux ordres de questions très distincts, et si on ne peut qu’approuver la solution qui a mis un terme à l’ardente compétition des deux grandes compagnies du Midi et de la Méditerranée, on a bien des réserves à faire sur les autres stipulations qui ont eu pour but l’extension du réseau national et la révision des anciens contrats.

À quoi tient cette différence ? Peut-être au procédé, au mode d’étude, qui n’a pas été le même dans les deux cas. Dans la querelle du Midi et de la Méditerranée, grâce à l’effort si puissant des intérêts rivaux, il a été fait appel à la publicité et à la discussion avec un é clat que nous ne connaissions plus depuis longtemps en ces matières. L’enquête prescrite dans les régions méridionales a eu un retentissement tout à fait inaccoutumé. Tous les élémens en ont été recueillis par la presse périodique et répandus à tous les coins de l’horizon. L’active controverse qui s’en est emparée n’a laissé aucun intérêt dans l’ombre, aucun germe fécond dans l’oubli. Ce n’est pas ainsi qu’on a procédé quand il s’est agi de réviser les anciens contrats ou d’arrêter des conventions nouvelles. La discussion n’a plus exercé ici la même influence ; la publicité s’est presque entièrement renfermée dans le cercle des procédures ordinaires en matière d’expropriation forcée pour cause d’utilité publique. Juger les deux systèmes à l’œuvre et par leurs résultats, ce ne sera pas seulement retracer tout un côté de la vie morale des chemins de fer français dans un des plus curieux épisodes de leur histoire ; ce sera montrer aussi la nécessité du contrôle de l’opinion dans des affaires où sont engagés des intérêts si précieux.


I

Dans ses données générales, le système de nos chemins de fer a été conçu en vue de prévenir la lutte entre les grands réseaux. Les fusions d’où sont sortis les groupes actuels, et qui ont donné naissance à ces associations puissantes chargées de sillonner chacune un côté du territoire, avaient singulièrement réduit les chances d’invasion réciproque, ou même de ces guerres à coups de tarifs si fréquentes chez nos voisins d’outre-Manche et en définitive si ruineuses. Maintes fois, lorsqu’elles acceptaient plus ou moins volontairement telle ligne insignifiante ou onéreuse pour elles, les compagnies n’avaient d’autre but, suivant leur propre aveu, que d’assurer la garde de leurs frontières et l’autonomie de leur exploitation. Si l’on entend ces précautions en un sens pratique, n’ayant dès lors rien d’absolu, et laissant intacte la prérogative de l’état quant aux concessions futures, on peut dire que le but a été généralement atteint. Or il n’y a point d’autre manière d’interpréter le programme. On ne devait pas compter sur une paix générale et éternelle. Jamais le parallélisme entre les groupes ne pouvait être assez prolongé pour garantir un isolement absolu. Ne suffisait-il pas d’ailleurs que tels réseaux fussent contigus les uns aux autres, que certains de leurs embranchemens aboutissent au même point, ou pussent, à l’aide d’habiles évolutions dans les tarifs, desservir les mêmes localités, pour qu’il en résultât quelques occasions de froissement et quelques sujets de contestation ? Dans les limites où ils peuvent se produire, les efforts divergens, les prétentions réciproques des compagnies, loin de constituer une menace un peu sérieuse pour leur état financier, deviennent au contraire la manifestation d’un utile esprit de recherche et la garantie d’une exploitation progressive.

Dès l’origine, on aurait pu marquer sur la carte plusieurs endroits où de tels chocs se produiraient vraisemblablement de réseau à réseau. S’il y avait en particulier un point où la symétrie première semblait devoir être menacée un jour ou l’autre, c’était dans la zone méridionale qu’il fallait le chercher. Seule des six grandes exploitations françaises, la compagnie du Midi n’a pas vers la capitale une issue qui lui appartienne. Sous ce rapport, sa position ne ressemble même pas à celle de l’ancien Grand-Central, qui se plaignait si haut de son isolement, mais qui, moins éloigné de Paris, avait pu afficher un moment l’ambition de s’y ménager un accès par Tours et Vendôme, entre les lignes de la compagnie d’Orléans et celles de la compagnie de l’Ouest. Quant au Midi, force lui est de renoncer à toute illusion semblable. Pour ses rapports avec le centre immense d’où part et où converge presque toute la circulation nationale, je veux dire avec Paris, il dépend de deux autres compagnies, celle d’Orléans et celle de Lyon. À tout prendre, le sillon ferré parcourant en sens divers les plaines qui vont toucher le pied des Pyrénées a pourtant, lui aussi, ses conditions d’autonomie, ses garanties d’indépendance. Ce qu’il peut regretter du côté du nord et de l’est, il en trouve la compensation du côté du sud, ou du moins il la trouvera le jour où seront desservies les voies qui doivent l’unir aux chemins espagnols à l’une et à l’autre extrémité de la muraille pyrénéenne. Que son essor se déploie à travers les Pyrénées, et il entre dans la plénitude de son action. C’est préoccupé sans doute de cette perspective que le Midi conçut l’idée d’élargir ses issues sur le sol même de la France, et tout à la fois vers les départemens du centre et de l’ouest, c’est-à-dire du côté de la compagnie d’Orléans, et vers ceux du sud-est, c’est-à-dire du côté de la compagnie de Lyon, prétention à double tranchant, quoiqu’elle n’atteignît au vif que la compagnie d’outre-Rhône. D’autre part, on ambitionnait une voie directe sur Marseille à l’aide d’une ligne partant de Cette, longeant le littoral par Aigues-Mortes, Saint-Louis, Bouc, les Martigues, et raccourcissant le trajet de 45 kilomètres ; de l’autre, on demandait à souder le faisceau méridional avec celui du centre au moyen d’un chemin de fer se détachant à Rhodez du groupe des concessions appartenant à la compagnie d’Orléans pour se diriger sur la Méditerranée par Milhau, Sainte-Affrique et Montpellier.

Cette combinaison, qui pouvait paraître hardie, séduisante même au premier abord, quoique très hasardeuse dans son principal objet, on ne manquait pas de l’appuyer sur une pensée traditionnelle et tout à fait populaire dans les régions pyrénéennes comprises entre l’Océan et la Méditerranée, — la pensée de l’union des deux mers. C’était pourtant confondre des situations bien dissemblables que d’assimiler le projet nouveau à la plus grande conception du XVIIe siècle en matière de travaux publics. Comment ne pas voir que les perspectives sont entièrement changées depuis l’édit qui consacrait l’exécution du fameux canal (1666)? Elles ne sont même plus ce qu’elles étaient il y a une quarantaine d’années. Sans que son importance ait décru pour nos régions du sud-ouest, l’idée de l’union des deux mers a vu singulièrement diminuer son rôle par rapport à la circulation générale du commerce. En même temps qu’ils venaient en faciliter l’accomplissement, les chemins de fer enlevaient à l’œuvre une partie de sa grandeur passée. Dirai-je qu’ils la découronnaient ? L’union des deux mers, on la voit se produire aujourd’hui sous toutes les formes. On nous la montre presque déjà réalisée de l’autre côté des Pyrénées, grâce aux lignes qui vont réunir les ports de la Catalogne à ceux de la Biscaye[1]. En France, elle paraît pleinement opérée, et dans des directions multiples. Soit que l’on considère la Mer du Nord, soit que l’on observe nos ports de la Manche ou de l’Atlantique, on en voit partir un ruban ferré qui se déroule jusqu’aux tièdes rivages méditerranéens[2]. Qu’il reste place à une comparaison entre le prix des transports par ces voies différentes, c’est évident ; il ne l’est pas moins que le faisceau du trafic, que le courant de la circulation, au lieu de se concentrer sur un seul point, doit inévitablement se diviser. Sur toutes les données antérieures n’avaient été profondément modifiées par les chemins de fer, en même temps que le développement de la navigation à vapeur et les progrès de la navigation à voile transformaient les conditions des transports maritimes, la jonction opérée entre Bordeaux et Cette aurait suffi à toutes les ambitions comme à tous les intérêts. L’union tant célébrée se réalisait avec toutes ses anciennes promesses, et la cité maritime de l’Hérault aurait pris promptement cet essor magnifique qu’on avait imaginé pour elle, et qu’il a fallu renoncer à atteindre.

Il n’est plus indifférent aujourd’hui, au milieu des transformations qui remplissent l’histoire des voies de transport depuis un demi-siècle, il n’est plus indifférent, pour que l’union des deux mers à travers le Languedoc procure tous les résultats qu’on en peut raisonnablement espérer, que la ligne partie de Bordeaux s’en aille gagner tel ou tel point du rivage méditerranéen. Ce n’est qu’en aboutissant au siège du plus actif mouvement d’affaires, au plus large centre des capitaux de tout le sud-est, que Bordeaux, le bassin de la Garonne et les régions subpyrénéennes peuvent être le plus avantageusement mis en contact avec la Méditerranée. Seulement, comme la jonction voulue existe déjà depuis longtemps grâce à la ligne qui de Cette se dirige par Montpellier et Tarascon sur le chef-lieu des Bouches-du-Rhône, il restait à savoir si la nouvelle direction proposée, si la ligne raccourcie devait ouvrir au commerce des perspectives inconnues et transformer, au grand avantage du transit international, toutes les conditions actuelles. Telle était la question qu’avait soulevée et tranchée du même coup le projet du Midi. On sait que ce fut là le côté saillant de la lutte ; mais la seconde question, pour avoir jeté moins d’éclat, la question du chemin de Rhodez à Montpellier, que le Midi se proclamait résolu à ne point disjoindre de la première, ne fut pas débattue avec moins d’animosité. Au tracé par Montpellier, la compagnie de Lyon en opposait un autre qui, à partir de Milhau, s’en allait par le Vigan gagner Lunel, où il retrouvait la route de Nîmes et tout le réseau du sud-est. Sur l’un et l’autre sujet de division, la guerre a eu le même point de départ, comme aussi la même durée. Elle débute à la veille de la session des conseils-généraux au mois d’août 1861, et elle se clôt avec les actes législatifs portant la date du 11 juin 1863. On ne saurait trop rappeler qu’elle s’est poursuivie, ainsi que nous l’indiquions dès l’abord, en plein soleil, avec toutes les armes que la discussion pouvait fournir et dont la publicité la plus large pouvait assurer l’effet. Au milieu des aspects si variés qu’elle a offerts, voilà, bien plus encore que l’importance des intérêts en litige, voilà ce qui l’a revêtue d’un caractère de grandeur et de nouveauté.

Durant la mêlée croissante où l’on vit s’engager toutes les forces actives disséminées des Alpes à l’Océan, il est assez facile de marquer le champ propre à chacune des deux compagnies en présence. Le Rhône pourrait servir de ligne de démarcation, sauf à rattacher pourtant à la rive gauche, comme deux puissantes têtes de colonne, le département de l’Ardèche et surtout celui du Gard. On devrait en revanche noter sur cette même rive, et jusqu’au cœur du domaine de la Méditerranée, certaines dissidences qui indiquaient des positions isolées appartenant à des adversaires. Si l’on consulte le chiffre de la population directement impliquée dans le conflit, le Midi pourrait s’attribuer l’avantage du nombre. Déjà, à la date du 24 avril 1862, on parlait, dans son camp, de treize départemens et de soixante villes qui avaient donné leur adhésion. Deux opulentes cités, Bordeaux et Marseille, vouées à des applications analogues, mais dont le caractère n’en est pas moins profondément dissemblable, apparaissent, à chaque extrémité de la ligne entre les deux mers, comme le point principal où vont s’appuyer l’une et l’autre armée. Accoutumée à une sorte d’indolence superbe qui répugne à tout changement brusque, qui exclut les ordinaires exigences d’un dévorant mouvement d’affaires, Bordeaux laissa volontiers le rôle le plus décisif à l’entreprenante cité des Bouches-du-Rhône. À un certain point de vue, si l’antagonisme entre Marseille et Bordeaux n’était pas un fait traditionnel qu’on retrouve au sein de la population de l’une et de l’autre ville jusque dans le domaine des impressions individuelles, on aurait quelque peine à s’expliquer une dissidence qui ne sortait pas des termes mêmes de la question actuellement soulevée. « Bordeaux et Marseille, lit-on dans un des documens émanés du Midi, peuvent devenir l’entrepôt général de tout ce que les deux mers expédient de l’une à l’autre, et l’échange entre ces deux grands centres par les voies ferrées se substituer aux lentes opérations que comporte aujourd’hui la navigation par le détroit de Gibraltar[3]. » Point de doute que si les plans du Midi avaient dû amener les résultats annoncés, les deux ports en eussent profité l’un et l’autre. Ce n’étaient donc que des considérations toutes locales, que des ambitions accessoires qui pouvaient, en face d’une telle hypothèse, rendre compte de la divergence des attitudes. L’opposition parut néanmoins beaucoup plus tranchée entre deux autres villes placées face à face sur les limites mêmes des deux réseaux, et qui eurent dans la contestation un rôle très accentué, Montpellier et Nîmes. Dans la première de ces villes, des impulsions influentes s’unissaient au poids de réels intérêts pour entraîner la balance vers la compagnie du Midi, tandis qu’à Nîmes, où les élémens locaux ont toujours été d’eux-mêmes plus inflammables, on se prononçait en sens inverse avec toute l’ardeur des impressions natives.

Au milieu de ce général émoi, les deux compagnies laissent percer chacune l’esprit particulier qui la distingue. D’un côté, plus d’ardeur, plus d’élan, un besoin plus marqué de tenter l’inconnu ; de l’autre, une propension manifeste à se vouer de préférence aux améliorations tranquillement élaborées, sans rien livrer au hasard de ce qu’on peut lui disputer. Ici une initiative toujours ardente, là une rare fécondité de ressources dans les cas les plus scabreux. Quant aux hommes qui servaient d’organes aux deux intérêts ennemis et qui s’efforçaient de prendre en main les fils de tous les mouvemens, ils étaient sans cesse sur la brèche, défendant leur cause réciproque avec l’âpreté d’un parti pris, avec cette chaleur d’allures que ne manque jamais d’engendrer un grand et long débat. Une active et prépondérante participation à l’essor de nos voies ferrées leur avait acquis d’ailleurs une autorité incontestée. Ils n’étaient pas seuls à se faire entendre. Les conseils-généraux, les conseils municipaux, les chambres de commerce, les chambres consultatives des arts et manufactures, divers comités généraux ou particuliers élevaient la voix de toutes parts. Grâce aux nombreux documens émanés de tant de sources différentes, jamais, on peut le dire, la situation économique, jamais les besoins et les ressources du sud et du sud-ouest de notre pays n’avaient été aussi profondément fouillés. Les publications lancées par l’une et l’autre compagnie, dont toutes les affirmations, tous les calculs ont été réciproquement passés au laminoir et soumis à une critique sévère, pourront longtemps être consultées comme un très utile répertoire.

Les témoignages des localités intéressées complétaient le tableau par des renseignemens plus minutieux, plus circonstanciés, plus intimes. Dans l’examen des tracés, des directions, des points de soudure, chacun des corps représentant les départemens ou les villes avait le droit ou pour mieux dire le devoir de soutenir les intérêts mêmes dont il était l’expression. C’était une condition pour que tous les côtés du litige fussent éclairés. Voilà comment le raisonnement et la controverse finirent par répandre la plus vive lumière sur un vaste pêle-mêle d’intérêts, et par permettre de dégager la vérité des exagérations que pouvaient offrir les prétentions isolées.

Dans sa résistance aux projets du Midi, qu’elle dénonça dès le premier moment comme une menace d’invasion, la compagnie de Paris à Lyon et à la Méditerranée n’opposa d’abord qu’une réfutation quelque peu dédaigneuse. Si le chemin de Lyon, c’est un fait à reconnaître, sut à merveille se servir d’efficaces moyens de défense, ce n’est pas par ceux-là qu’il avait commencé. Il ne fut guère qu’agressif dans ses premières évolutions. Le côté faible de cette tactique, dont le caractère fut tout provisoire, c’était celui auquel on attachait peut-être le plus de prix, j’entends la prétendue irruption du Midi dans le domaine de ses voisins du sud-est. Rien de moins justifié que cette plainte, rien de moins conforme à l’esprit véritable de la législation des chemins de fer et à la tradition gouvernementale. Évidemment là n’était pas le nœud de la question. Il n’était pas non plus dans le chiffre des dépenses qu’entraînerait le chemin du littoral ou dans certaines difficultés d’exécution. Il ne fallait pas le chercher non plus dans l’intérêt de la navigation du Bas-Rhône. Les compagnies qui desservent le fleuve, et qui, alors même qu’elles ne sont pas conduites par leurs entreprises jusqu’à l’embouchure, sont du moins en mesure d’apprécier parfaitement une question de ce genre, se prononcèrent à ce sujet en un sens favorable au Midi[4]. Ces argumens, qu’on peut appeler des argumens de circonstance, une fois écartés, il reste plusieurs points très sérieux où la critique, en se précisant davantage, fournit à l’histoire économique de notre temps des renseignemens utiles à conserver. C’était d’abord le chiffre des recettes possibles pour le chemin du littoral ; c’était ensuite la pensée de détourner au profit de ce chemin une partie plus ou moins forte du transit de l’Océan à la Méditerranée ; enfin, c’était l’intérêt que pourrait offrir l’unité de service par rapport au fractionnement actuel entre deux compagnies.

Sur le premier point, le Midi, qui ne pouvait guère contester les assertions de ses adversaires, répondait que les recettes indiquées correspondaient à l’état présent du trafic, mais qu’elles seraient considérablement accrues par suite des changemens projetés. C’était répondre par la question même. Il est vrai que l’idée du détournement du transit commercial venait tout de suite donner un corps à ces vagues assurances ; mais ici précisément les objections étaient permises. Il fallait expliquer comment on déposséderait de sa clientèle le détroit de Gibraltar, dont le nom revient à tout moment dans les écrits publiés à ce sujet. Le détroit de Gibraltar ! c’était donc là qu’il fallait viser ! Dès que les matériaux actuels ne pouvaient suffire à l’alimentation de la ligne du littoral, il devenait absolument nécessaire de ravir au fameux détroit une partie de sa fortune, de faire refluer vers nos rivages méridionaux une partie du mouvement qui s’opère entre les côtes d’Espagne et celles du Maroc. Combien la proie n’était-elle pas attrayante ! Ce grand courant emporte par année 4 millions 1/2 de tonnes. En réalité, la conquête de Marseille n’était qu’un vain mot, si l’on ne conquérait pas le détroit. Sans cela, point de partie gagnée. Il fallait donc franchir les célèbres colonnes qui avaient arrêté le héros de la fable, ou plutôt il fallait pouvoir, par une combinaison de tarifs, rétablir cette chaîne de montagnes qu’un jeu de sa force avait rompue. Dans les premiers programmes du Midi, nulle idée ne fascinait plus les regards que l’idée d’amener sur notre sol une dérivation quelconque de cet énorme transit. N’en doutons pas : si cette prétention avait pu seulement s’appuyer sur des calculs un peu plausibles, aucun argument, aucune objection n’aurait tenu contre l’adhésion publique, et le chemin du littoral serait aujourd’hui en construction. La compagnie de Lyon ne pouvait s’y méprendre. Aussi quel déploiement de forces sur ce point-là ! On revient sans cesse, à tout propos, sous toutes les formes, au détroit de Gibraltar. Quand il eut été démontré par des chiffres que l’état actuel des choses n’autorisait là-bas aucune espérance raisonnable, la compagnie triomphante ne se tint pas encore pour satisfaite ; elle prit à tâche de tourner en dérision cette ambitieuse convoitise. On renvoyait incessamment le Midi à cette conquête herculéenne. On semblait nous montrer les chefs tout effarés de cette compagnie, postés sur un des promontoires du détroit, agitant leurs tarifs et faisant en vain des signaux à la navigation obstinée. On ne tenait même aucun compte de certaines distinctions entre la marine à vapeur et la marine à voile. Quand on rentrait dans une argumentation sérieuse, c’était pour demander au Midi comment il ne réalisait pas avec les lignes actuelles, et au moyen de simplifications faciles à concevoir, cette prise de possession qu’il se flattait d’accomplir sur une grande échelle avec le chemin du littoral. Malgré les doutes que motivaient des questions aussi complexes, il y eut un moment où les impressions publiques semblèrent incliner dans le sens du Midi. C’était au début. Outre le raccourcissement de 45 kilomètres, outre les conquêtes promises au transit à travers la France, on voyait s’ouvrir des perspectives nouvelles pour les régions peu salubres et peu habitées du Bas-Rhône, où le nouveau chemin était destiné à provoquer des travaux d’assainissement, à appeler la population et à donner l’élan aux importantes salines qu’on y rencontre et qui fournissent déjà 120,000 tonnes de produits par année. On ne savait pas encore si les mêmes avantages pourraient être obtenus d’une façon moins coûteuse et moins problématique. Ce n’était pas en vain non plus que le Midi signalait comme devant désormais se trouver comblée la seule lacune existant le long du rivage méditerranéen dans le ruban ferré qui s’y déroule ou qui s’y déroulera bientôt à partir des extrémités méridionales de la péninsule italienne pour se continuer, après avoir traversé la France, jusque sur les côtes espagnoles. Ce fut sous l’influence de ces confiantes dispositions que le Midi obtint l’enquête officielle qu’on lui avait d’abord disputée, et sans laquelle la question n’aurait pu être contradictoirement élucidée, ni la conscience publique entièrement satisfaite.

Avertie par l’échec de sa première tactique, la compagnie de Lyon en adopta une autre d’un caractère tout différent, qu’avaient présagée déjà certaines ouvertures, et dont l’efficacité ne pouvait être douteuse. Cette seconde méthode consistait à neutraliser les avantages promis par des avantages équivalens ou même supérieurs. Une fois sur ce terrain-là, on s’y montre habile à trouver des ressources et prodigue envers les localités intéressées. On s’ingénie et on réussit à faire face à toutes les exigences, à satisfaire à tous les intérêts auxquels s’était adressé le Midi, si bien que les propositions premières, ainsi contrecarrées pied à pied et avec une remarquable sûreté de coup d’œil, devenaient maintenant sans objet. On a dit des satisfactions accordées en fin de compte à nos départemens méridionaux qu’elles étaient déjà mises à l’étude avant la querelle. Il semble difficile qu’un observateur impartial se laisse persuader que les nécessités de la lutte n’aient pas eu pour conséquence d’en étendre singulièrement le cercle, d’en hâter singulièrement la réalisation. Sans la pression résultant d’une aussi ardente rivalité, la Méditerranée eût-elle accepté ce qu’elle a bientôt volontairement offert ? L’eût-elle accepté à moins de fortes compensations ? Ce n’est guère à supposer. Les lignes qu’elle nomme elle-même des lignes de défense dans un rapport récent témoigneraient au besoin de la nécessité à laquelle elle avait obéi. Qu’on écarte des concessions faites l’idée de rançon, idée propre à blesser de légitimes susceptibilités, rien de mieux ; mais les discussions soulevées, les vives émotions qu’elles ont fait naître, les besoins et les ressources qu’elles ont servi à mettre en évidence n’en conserveront pas moins dans l’histoire économique de nos chemins de fer une place qu’il serait impossible de leur ravir. Ceci n’enlève rien au mérite des études antérieures dont s’occupait ou auxquelles pouvait songer la puissante compagnie de la Méditerranée.

La nouvelle attitude qu’elle avait su prendre s’était nettement dessinée dans un document publié au mois d’août 1862, et destiné aux conseils-généraux des départemens[5]. On y remarque toute une série de combinaisons, tout un système de lignes nouvelles que le Midi appelait à tort un enchevêtrement[6], et qui était au fond un ingénieux, mais coûteux moyen d’écarter la tentative d’envahissement. La différence de 45 kilomètres était ramenée à 20 à l’aide d’une ligne de jonction d’Arles à Lunel, et même à 15 pour les transports maritimes au moyen d’une gare spéciale de marchandises établie à Lestaque (territoire de Marseille) et reliée à la grande artère. Des embranchemens se dirigeaient sur Bouc et sur les Martigues, à la portée des salines. On avait parlé des difficultés et même des périls qu’offrait le tunnel de la Nerthe (4, 600 mètres de longueur) ; on avait parlé d’encombrement sur la ligne de Marseille vers le Rhône et de l’insuffisance de la gare dans ce grand port. De ces critiques, rien n’allait rester debout ; la Méditerranée ne reculait devant aucun sacrifice : elle dégageait le souterrain de la Nerthe, et, en proposant un chemin direct de Marseille à Aix qui ouvrirait une nouvelle route jusqu’à Avignon par la vallée de la Durance, elle dotait Marseille d’une seconde gare, indépendamment de celle de Lestaque. Quant aux chemins de l’Aveyron, la satisfaction n’était pas moins complète. Entre les deux directions si débattues de Rhodez à la Méditerranée, ou plutôt de Milhau, puisque c’est là que commençait la dissidence, la compagnie ne faisait pas de choix ; elle acceptait les deux chemins, offrant d’exécuter, avec les subventions demandées, celui de Milhau à Montpellier par Sainte-Affrique dans le cas où la compagnie rivale y renoncerait elle-même. Il était impossible d’aller plus loin, car cette seconde ligne ne pouvait que faire concurrence au raccordement par Le Vigan et Lunel[7]. Même esprit, même système, même libéralité en ce qui concernait le transbordement, la rupture de charge, les lenteurs et l’accroissement de frais provenant de l’exploitation par deux compagnies. On s’engageait à faire partir le nombre nécessaire de trains de voyageurs à la vitesse fixée par le Midi sur sa propre ligne, et cela sans interruption ni à Cette ni ailleurs ; on admettait le parcours réciproque des wagons de marchandises de Marseille à Bordeaux ; enfin on se déclarait prêt à établir un tarif commun en laissant la compagnie du Midi maîtresse absolue de le régler, et en se soumettant à réduire dès à présent à la longueur du tracé par le littoral (160 kilomètres) la distance tarifée entre Cette et le chef-lieu des Bouches-du-Rhône.

La question se posait dans ces termes lorsque la chambre de commerce de Marseille se chargea en quelque sorte de résumer les résultats acquis par une délibération très solidement raisonnée au point de vue pratique, et que la compagnie de la Méditerranée a pu appeler avec justesse l’œuvre la plus complète et la plus décisive qui se fût produite dans la discussion[8]. Ce document, qu’il était difficile, disons même impossible, de contre-balancer, exerça et il méritait d’exercer une notable influence. La chambre montrait qu’en ce qui touche aux intérêts de Marseille, les satisfactions offertes par le chemin de Lyon ne laissaient subsister aucun vide, et qu’elles s’accordaient précisément avec la direction constante du mouvement commercial dont ce grand port est le point de départ vers l’inté rieur, et qui a lieu vers le nord et le nord-est, sauf une imperceptible fraction s’en allant du côté de Cette et du sud-ouest[9]. Nouvelles lignes, nouvelles gares, nouveaux règlemens, tout correspondait aux besoins locaux. À l’aide de chiffres précis et de faits positifs, la chambre de commerce ramenait en outre à ses proportions réelles la question du transit par le détroit de Gibraltar. Le raisonnement revêt ici une rigueur mathématique ; tout le mécanisme du système est décomposé, et par des mains familières avec les comptes de ce genre. Des calculs s’appliquant à la navigation à vapeur et à la navigation à voile prouvent que le passage à travers la France, avec les frais de débarquement à Marseille et à Bordeaux, serait plus coûteux que le trajet direct par mer des régions orientales aux ports de la Grande-Bretagne[10]. En prenant pour base les prix du trajet tels qu’ils étaient indiqués entre Marseille et Londres ou Liverpool par la compagnie du Midi elle-même, la chambre arrivait à cette conclusion, qu’il ne resterait pour rétribuer ce transport que de 12 à 16 francs par tonne, quand il en aurait fallu 40, et à tout le moins 32. Aussi disait-elle en forme de conclusion avec une ironie visible : « Les espérances mises en avant au sujet du détournement possible sur le réseau du Midi du transit international nous paraissent avoir été fondées sur des appréciations faites de trop haut ou de trop loin. » Certains passages de la délibération étaient peut-être plus faciles à contester, ceux par exemple qui avaient trait à la navigation sur le Rhône et à l’intégrité des réseaux concédés par l’état. Ici les nuances semblaient un peu forcées ; mais ce tribut payé à la situation respective des deux compagnies dans le présent antagonisme n’altérait pas l’autorité d’un document émané d’un corps dont la compétence demeurait incontestable.

Élucidée par tant de recherches, fouillée par tant d’études, la question était désormais mûre pour recevoir une solution dont les termes étaient indiqués d’avance. Les propositions faites en dernier lieu par la Méditerranée sont, pour ainsi dire, passées textuellement dans la transaction intervenue sous les auspices de l’état et consacrée par la loi[11]. Ainsi se trouvent admises les offres relatives au mode de tarification, au compte des kilomètres, au service des trains directs de voyageurs et de marchandises, comme à l’établissement de voies nouvelles. Voilà ce qui frappe les yeux ; en fait, ce sont cependant les exigences accusées dès le principe par la discussion qui reçoivent une satisfaction complète. Point de méprise possible à ce sujet. Le trajet est raccourci, sinon de 45 kilomètres, du moins de 25, et même de 30. La plupart des points spécifiés dans les programmes sont dotés d’embranchemens, le souterrain de la Nerthe est dégagé, la gare de Marseille désencombrée ; enfin les régions de l’ouest et du centre sont rattachées à la Méditerranée par la ligne de Rhodez à Montpellier. Seul, le chemin par le littoral est mis à l’écart ; mais de bonne foi qui pourrait le regretter devant les résultats du libre examen et de la discussion ? Le moins qu’on puisse dire n’est-ce pas que ce tracé, injustifiable dans ses rapports avec le transit maritime actuel, était prématuré dans ses rapports avec les besoins des localités traversées ? Il aurait fallu que les lignes accessoires aujourd’hui concédées eussent par avance développé les ressources dans le bassin inférieur du Rhône, pour qu’on pût réunir quelques données positives sur l’avenir d’une telle œuvre. Ce n’est pas tout : il était nécessaire d’attendre que les entreprises déjà autorisées et celles qui allaient résulter des actes de 1863 fussent arrivées à leur terme avant de songer à consacrer à un raccourcissement qui n’épargnait plus qu’une vingtaine de kilomètres 50 ou 60 millions. « Quand vous avez de nombreux départemens, des territoires immenses qui n’ont pas de chemins de fer, disait avec raison devant le corps législatif l’un des commissaires du gouvernement à propos du chemin de Cette à Marseille, il ne faudrait pas que le gouvernement concédât des lignes parallèles l’une à l’autre[12]

Quoique les parties engagées dans cette longue contestation se fussent exagéré soit l’intérêt immédiat, soit la signification réelle du chemin du littoral, il y avait derrière les espérances ou les craintes trop facilement conçues des susceptibilités légitimes à ménager, des intérêts sérieux à sauvegarder, des idées vraiment fécondes dont le germe méritait d’échapper aux entraînemens d’une irritante polémique. La transaction issue de la publicité et de la discussion a su tenir compte de toutes ces délicates exigences. Elle ne porte préjudice à aucun intérêt réel ; elle ne mure l’avenir devant aucune initiative résolue. Elle ouvre le champ à une expérience dont le présent doit largement profiter, et qui ne peut que servir à éclairer les supputations ultérieures.

Un désir doit cependant survivre à l’agitation récente : c’est évidemment que la transaction conclue fasse disparaître tout esprit de discorde et de guerre. L’animosité qu’explique la lutte, si elle ne la justifie pas toujours, et dont il s’est retrouvé comme un retentissement jusqu’au sein du corps législatif[13], cette animosité regrettable n’aurait désormais plus d’excuse. Quelles que puissent être les futures éventualités, nul doute sur le présent intérêt soit des deux compagnies, soit des régions traversées par leur réseau, soit du pays en général : cet intérêt-là commande un accord qui n’entraîne du reste le sacrifice d’aucune des opinions exprimées, et qui est indispensable pour accomplir et féconder l’exploitation commune.


II

Tandis que la longue guerre engagée dans la région méridionale de la France n’intéressait que deux de nos principaux réseaux, la seconde question tranchée par les conventions de 1863, — l’extension des lignes et l’adoption de nouvelles bases financières, — avait une importance à peu près identique pour tous les chemins de fer français[14]. On ne se trouvait plus d’ailleurs sur un terrain entièrement neuf, libre de tout engagement ; on avait au contraire à revenir sur ses pas et à défaire des nœuds déjà formés.

Parlons d’abord de l’extension du réseau national ; c’est là en effet, depuis vingt ans, un objet de vives et légitimes préoccupations pour le pays. Choisir entre les nombreux projets qui surgissent de toutes parts, c’est établir une question de priorité qui soulève elle-même un autre ordre de considérations, celui des voies et moyens. Dès qu’il est hors de doute qu’on ne saurait tout entreprendre à la fois, il faut nécessairement que l’essor des opérations soit calculé d’après les ressources disponibles. Ce n’est qu’à ce prix que les impatiences les plus légitimes peuvent recevoir une satisfaction exempte de retours et de mécomptes. Si l’on veut considérer à ce premier point de vue les agrandissemens résultant des traités de 1863, il faut se rappeler à quel degré d’avancement se trouvait avant cette année le réseau général. Reportons-nous donc à la fin de 1862. La totalité des voies ferrées alors décrétées embrassait une longueur de 18,430 kilomètres, sur lesquels 7,332 restaient à construire[15]. L’achèvement exigeait une dépense d’environ 2 milliards et demi de francs, dont à peu près 350 millions au compte de l’état, soit pour le paiement de subventions stipulées, soit pour des travaux de construction, à partir du 1er janvier 1863. À ces charges nettement définies s’ajoutaient les éventualités concernant la garantie d’intérêt de 4 francs 65 centimes pour 100 sur un capital pouvant monter à 3,110,500,000 francs.

En quelle mesure ces termes ont-ils été modifiés ? Quelques chiffres en feront juger. Le réseau actuel se compose de 20,392 kilomètres. C’est une augmentation d’un neuvième environ, depuis le 1er janvier 1863, relativement au total général, et de presque un tiers relativement aux chemins encore à construire. Quant aux subventions dues en vertu des récentes conventions, elles montent à 368 millions, auxquels s’ajoutent 102 millions affectés par d’autres actes à divers travaux. Le capital auquel pourra s’appliquer la garantie d’intérêt a été grossi de 928 millions ; il s’élève à 4,038,500,000 fr.[16]. Rien ne serait plus hasardeux que de chercher à déterminer dès à présent le montant effectif de la garantie que nécessitera sur ce capital l’exploitation des lignes nouvelles. La preuve en est dans les écarts énormes qu’on remarque entre les diverses évaluations faites au sujet des conventions de 1859, et qui ont varié — le croirait-on ? — de 15 à 80 millions. On commence cependant à donner des chiffres précis, au moins pour deux compagnies, l’Est et l’Ouest, et ces chiffres sont de nature à provoquer de sérieuses réflexions sur les périls que peut offrir une combinaison excellente quand l’application en est démesurément outrée.

Ce tableau de la présente situation, ce compte des obligations assumées supposent évidemment, durant les années qui vont suivre, le développement régulier de toutes les forces économiques de la France. On ne saurait trop songer en effet que ce ne sont pas seulement les ressources de la richesse acquise dès à présent qui pourraient suffire à de si grandes exigences sans trouble pour le crédit ; on a besoin d’aller plus loin : on a besoin de prendre en compte les accroissemens qui doivent provenir de cette expansion d’affaires, de cette fécondation du sol dont le nouveau réseau formera le point de départ. C’est un fait incontestable et déjà signalé que les dépenses nécessitées par la construction des chemins de fer ont été acquittées en une large mesure par les chemins de fer eux-mêmes, ou en d’autres termes que l’essor qu’ils ont imprimé à l’activité publique a seul pu mettre les différens pays en mesure de supporter le fardeau des frais de construction. Oui, les chemins de fer créent eux-mêmes une part plus ou moins forte du capital avec lequel on les exécute ; cela est vrai surtout des lignes principales, des grandes artères de la circulation ; où le mouvement s’établit d’un seul coup, et autour desquelles la prospérité semble naître comme par enchantement. On peut croire aujourd’hui sans témérité, ce nous semble, qu’une fraction des dépenses exigées pour les lignes du second ou du troisième ordre sera compensée de la même manière. Néanmoins une saine analyse des faits acquis à la science empêche qu’on ne s’abandonne à de trop vifs écarts d’imagination. Il s’agit désormais de lignes secondaires : or, à mesure qu’on s’éloigne du faisceau des voies principales, le germe fécondant que va porter au loin le sillon ferré trouve moins de forces à développer, et donne lieu par conséquent à un essor moins considérable de la richesse publique. Stimulans moins efficaces, produits moins abondans à mesure qu’on s’avance vers les dernières ramifications d’un réseau, voilà un résultat que nous révèle nettement l’observation. Il en est un autre d’un caractère analogue, non moins significatif, qu’on peut remarquer même sur les meilleures lignes : c’est que l’impulsion donnée sur le parcours des chemins de fer ne suit pas une progression ascendante toujours égale à celle qu’on observe durant les premières années de l’exploitation ; tant s’en faut. Au début, c’est comme une explosion soudaine de forces accumulées et tenues en quelque sorte captives. C’est une exubérance qu’on ne peut guère comparer qu’au débordement de la sève dans une végétation printanière. Au bout de quelque temps, quand les élémens qui gisaient pour ainsi dire engourdis à la surface du sol ont été réveillés et utilisés, quand il faut fouiller plus avant pour en découvrir d’autres, la progression se ralentit ; elle prend des allures moins impétueuses tout en pouvant rester encore plus ou moins sensible.

Il est donc permis de l’affirmer, les analyses, économiques concordent avec les calculs purement financiers pour conseiller désormais dans l’élargissement du faisceau actuel une extrême circonspection, une extrême réserve. Aux yeux de l’observateur le moins porté à s’alarmer, les conventions de 1863, en ce qui touche à l’expansion des lignes, nous ont lancés d’un bond fort avant dans la carrière. Il n’en pouvait guère être autrement : la détermination du troisième réseau se faisait à la veille des élections générales, c’est-à-dire dans un moment où l’on devait tenir à donner tout de suite la satisfaction la plus large possible aux désirs des populations. Le danger n’était pas en une semblable occurrence qu’on se tînt en-deçà de la borne indiquée. C’est ainsi que, sans impliquer un état de stagnation complète peu compatible avec les exigences d’une société aussi active que la nôtre, un temps d’arrêt est devenu nécessaire[17].

En fait de nouvelles concessions et de nouvelles entreprises, il se produit fréquemment d’ailleurs une sorte de mirage contre lequel on ne saurait trop prémunir les intérêts. Qu’on y prenne garde, des chemins décrétés ne sont pas des chemins construits ni même commencés. Si les termes stipulés dans les contrats doivent ensuite être prolongés, comme on l’a vu si souvent, on se trouve dans la même position et peut-être dans une position pire que si les lignes avaient été classées seulement un peu plus tard. Il suffit d’écouter, au sujet des délais, les plaintes qui se répètent à toutes les discussions sur les chemins de fer devant le corps législatif pour apercevoir combien est fréquente l’impossibilité de se renfermer rigoureusement dans les limites tracées. Ces lenteurs tiennent même si bien au fond des choses qu’on- ne saurait le plus souvent les imputer à personne. Les compagnies n’en sont pas responsables à coup sûr, puisque la somme annuelle qu’elles peuvent consacrer à leurs travaux, de même que la répartition qu’elles en doivent faire, est fixée par le gouvernement. Supposons que telle compagnie ait besoin de consacrer 50 millions par an aux lignes qui lui ont été concédées pour les finir dans le temps indiqué, il est bien évident que, si l’administration ne croit pouvoir autoriser le budget que jusqu’à la concurrence de 30 ou de 40 millions, la compagnie aura besoin d’obtenir un délai proportionnel au rabais. Quant au gouvernement, qui ne demanderait pas mieux que d’aller vite, il ne serait guère possible non plus de lui adresser des reproches à ce sujet. Dès qu’on a cru devoir soumettre les dépenses des compagnies à son autorisation préalable, — ce qui, selon nous, est en contradiction manifeste avec le principe que l’industrie privée est en pareil cas le meilleur juge de son propre intérêt, — le gouvernement ne peut plus agir qu’en prenant sur lui la difficile tâche d’apprécier l’état du crédit. Il ne peut plus admettre que les dépenses qu’il juge compatibles avec les ressources financières du moment. Avouons-le donc, le délai n’a jamais qu’un sens hypothétique : on exécutera dans six, dans huit, dans dix années, si on le peut, c’est-à-dire si l’état du crédit s’y prête lui-même. Il ne dépend pas du gouvernement de prévenir l’effet des crises, dont les causes et les caractères sont du reste si variées, pas plus que d’empêcher à telle heure, sous l’influence de telle, éventualité, le resserrement des capitaux. Si j’insiste sur ce point, c’est pour montrer combien serait vain et trompeur un classement hâtif et démesuré. Tandis que devant une appréciation superficielle tout semble ici appartenir à une sorte de juridiction gracieuse, tout se trouve au contraire assujetti à des lois inflexibles, indépendantes de la volonté des hommes.

Voilà ce que doivent se dire les intérêts collectifs, les départemens et les villes, au sujet des futurs chemins de fer ; mais plus les questions de ce genre sont scabreuses et souvent irritantes, plus elles auraient besoin des garanties inhérentes à la publicité et à la libre discussion. C’est là pourtant un des côtés sur lesquels peuvent le moins se répandre les clartés qui en émanent. Il faut des circonstances absolument exceptionnelles pour que les enquêtes ordinaires aient l’ampleur que nous leur avons vu prendre dans la lutte du Midi et de la Méditerranée. Les questions de classement échappent du reste au contrôle du corps législatif, qui n’est appelé, à voter que sur les clauses des contrats ayant pour condition des engagemens ou des subsides du trésor. « Un seul amendement a modifié les sept lois de chemins de fer, … disait le rapporteur de la commission du sénat à propos des conventions de 1863. D’autres amendemens avaient été formulés, mais le conseil d’état a reconnu que les questions de tracé ne pourraient être discutées sans troubler l’économie du sénatus-consulte du 25 décembre 1852. » On voit donc à quelle borne s’arrête, par rapport à l’accroissement du réseau, le droit de discussion devant la chambre élective.

L’inconvénient d’un régime si restrictif, on le sent bien davantage quand on recherche dans les actes de 1863 les motifs mêmes de l’annulation ou, si l’on veut, de la réforme des traités antérieurs. Pour qu’on se crût obligé de revenir sur les contrats si récens et si solennels de 1859, et cela quand à cette dernière époque on était radicalement revenu déjà sur les contrats encore plus récens et non moins solennels de 1857, on devait pouvoir invoquer des considérations bien impérieuses. Les divers exposés des motifs (car il y en eut un par compagnie) s’appliquent tout naturellement à les faire ressortir. Singulière circonstance cependant, quoique ces exposés soient rédigés avec un soin remarquable, la cause principale du changement, la cause vraiment déterminante ne s’y trouve indiquée que sur le second plan. Dans la discussion, au contraire si courte, si précipitée qu’elle ait été à la veille de la clôture de la session, il y eut une véritable interversion : ce qui était secondaire devint principal, et ce qu’on avait présenté comme principal redevint secondaire. Ainsi les raisons auxquelles les exposés de motifs s’arrêtent de préférence, c’est d’une part l’erreur commise en 1859 dans l’estimation des travaux, erreur qui laissait le chiffre fort au-dessous de la dépense effective ; c’est d’autre part l’influence de circonstances imprévues qui auraient dérangé l’état économique du pays.

Par rapport à l’excédant des dépenses sur les évaluations, il est bien clair, pouvait-on dire, que, s’il suffit de pareils faux calculs pour faire modifier périodiquement et sur toute la ligne les conventions intervenues, il n’y a plus de contrat, ou du moins il n’y a plus que des contrats provisoires. Actes de pure forme et tout au plus bases préparées pour des arrangemens ultérieurs, telle serait désormais la nature des traités. J’entends bien que les conventions passées entre l’état et les compagnies ne sont pas incommutables, et que l’accord des parties qui les ont conclues peut naturellement les annuler. Seulement ce droit de faire et de défaire, c’est le droit absolu. Pour en juger la trop fréquente application, on n’a qu’à se demander ce qu’on penserait dans la vie ordinaire de simples particuliers qui reviendraient ainsi sans cesse sur les engagemens contractés. Notez que ce sont les compagnies elles-mêmes qui évaluent les dépenses, sauf, bien entendu, examen du gouvernement, dont l’intérêt n’est pas du reste compromis par une erreur à ce moment-là, puisque tous les paiemens doivent être précédés, suivant la loi, des vérifications les plus minutieuses et les plus rassurantes. Dire que les estimations proviennent des compagnies, ou autrement des ingénieurs éminens qu’elles se sont attachés, c’est dire qu’elles sont l’œuvre d’hommes fort expérimentés et dont la compétence en matière de construction de chemin de fer est justement renommée dans toute l’Europe. Cependant, avec un système de périodiques révisions, l’expérience la plus consommée deviendrait chose superflue. Nous ne prétendons pas qu’on céderait alors à la tentation d’amoindrir les chiffres en vue de faciliter le vote des dispositions financières. Il est évident du moins que rien ne serait plus propre à pousser dans un tel sens que la commune habitude de rompre ce qui avait été conclu et d’entreprendre à courts intervalles la ré forme des contrats. Même sans la moindre préméditation, même à son insu, dès qu’on aperçoit au-devant de soi une aussi commode ressource, on doit moins tenir à l’exactitude des premiers comptes. La conséquence manifeste de tels procédés, c’est que les chiffres n’auraient plus aucune signification précise, et que le corps législatif ne pourrait plus savoir, dans l’exercice de la prérogative qui lui reste en ces matières, pour quelle somme il engage réellement l’avenir. On se priverait en outre d’une partie des avantages que fournit pour la construction le concours de l’industrie privée, de ces avantages si victorieusement mis en relief par les grandes discussions d’il y a vingt ou vingt-cinq ans, et que des faits plus rapprochés de nous ont consacrés avec tant d’éclat. Si l’on veut qu’elle tienne les promesses de son programme, il faut que l’industrie agisse pour son compte, à ses risques et périls, et non pas à un titre de simple mandataire, qui, en diminuant sa responsabilité, ne pourrait qu’amoindrir son énergie. Pour un cas peut-être où des inconvéniens eussent découlé du ferme maintien des conditions stipulées, on en eût recueilli dans cent autres les plus précieux avantages. Ajoutons que, sans parler de l’Angleterre ni des États-Unis d’Amérique, où des traditions invariables protestent trop haut contre une telle pratique, on n’a vu dans aucun pays les contrats en butte à des vicissitudes comme celles qu’ils ont traversées chez nous de 1857 à 1863.

L’argument tiré des circonstances imprévues conduit à peu près aux mêmes écueils. Les circonstances imprévues ! mais on les invoquait aussi en 1857. C’était alors à la crise financière que l’on s’en prenait, crise engendrée et compliquée par une suite de mauvaises récoltes. Cette fois que fait-on ? On accuse la guerre civile de la confédération américaine, la détresse cotonnière, le ralentissement qui en a été la conséquence dans plusieurs branches de la fabrication nationale. Y a-t-on bien songé cependant ? Ni les gouvernemens, ni les associations, ni les individus ne pourraient souscrire aucun engagement, s’ils avaient la prétention de se dégager à l’avance des incertitudes du lendemain. On agit sagement lorsqu’à la veille de passer un contrat on fait entrer en ligne de compte les éventualités de ce genre ; la signature donnée, il n’y a plus à la reprendre. Qu’il se rencontre des circonstances, heureusement fort rares, qui bouleversent toutes les conditions de la vie normale d’une société, et où s’imposent des dérogations aux lois les plus constantes, nous ne prétendons pas le nier ; mais, on en conviendra, les remaniemens périodiques dont les chemins de fer ont été l’objet depuis six années n’ont, grâce à Dieu, rien qu’on puisse justifier par d’aussi critiques conjonctures.

Quant à cette autre considération à laquelle nous faisions allusion un peu plus haut, et qui apparut surtout dans la discussion publique, elle touchait à l’exécution même des chemins de fer. Il s’agissait d’abord de ceux du troisième réseau, classés en 1861, et qui étaient loin d’avoir tous rencontré des concessionnaires, ensuite d’une partie de ceux du second réseau, concédés en 1859, et pour lesquels telle et telle compagnie se voyaient, disait-on, dans l’impossibilité d’adresser de nouveaux appels au crédit. Il fut déclaré de la façon la plus péremptoire que les nouvelles conventions étaient indispensables pour mener l’entreprise à fin. Un tel argument, très propre à produire une impression profonde, fut répété sous toutes les formes et par tous les orateurs chargés de porter la parole au nom du gouvernement. « Le but primitif et principal des conventions faites avec les compagnies, déclarait expressément M. Vuillefroy, c’est d’assurer l’exécution des chemins de fer déjà admis par la chambre et promis au pays[18]. » Rien de plus explicite. Certes il n’est pas douteux que si l’on isole les ramifications secondaires de la base commune, c’est-à-dire des lignes les plus productives, on amoindrit les forces, on court risque de ne préparer que des déceptions pour le public et des mécomptes pour le trésor. La formation des larges groupes d’exploitation qui correspondaient si bien aux belles études de nos ingénieurs concernant les tracés avait été promptement justifiée par d’irrécusables résultats. Non-seulement de tels groupes sont plus favorables que des lignes éparses à l’unité de service, qui permet la célérité et la sécurité des transports, et à l’économie dans les frais d’exploitation, qui permet l’abaissement des tarifs, mais ils sont aussi infiniment mieux en mesure de faire face à l’exécution des lignes d’embranchement et de tous les chemins de moindre importance. Astreintes à emprunter les artères principales pour gagner les grands centres de consommation, les voies secondaires donnent lieu à deux espèces de produits : produits directs perçus par les lignes mêmes pour les transports qu’elles opèrent, produits indirects pour les transports qu’elles procurent aux chemins dont elles sont de simples affluens. Si le faisceau appartient à une même compagnie, les deux genres de revenus, en se confondant, créent un certain mode de compensation entre les recettes et les dépenses. Beaucoup de frais très lourds pour une compagnie distincte sont de plus ou supprimés ou considérablement réduits. Ce n’est donc que par suite de leur juxtaposition que le premier, le deuxième et le troisième réseau peuvent se prêter un secours effectif.

Qu’avait-on vu cependant après le vote relatif au troisième réseau en 1861? On avait vu prévaloir des idées d’éparpilleraient contraires à des traditions réputées naguère inébranlables. Le moins qu’on puisse dire de cette économie improvisée, c’est que le temps en-était passé. En autorisant l’administration à entreprendre les travaux avant la concession et dans les termes de la loi de 1842 sur les nouveaux chemins de fer décrétés au nombre de vingt-quatre, la loi du 2 juillet 1861 n’avait indiqué d’ailleurs aucun mode spécial. La vérité, c’est que l’administration avait ainsi sur les bras 1, 973 kilomètres de rail-way, charge qu’elle considérait à bon droit, suivant ses propres expressions, comme essentiellement transitoire. Lorsqu’on eut épuisé toutes les ressources en fait de concessions isolées, 1,320 kilomètres restaient encore sans avoir trouvé de soumissionnaires. Il ne fallut rien moins que ces tentatives infructueuses pour qu’on revînt en 1863 au système un moment abandonné, et qui pouvait amener le plus prompt achèvement du réseau.

Comment était-on arrivé à croire indispensable de résoudre les contrats antérieurs pour pouvoir concéder les nouvelles lignes ? Comment avait-on mêlé des opérations si distinctes ? Rien de plus important à examiner si l’on veut avoir un fil conducteur dans ce dédale de stipulations contradictoires qui se sont succédé depuis sept ans, et saisir le vrai sens des traités de 1863. Ces derniers actes ont été présentés comme une conséquence presque forcée des conventions de 1859[19]. Ce qui est certain, disons-le d’abord, c’est l’existence d’une relation intime entre les diverses modifications successivement accomplies depuis 1857. Le changement engendre le changement, et de plus l’absence d’une suffisante discussion avait laissé passage à des clauses trop arbitraires pour supporter l’épreuve de la pratique. Lorsqu’on voit par exemple Terreur de 1857 si facilement mise en lumière par les conventions de 1859, il est impossible de ne pas demeurer convaincu qu’elle n’aurait pu être commise avec les pleines ressources de la publicité et de la controverse. Les faux calculs portaient alors, on s’en souvient, sur l’énorme étendue de l’œuvre concédée sans subvention ni garantie d’intérêts, sur l’état du crédit public et sur l’insuffisance des délais stipulés. Les compagnies avaient dû cependant tout accepter ou tout refuser, ainsi que le disait naguère la compagnie de Paris à la Méditerranée en faisant très judicieusement toucher du doigt les périls d’un refus, et en reportant jusqu’à l’année 1857 les difficultés qui pouvaient rester à vaincre, les problèmes embarrassons qui pouvaient se poser encore[20]. Toutes ces difficultés étaient bien de celles que la discussion aurait infailliblement éclairées. Il faut en dire autant pour le changement de front si radical qui s’opéra en 1859. La prolongation des délais, accompagnée de quelques mesures rentrant dans les prévisions de la loi de 1842, aurait peut-être suffi, si un débat public assez large était venu peser le fort et le faible de l’essai tenté en 1857. On connaît au contraire le système qui fut alors imaginé, et dont le trait saillant consiste dans la création de deux réseaux, l’ancien et le nouveau, exigeant une comptabilité séparée très difficultueuse, qui n’aboutira qu’au bout d’un demi-siècle à une fusion définitive : combinaison arbitraire qui, tout en laissant place pour de prochaines échéances à d’inquiétantes incertitudes, engageait, comme on l’a vu, la garantie du trésor sur un capital de trois milliards ! On n’a plus à la juger aujourd’hui ; à mesure qu’on s’éloigne des expédiens de 1859, on en parle avec plus de liberté. Veut-on constater combien l’application en est gênante, on n’a qu’à voir avec quel empressement les compagnies demandent à transférer une ligne du nouveau réseau dans l’ancien toutes les fois qu’avec le système donné les perspectives du trafic le leur permettent. Dans ce cas-là, elles signalent à l’envi l’avantage d’embrasser en une seule comptabilité les résultats du trafic dans une même région et d’échapper aux entraves d’une division purement artificielle[21].

Sur le fond du système, les manifestations sont encore plus positives. Telle compagnie prenait grand soin, tout récemment, de décliner la responsabilité d’une initiative quelconque relativement aux modifications de 1859. Parlant de deux autres compagnies, elle disait : « C’est par elles et pour elles que le second réseau est inventé. Les premières conventions de 1859. ont été arrêtées avec elles ; les autres compagnies n’ont fait que les suivre, car, pour faire admettre un système aussi nouveau, aussi grave au point de vue des finances publiques, il fallait un projet d’ensemble[22]. » Ou nous nous trompons fort, ou ce n’est pas une approbation qu’impliquent ces paroles de l’un des commissaires du gouvernement en 1863 au sujet d’un groupe particulier : « Qu’est-ce que porte, disait-il, la convention de 1859, à tort ou à raison ? Ce n’est, plus la question : la loi est rendue, il faut l’appliquer[23].» Oui sans doute, il faut l’appliquer ; on ne pouvait plus, aujourd’hui que le mécanisme enveloppe tout le réseau national, on ne pouvait plus songer qu’à y introduire les modifications jugées susceptibles de le rendre plus maniable et plus coulant. Voilà, ce nous semble, la filiation des contrats de 1863 replacée sous son jour véritable ; voilà dans quel sens, dans quel sens seulement, il était permis de dire que les nouvelles conventions sont une conséquence presque forcée des conventions anciennes.

D’assez nombreuses innovations ont pris place dans les actes datés du mois de juin 1863. Parmi ces innovations, il faut compter d’abord les facilités accordées pour la construction des chemins secondaires, où, suivant toute apparence, la circulation sera notablement plus restreinte que sur les grandes voies primitives. En se condamnant ici à des prescriptions aussi rigoureuses que sur les principales artères, on consommerait en pure perte un capital considérable[24]. Une autre amélioration plus significative, qui profitera aux intérêts économiques et surtout aux intérêts agricoles, résulte de la création d’une quatrième classe de marchandises comprenant les engrais, la houille et différens matériaux de construction, pour laquelle le précédent tarif de troisième classe est réduit de 10 centimes par kilomètre à 8 et même à 4 centimes suivant la distance parcourue. Les lignes anciennes comme les lignes nouvelles supportent cette diminution, équivalant pour certaine compagnie à un sacrifice d’environ 1 million par année[25]. L’idée de la quatrième classe s’était produite dans le cours de la discussion devant la commission du corps législatif ; elle a été réalisée au moyen d’un amendement qu’un député, M. Nogent Saint-Laurens, a pu avec raison appeler une nouveauté. C’en était une effectivement, et ce trait seul suffirait au besoin pour accuser le caractère trop restrictif du système suivi dans l’étude et la solution de ces graves problèmes[26].

Une dernière modification rentre dans le domaine de l’économie purement financière : elle s’applique au paiement des subventions de l’état. Il semblait tout simple que les versemens fussent échelonnés dans l’espace de huit années, qui est le délai fixé pour la construction des lignes concédées à titre définitif, et proportionnellement aux dépenses faites par les compagnies. Telle est bien la règle générale ; mais on y a joint une exception qui la modifie profondément. Si le gouvernement le préfère, au lieu de s’acquitter par seize paiemens semestriels égaux, il pourra convertir l’ensemble de toutes les subventions anciennes et nouvelles en des annuités presque séculaires comme la concession même, et représentant l’intérêt et l’amortissement sur le pied de 4 1/2 pour 100[27]. Sans doute, comme l’ont répété à diverses reprises les commissaires du gouvernement, ce n’est là qu’une faculté : le trésor reste maître absolu de son choix ; il s’est même réservé pendant plusieurs années, après la première échéance, le droit de revenir sur une option primitive en faveur des annuités. Bien que l’on ignore aujourd’hui ce qui sera décidé sur cette question, il est permis de croire que le mode offrant le moyen d’alléger la charge du présent en la reportant sur l’avenir a bien des chances d’être préféré. Au fond, cette combinaison constitue, comme la remarque en a été faite, une forme d’emprunt amortissable à long terme et négocié par avance. Elle n’est pas sans analogie avec les obligations trentenaires ; seulement le terme est beaucoup plus reculé, et les titres, au lieu d’être successivement mis à la disposition du public, se trouveront tout d’abord placés aux mains des compagnies créancières. Peut-être faut-il regretter les obligations trentenaires» Cette valeur, qu’on s’est appliqué à retirer de la circulation lors de la conversion dernière, quoique, à vrai dire, elle eût pu ne pas être mêlée à la question d’unité d’étalon en matière de fonds publics, — cette valeur, disons-nous, avait l’avantage d’affecter un titre particulier à un besoin spécial ; elle permettait en outre, à chaque émission, de profiter des améliorations qu’on doit espérer de voir se produire dans le crédit public.

En dernière analyse, les meilleures dispositions que renferment les contrats de 1863, ce sont celles que la discussion a plus ou .moins directement préparées ; celles au contraire qui prêtent le plus à la critique ne sont guère qu’un legs provenant de ces conventions de 1857 et de 1859, trop silencieusement élaborées. Avec quel avantage n’oppose-t-on pas à cette économie toute d’expédient l’autre partie des actes de 1863 qui met fin à la guerre des réseaux, et qui, en se dégageant de débats contradictoires, a pu si visiblement apporter aux intérêts les satisfactions compatibles avec la réalité des choses ! L’histoire de nos chemins de fer en témoigne : les dispositions, les mesures, les règles qui depuis l’origine ont le mieux réussi et le plus duré sont précisément celles qui ont largement subi l’épreuve de la libre discussion. Voyez le tracé général de notre réseau, où les erreurs sont si rares et qui fait tant d’honneur à nos ingénieurs : certes il a été débattu et discuté, peut-être même discuté et débattu trop longuement ; mais enfin il a été exécuté, et on l’oppose aujourd’hui avec un juste orgueil à la fréquente dispersion des chemins étrangers. De même pour la transaction consacrée par la fameuse loi de 1842 entre l’état et l’industrie privée : elle aussi, elle a été longuement, trop longuement débattue et discutée ; mais enfin elle dure : tous les jours on l’invoque, et les derniers contrats ne font qu’élargir l’arène au-devant d’elle. Autant faut-il en dire du système de l’exploitation. Que de discussions, que de polémiques ! Mais enfin le système qu’on peut presque qualifier d’universel, puisqu’il prévaut sur l’immense majorité des chemins de fer dans les deux mondes, non-seulement aux États-Unis et en Angleterre, où l’on n’en conçoit pas d’autre, mais même sur le continent européen, où il n’a fait que gagner du terrain depuis quinze ans, — le système de l’exploitation par les compagnies est sorti triomphant de la controverse. L’expérience n’a fait que justifier les vues de ceux qui soutenaient dès le début que l’exploitation par l’industrie pourrait seule réunir, surtout dans un pays comme la France, les garanties qu’on est en droit de réclamer sous le rapport de la responsabilité et du contrôle, de l’économie et du progrès.

Le grand essor, l’essor si rapide que les chemins de fer ont pris chez nous depuis douze ans, avait trouvé un utile point d’appui dans les discussions du passé. Le mérite a consisté, et ce mérite témoigne d’une initiative puissante, à distinguer les bons germes qui se pressaient dans les investigations accomplies, à savoir tirer parti de cette accumulation de matériaux. La prolongation démesurée des anciens débats avait pu un moment inquiéter certains esprits, rendre moins claires les garanties dérivant de la discussion. Tant qu’on restait dans le domaine des projets controversés à l’avance, et sur lesquels il n’y avait plus rien à dire, l’illusion pouvait se perpétuer. Dès qu’il a fallu au contraire mettre les pieds sur un sol neuf, dès qu’il a fallu se livrer à cette extension qu’ambitionnait notre temps et que le gouvernement était si jaloux de hâter, on a pu s’apercevoir qu’au lieu d’une colonne lumineuse on n’obtenait plus guère des procédés nouveaux que des lueurs pâles et décevantes. Depuis 1857, l’expérience l’enseigné assez clairement : laissée à elle-même, l’application a été des plus arbitraires et des plus vacillantes. Quoiqu’en fait d’appréciations techniques les garanties inhérentes à l’ordre administratif soient demeurées entières et incontestées, nous n’en avons pas moins été réduits à passer de changemens en changemens et à voir du jour au lendemain vieillir et disparaître des combinaisons hasardeuses. La preuve qu’au sein des mouvemens si complexes de notre société et dans le conflit des intérêts si nombreux et si divers qu’elle englobe, d’autres garanties sont indispensables, cette preuve-là se trouve écrite à la suite de tous ces contrats faits, défaits et refaits tour à tour.

Il n’est personne qui n’aspire à voir fermer le cycle de cette instabilité. Or rien ici ne peut tenir lieu de l’éclat du grand jour, du choc des opinions, de la libre recherche ouverte à tous les esprits. Pour arriver au but, le programme est facile à dresser. Une fois qu’on aura reconnu qu’il existe des obstacles à la discussion dans telle ou telle loi, dans tel ou tel sénatus-consulte, comme celui du 25 décembre 1852, il y a des voies constitutionnelles toutes tracées, — c’est un avantage assez prôné de notre constitution, — pour en opérer la réforme. On appliquerait ensuite aux enquêtes ce système de complète publicité dont la lutte des deux compagnies méridionales nous a offert un si salutaire exemple. Ce n’est pas tout : il est nécessaire que la presse, qui nous semble s’abstenir beaucoup trop dans les questions de ce genre, porte ses investigations sur les détails de ces grandes affaires où sont engagés tant d’intérêts. La publicité et le contrôle ne sont assurés qu’à ce prix. Il resterait enfin à former le vœu que les projets de lois concernant les chemins de fer n’arrivassent plus à la discussion publique durant les derniers jours d’une session législative, alors que les minutes sont comptées, qu’on est obligé de mesurer le temps à chacun avec une parcimonie sévère. Quand on est prêt à reconnaître la féconde impulsion donnée à l’achèvement du réseau, il doit être permis d’appeler de ses vœux ces garanties suprêmes qui peuvent seules procurer la stabilité nécessaire à tous les intérêts, écarter les expédiens aventureux et faire disparaître une cause de troubles et de soubresauts pour le crédit public. Ainsi les enseignemens comparatifs à tirer de la guerre des réseaux et des conventions de 1863 conduisent infailliblement à constater un même besoin et à reconnaître l’unique moyen de donner à l’esprit de progrès une base solide et un stimulant efficace.


A. AUDIGANNE.

  1. Rapport de la compagnie de Lerida-Reuss-Tarragone, 29 mai 1863.
  2. D’un autre côté, le simple embranchement de Nancy à Gray, récemment inauguré, ouvre désormais une route directe du Zuyderzée au golfe de Lion.
  3. Réponse de la compagnie du Midi, 27 janvier 1862.
  4. Lettre des représentans des compagnies de la navigation du Rhône, 16 septembre 1862.
  5. Enquête sur divers chemins de fer projetés dans les départemens des Bouches-du-Rhône, du Gard et de l’Hérault.
  6. Lettre à MM. les membres des conseils-généraux, août 1862.
  7. Ces divers chemins sont d’une exécution très coûteuse. « Il s’agit d’un chemin de fer, avait dit au corps législatif le directeur-général des chemins de fer, M. de Franqueville (28 juin 1862) en réponse a une interpellation, il s’agit d’un chemin qui doit coûter plus de 100 millions pour la seule branche de Rhodez à la Méditerranée, et qui coûterait 60 millions de plus, si l’on construisait en outre la branche de Milhau à Lunel. »
  8. Lettre du 24 septembre 1862. — La délibération de la chambre de commerce de Marseille est du 10 septembre 1862.
  9. Sur 1,239,000 francs formant le chiffre du mouvement commercial du chemin de fer pour Marseille, 1,195,000 avaient suivi la direction du nord, et 44,000 seulement la direction de Cette durant la précédente année.
  10. Il existe des lignes de bateaux à vapeur entre l’Angleterre et Alexandrie, Smyrne, Constantinople et même Trieste, qui portent sur ces places les produits des manufactures britanniques, et qui, pour avoir une charge de retour, font descendre au besoin leurs tarifs au-dessous même des prix de la navigation à voile.
  11. Exceptons, en fait de voies nouvelles, le chemin de Rhodez à Milhau, concédé à la compagnie du Midi en même temps que celui de Milhau à Montpellier par Sainte-Affrique, et devant former plus tard un tronc commun, si la voie attribuée aujourd’hui à la compagnie de Lyon jusqu’au Vigan se poursuit un jour jusqu’à Milhau. Peut-être, si l’on doit en venir à cet arrangement d’un tronc commun de Milhau à Rhodez, eùt-il mieux valu s’arrêter tout de suite à une idée émise dans le débat et qui fut même l’objet de certains pourparlers, l’idée de concéder à la compagnie d’Orléans le prolongement de ses lignes jusqu’à Milhau. — Notons encore que le Midi a obtenu le droit d’établir à Marseille, pour les marchandises à destination de son réseau, une gare spéciale se raccordant avec les gares de l’autre compagnie ; mais à notre avis c’est là une satisfaction dont le Midi fera bien de ne pas user, car il est vraisemblable qu’il attendrait longtemps avant d’y trouver la compensation de ses avances.
  12. 6 mai 1863.
  13. Discours de MM. Emile Ollivier et Jules Favre, 6 mai 1863.
  14. Des six grandes compagnies, celle du Nord seule ne figure pas dans ces conventions. Lorsque l’année dernière elle avait obtenu la concession de deux nouvelles lignes rangées dans l’ancien réseau et n’ayant qu’une très faible étendue, elle avait vu apporter à la convention antérieure quelques modifications que le rapport annuel déclare avantageuses à la compagnie, quoique de peu d’importance. — Loi et décret du 6 juillet 1862.
  15. Sur ces 18, 430 kilomètres, 16,820 étaient concédés définitivement, 290 l’étaient à titre éventuel, et 1,320 n’étaient pas concédés du tout.
  16. Ces sommes ne comprennent ni les 80 millions de subvention, ni les 80 millions dont l’intérêt est garanti pour la construction de 543 kilomètres de voies ferrées concédés en Algérie à la compagnie de Paris à Lyon et à la Méditerranée. — La somme que les compagnies auront à se procurer pour l’accomplissement de leur tâche en France arrive environ a 3 milliards, dont 2 milliards dans un intervalle de huit années pour les concessions définitives, et 1 milliard pour les concessions éventuelles dans un délai de douze ans en moyenne.
  17. Notons que cette nécessité est reconnue dans le dernier exposé de la situation de l’empire. Un fait montrera du reste combien il importe de contenir l’entraînement. Dans le cours des délibérations sur les conventions de 1863, les commissions du corps législatif enregistrèrent des vœux qui n’allaient à rien moins qu’à doubler presque le fardeau. D’après les calculs apportés à cette occasion par le directeur-général des chemins de fer, M. de Franqueville, dont la compétence en ces matières est si notoire, ces recommandations comprenaient 2,030 kilomètres, exigeant une dépense d’au moins 646 millions, dont la moitié certainement aurait dû être fournie par des subventions.
  18. Le même orateur représentait encore les grandes compagnies o comme étant les mieux posées, ou pour ainsi dire les seules bien placées pour exécuter les nouveaux chemins de fer. » M. Baroche disait de son côté que « les lignes du troisième réseau ne pourraient être un peu avantageusement concédées par le trésor qu’en l’étant aux compagnies qui possédaient déjà le premier et le deuxième réseau.» M. le comte Dubois insistait sur l’impuissance résultant de l’état actuel, en ajoutant que « ce qui importait avant tout, c’était que telle compagnie qui avait fini son ancien réseau fût mise en position de finir le second. » Séances des 2 et 5 mai 1863.
  19. Exposé des motifs concernant la compagnie de l’Ouest.
  20. Rapport du 26 mai 1863.
  21. Rapport de la compagnie d’Orléans, 31 mai 1863.
  22. Rapport de la compagnie du Midi, 16 mai 1863.
  23. M. le comte Dubois, 6 mai 1863.
  24. Les terrassemens et les ouvrages d’art pourront n’être exécutés que pour une voie sur les lignes spécifiées dans les conventions ; mais les terrains seront acquis pour deux, afin de faire face, s’il en .était besoin, aux développemens ultérieurs du trafic. D’autres facilités concernent le rayon des courbes et l’inclinaison des pentes et des rampes.
  25. Il s’agit de la compagnie de Lyon. Cette énorme différence tient au transport de la houille sur le chemin de Saint-Étienne.
  26. La compagnie d’Orléans, qui se trouvait en dehors de la clause par suite de la date même du projet signé par elle, y a adhéré dans une convention provisoire du mois de juin 1863, moyennant certaines compensations de détail. La quatrième classe ne s’est pas trouvée obligatoire pour le Nord, qui demeurait étranger aux conventions de 1863 ; quoiqu’il soit à désirer qu’elle le devienne, elle n’a pas ici la même importance qu’ailleurs à cause de l’existence des canaux, qui font concurrence à la voie ferrée pour les transports dont il s’agit, et qui ont parfois amené des réductions supérieures à elles qui sont maintenant consacrées par la loi.
  27. L’intérêt est de 5 pour 100 pour certaines subventions anciennes comme celles qui restent dues aux compagnies d’Orléans et de Lyon à raison du Grand-Central.