Roy & Geffroy (p. 166-175).


XVIII

LA TRAHISON


Il est une remarque qui bien souvent a été faite. Cette remarque est celle-ci, c’est que généralement les hommes qui semblent prendre plaisir à se vautrer dans le sang, et qui commettent sans la moindre hésitation les plus atroces cruautés, puisant toute leur force dans la terreur qu’ils inspirent, sont lâches, et lorsque par hasard ils se heurtent devant une résistance vraie, ils deviennent d’une couardise à laquelle rien ne peut se comparer.

Les chacals et les hyènes sont lâches et féroces : ces hommes sont des chacals et des hyènes à face humaine, voilà tout.

Après la réponse si fièrement faite par le chef des inconnus, les mashorqueros sentirent, malgré eux, un frisson de terreur parcourir leur corps.

Ils avaient compris qu’ils se trouvaient devant des ennemis résolus à ne pas reculer d’un pouce.

Il y eut un long silence.

Les soldats se serraient les uns contre les autres, fixant des regards effarés sur ces six hommes qui, calmes et impassibles devant eux, semblaient les défier.

Don Torribio seul n’éprouva aucune crainte. Cet homme était une bête féroce que l’odeur du sang enivrait et qui ne respirait à l’aise que dans l’atmosphère du carnage.

Croisant les bras sur la poitrine et relevant la tête d’un air de défi, il répondit par un long ricanement de mépris aux paroles de l’inconnu, et, se tournant vers ses soldats effarés :

— Vous laisserez-vous intimider par six hommes ? dit il d’une voix railleuse : allons donc, enfants, face en tête, vive Dios ! ces picaros n’oseront tenir contre nous !

Les soldats, réveillés pour ainsi dire par les accents de cette voix, à laquelle depuis si longtemps ils étaient accoutumé à obéir, et honteux de leur hésitation, formèrent leurs rangs tant bien que mal et se mirent en bataille devant le rancho ; le lieutenant, enfonçant les éperons dans les flancs de sa monture, la lit cabrer et se plaça résolument en avant de sa troupe.

Malgré l’immense inégalité du nombre, les étrangers n’hésitèrent pas cependant à charger les fédéralistes le sabre haut et le pistolet au poing.

Don Torribio les reçut bravement et sans reculer d’un pouce.

Les pistolets déchargés, on s’attaqua à l’arme blanche ; en un instant la mêlée devint horrible ; malgré des prodiges de valeur et des efforts gigantesques, les étrangers, selon toute probabilité, auraient cependant fini par succomber, lorsque tout à coup le caporal Luco, qui jusqu’à ce moment s’était en quelque sorte tenu à l’écart avec quatre ou cinq de ses camarades spectateurs comme lui de la lutte, fit bondir son cheval en avant et, au lieu de se ranger au parti des fédéralistes, les attaqua vigoureusement en les prenant en écharpe, et vint ainsi que ses compagnons se ranger aux côtés de don Leoncio.

Cette soudaine défection d’une partie de ses soldats porta au comble la rage du lieutenant, d’autant plus que les mashorqueros, ne sachant à quoi attribuer l’étrange conduite du caporal et flairant une trahison, commencèrent à perdre courage et à ne plus résister que mollement aux coups de plus en plus pressés des assaillants qui, les sentant faiblir, redoublaient d’efforts pour les vaincre.

Les arrieros et les carreteros, un peu revenus de leur terreur première et entrevoyant une occasion favorable de se venger des insultes et des avanies dont depuis si longtemps les accablaient les sicaires de Rosas, s’armèrent de tout ce qui leur tomba sous la main, et brûlant de réparer le temps perdu, ils se ruèrent tête baissée sur leurs féroces ennemis.

Don Torribio, à part sa cruauté, était un soldat trop aguerri pour s’abuser sur sa position, il la jugea d’un coup d’œil et se vit perdu.

Une chance lui restait d’échapper au sort que probablement lui réservaient ses ennemis, c’était de faire une trouée : en conséquence, il groupa autour de lui les soldats valides sur lesquels il croyait pouvoir compter, une quinzaine tout au plus, et se prépara à exécuter une charge désespérée au plus épais des rangs ennemis.

Mais en ce moment de grands cris se firent entendre ; une quarantaine de cavaliers bien montés et armés jusqu’aux dents entrèrent au galop dans la zone de lumière qui éclairait le relais, et se déployant à droite et à gauche avec une dextérité et une vivacité extrêmes, ils entourèrent complètement le rancho.

Ces cavaliers qui arrivaient si à propos pour les assaillants et si mal à propos pour les fédéralistes étaient don Gusman de Ribeyra et ses peones.

Sortis depuis plusieurs heures déjà de Buenos-Ayres, ils auraient dû, depuis longtemps, être rendus au relais qui se trouvait sur le chemin qu’ils devaient suivre pour se rendre à l’hacienda où don Gusman comptait trouver son frère : mais, à peu de distance de la ville, don Bernardo Pedrosa était parvenu, sans qu’il fût possible de deviner de quelle façon, à rompre les liens qui rattachaient ; il s’était glissé en bas du cheval sur lequel on l’avait placé, s’était jeté dans les hautes herbes, et avait disparu avant même qu’on s’aperçût de sa fuite.

Don Gusman avait perdu beaucoup de temps à chercher le fugitif, sans qu’il fût possible de découvrir ses traces, et n’avait abandonné la poursuite que lorsqu’il avait été contraint de reconnaître que tous ses efforts pour retrouver son prisonnier seraient vains. Rappelant les peones, qui s’étaient écartés à droite et à gauche, il avait repris le chemin de l’hacienda, fort inquiet des suites de cette évasion, car il connaissait trop bien don Bernardo pour supposer un instant qu’il n’essaierait pas de se venger de l’insulte qu’il lui avait faite.

Lorsque don Gusman était arrivé à environ une demi-lieue du relais de poste, des fuyards échappés du rancho avaient étourdiment donné dans sa troupe et l’avaient averti de ce qui s’y passait ; sans se douter encore de l’importance qu’avait pour lui la nouvelle qu’il apprenait si à l’improviste, poussé par sa générosité naturelle et le désir d’être, si cela était possible, utile aux personnes, quelles qu’elles fussent, compromises dans cette échauffourée, don Gusman, connaissant d’ailleurs la férocité des sicaires du tyran buenos-ayrien, avait pressé le pas de ses chevaux et s’était élancé au secours des malheureux aux prises avec les mashorqueros. Son arrivée imprévue décida de l’issue du combat.

Le lieutenant, reconnaissant que la fuite était impossible, recula pas à pas en combattant comme un lion et fit entrer tous ses hommes dans le rancho, demeurant le dernier afin d’assurer la retraite de ses soldats.

Don Torribio l’Égorgeur, ainsi qu’on le nommait, dédaignait de demander quartier, lui qui jamais ne l’avait accordé à personne ; l’extrémité à laquelle il se voyait réduit, loin d’abattre son courage, semblait l’avoir décuplé ; comprenant que sa dernière heure était venue, que nul secours humain ne le pourrait sauver, il résolut de lutter jusqu’au dernier soupir et de vendre sa vie le plus cher possible.


Luco était entré dans le cachot de son maître et lui avait remis deux paires de pistolets.

Les mashorqueros, à l’exemple de leur chef, puisèrent un nouveau courage dans l’excès même de leur désespoir, et, aussitôt enfermés dans le rancho, ils s’occupèrent activement de s’y fortifier afin de prolonger la lutte aussi longtemps qu’ils le pourraient et de ne tomber qu’après une héroïque résistance.

Les portes et les fenêtres furent barricadées avec soin, les murs crénelés, et les bandits, ivres pour la plupart des libations de la nuit et de celles qu’ils faisaient continuellement, attendirent de pied ferme, résolus à se faire bravement tuer à l’assaut que leurs ennemis donneraient probablement bientôt au rancho.

Cependant, contre leur attente, un laps de temps assez long s’écoula sans que leurs adversaires parussent songer à les attaquer. Cette trêve, incompréhensible pour eux, car ils ignoraient ce qui se passait au dehors, les plongea dans une grande inquiétude et fit passer un frisson de terreur dans les veines des plus braves.

L’homme est ainsi fait, que, si résolu qu’il soit à mourir, bien que convaincu que sa dernière heure est arrivée, préparé pour la lutte dont il connaît et accepte d’avance les terribles conséquences, si cette lutte lui manque, sa résolution première faiblit, l’espèce de fièvre qui le soutenait tombe, et il a peur, non de la mort, il la sait inévitable, mais des tortures qui, peut-être, précéderont cette mort ; il se crée des chimères sinistres, et ce danger inconnu, qui le menace sans qu’il puisse deviner ni quand il viendra ni comment il viendra, lui semble alors mille fois plus horrible que celui qu’il se préparait à braver le front haut et le cœur ferme.

Les mashorqueros cherchèrent vainement dans d’incessantes libations alcooliques un remède à la terreur fauve qui peu à peu les envahissait : le silence lugubre qui régnait autour d’eux, l’obscurité qui les enveloppait d’un sombre linceul, l’inaction forcée à laquelle ils se trouvaient condamnés, tout concourait, malgré leurs efforts, à accroitre la terreur invincible qui s’était emparée d’eux ; seul le lieutenant avait conservé sa féroce énergie et attendait patiemment le moment où sonnerait l’heure de sa dernière bataille.

Voici ce qui s’était passé parmi les assaillants et la cause de l’interruption de l’attaque.

Don Gusman de Ribeyra, aussitôt que les soldats avaient été renfermés dans le rancho, avait cherché, avant d’en finir avec eux, à connaître les gens auxquels il avait rendu, par son arrivée providentielle, un si grand service.

Sa curiosité n’avait pas tardé à être satisfaite : son frère don Leoncio, qui l’avait reconnu dès le premier moment, s’était élancé vers lui pour le remercier.

Les deux frères, séparés depuis longtemps, s’étaient jetés dans les bras l’un de l’autre avec la plus grande joie, et pendant quelques instants, tout au bonheur de se revoir, ils avaient oublié toute autre considération pour ne songer qu’à eux.

Après la première effusion, don Gusman avait pris la main de son frère et, l’emmenant à l’écart :

— Eh bien ? lui avait-il dit avec un sourire qu’il essayait vainement de rendre gai.

— Elle est ici, avait répondu don Leoncio en étouffant un soupir.

— Elle a consenti à venir ?

— C’est elle qui l’a voulu.

— Ah ! fit don Gusman, cela m’étonne.

— Pourquoi cela ? doña Antonia est une de ces natures d’élite qui ne reculent devant aucune obligation, si dure qu’elle soit, lorsqu’elle croit son honneur engagé.

— C’est vrai : eh bien ! soit, il vaut mieux peut-être qu’il en soit ainsi et qu’elle vous ait accompagné.

— Avez-vous oublié, mon frère, ce qui s’est passé il y a un an aujourd’hui même, au lever du soleil, entre vous et moi, lorsque dans un moment de folie je vous ai avoué mon amour insensé pour doña Antonia de Solis ?

— À quoi bon revenir là-dessus, mon frère ? maintenant nous sommes réunis, grâce à Dieu, et j’espère que rien ne parviendra à nous séparer de nouveau.

— N’espérez pas, mon frère, répondit mélancoliquement Leoncio.

— Que voulez-vous dire, mon frère ? ma femme…

— Votre femme n’a pas cessé d’être digne de vous, vous allez la voir.

Don Gusman hésita.

— Non, répondit-il enfin, pas maintenant : finissons-en d’abord avec ces maudits, puis après je ne songerai plus qu’au bonheur.

— Soit ! fit don Leoncio avec un mouvement de joie.

En ce moment deux personnes parurent ; ces deux personnes étaient don Diego de Solis et doña Antonia, sa sœur et l’épouse de don Gusman.

À la vue de sa femme qu’il avait été contraint d’éloigner de Buenos-Ayres pour la soustraire aux poursuites du colonel don Bernardo Pedrosa, don Gusman, malgré sa résolution de ne pas se faire reconnaître d’elle, ne put résister au bonheur de la presser sur son cœur.

La jeune femme poussa un cri de joie en se sentant serrée contre la poitrine de son mari.

Don Leoncio, quelques mois après l’aveu qu’il avait fait à son frère, avait semblé oublier peu à peu cet amour, et quatre mois avant le jour où se passent les faits que nous rapportons, il avait épousé la seconde sœur de don Diego de Solis.

Aussi, lorsque don Gusman avait été obligé de se séparer temporairement de sa femme, n’avait-il pas hésité à la confier à son frère, convaincu que son amour pour doña Antonia s’était changé en une franche et durable amitié.

— Pourquoi es-tu revenue ? dit entre deux baisers don Gusman à sa femme.

— Il le fallait, répondit-elle tout bas, en réprimant avec peine un geste d’effroi, ma sœur elle-même me l’a conseillé.

— Tu as été bien imprudente, chère ange !

— Oh ! près de toi je ne crains rien : ne veux-tu pas embrasser ton fils ? ajouta-t-elle.

— L’as-tu donc amené aussi ?

Je ne veux plus te quitter désormais, quoi qu’il arrive ; et se penchant à l’oreille de son mari : Ton frère m’aime plus que jamais, sa femme s’est aperçue de cet amour, c’est elle et don Diego qui m’ont conseillé de revenir, ma position devenait intolérable.

L’œil de don Gusman lança un éclair.

— Ils ont bien fait, dit-il, mais silence ! mon frère nous observe.

En effet, don Leoncio, inquiet de cet aparté, et devinant, avec cette intuition des gens qui se savent coupables, que c’était de lui qu’il s’agissait, donnait des marques d’inquiétude que, malgré ses efforts, il ne parvenait pas à dissimuler.

Enfin, ne pouvant plus y tenir, il s’avança vers son frère et, lui adressant la parole :

— Que faisons-nous ? lui demanda-t-il brusquement.

— Ce qu’il vous plaira, répondit don Gusman, que le son de cette voix frappa désagréablement, après ce que lui avait révélé sa femme.

Don Leoncio s’aperçut de cette répulsion qu’il inspirait à son frère, il fronça les sourcils, mais, dissimulant son ressentiment :

— C’est à vous de décider, puisque c’est vous qui nous avez sauvés.

— Je suis à vous, mon frère. Don Diego, ajouta-t-il en se tournant vers le jeune homme, je vous confie votre sœur ; le combat va probablement recommencer bientôt, il ne faut pas qu’elle et son enfant soient exposés au moindre danger.

Soyez tranquille, je réponds d’elle, dit don Diego en pressant la main de don Gusman.

Avant de s’éloigner, doña Antonia se jeta une dernière fois dans les bras de son mari.

— Prends garde ! lui glissa-t-elle à l’oreille, don Leoncio médite quelque trahison contre nous.

— Il n’oserait pas ! répondit fermement don Gusman ; va, et sois sans crainte !

La jeune femme, à demi rassurée, suivit son frère sans hésiter davantage ; bientôt tous les deux disparurent au milieu des chariots.

Les deux frères demeurèrent seuls.

Il y eut un assez long silence entre eux.

Don Gusman, les bras croisés sur la poitrine, la tête penchée vers la terre, réfléchissait profondément.

Don Leoncio considérait attentivement son frère, sa physionomie avait une expression étrange et un sourire sardonique plissait ses lèvres.

Enfin don Gusman releva la tête.

— Finissons-en, dit-il, cela n’a que trop duré.

Don Leoncio tressaillit, croyant que ses paroles s’adressaient à lui, mais son frère continua :

— Avant d’attaquer ces misérables, il faut les sommer de se rendre.

— Y songez-vous, mon frère ? s’écria don Leoncio : ces hommes sont des mashorqueros.

— Raison de plus, nous devons leur prouver que nous ne sommes pas des bandits de leur espèce et que nous pratiquons les lois de la guerre qu’ils se font gloire de mépriser.

— Je vous obéis, mon frère, bien que je sois convaincu que nous perdons un temps précieux.

Don Leoncio lit alors allumer des torches de bois résineux, afin de bien permettre aux assiégés de l’apercevoir, et attachant son mouchoir au bout de son sabre, il s’avança résolument vers le rancho.

Lorsqu’il vit briller les torches, don Torribio comprit que les assiégeants avaient des communications à lui faire, il débarricada une fenêtre et se tint prêt à répondre.

Arrivé à quelques pas de la porte don Leoncio s’arrêta.

— Parlementaire ! cria-t-il.

Une fenêtre s’ouvrit dans laquelle s’encadra la figure sinistrement narquoise du lieutenant.

— Que voulez-vous ? répondit-il en s’accoudant nonchalamment sur le rebord de la fenêtre.

— Vous offrir de vous rendre, reprit don Leoncio.

— Voyez-vous cela ! répondit l’officier en ricanant : et pourquoi nous offrez-nous de nous rendre ?

— Parce que toute résistance est impossible.

— Vous croyez cela, vous ! Essayez un peu de nous déloger pour voir ce qu’il vous en coûtera, reprit-il, toujours railleur.

— Moins que vous ne le supposez.

— Bah ! je serais curieux de m’en assurer.

— Bref, voulez-vous vous rendre, oui ou non ?

— Allons donc ! on croirait, le diable me caresse, que vous ne savez pas à qui vous avez affaire. Est-ce que nous demandons jamais quartier, nous autres ? Si vous nous prenez, vous nous tuerez, voilà tout, et puis après ?

— Ainsi, vous vous obstinez à ne vouloir écouter aucune proposition ?

— Ma foi ! non, c’est trop ennuyeux, parole d’honneur.

— Et vous êtes résolus à vous défendre quand même ?

— Canarios ! camarade, je le crois, des pieds et des mains. Vous ne nous tenez pas encore, allez !

— C’est vrai, mais nous vous tiendrons bientôt.

— Essayez, compadre, essayez ; en attendant, comme votre conversation n’a rien de bien attrayant pour moi, je prendrai la liberté de la rompre. Bonne chance !

Sur ce, il referma la fenêtre brusquement.

Don Leoncio se tourna vers son frère, qui s’était approché.

— Que vous ai-je prédit ? fit-il en haussant les épaules : m’étais je trompé ?

— Non, j’en conviens ; maintenant l’honneur est sauf : nous pouvons agir en toute sûreté.

Don Gusman se pencha alors sur son frère et lui dit quelques mots à l’oreille ; celui-ci sourit et s’éloigna. Les peones, les arrieros et les carreteros furent embusqués derrière les galeras, de façon à être à l’abri des balles des assiégés, et ils attendirent le signal de l’attaque.

Don Leoncio s’occupait, pendant ce temps-là, à faire amonceler tout autour du rancho des herbes sèches et du bois mort ; lorsqu’il jugea qu’il y en avait assez, il y mit le feu pendant que les hommes qui l’accompagnaient lançaient des torches allumées sur le toit du relais.

Le feu, alimenté par le vent, ne tarda pas à se propager, et bientôt le rancho fut enveloppé d’un épais rideau de flammes.

Les assiégés poussèrent un cri d’horreur auquel les assiégeants répondirent par un cri de triomphe.

Du reste, les mashorqueros n’avaient pas à se plaindre : on leur faisait ce qu’eux-mêmes avaient voulu faire : ils subissaient la peine du talion.

Cependant la position des assiégés devenait intolérable. Aveuglés par la fumée, brûlés par le feu dont les langues sinistres léchaient les murs qu’elles calcinaient, il leur fallait absolument sortir, sous peine d’être brûlés vifs.

Le lieutenant fit débarricader la porte, il l’ouvrit brusquement et se précipita suivi de ses soldats au plus épais des rangs ennemis.

Ceux-ci s’ouvrirent pour les recevoir, puis ils se refermèrent sur eux et les enserrèrent au milieu d’eux comme dans un étau de fer.

Au moment où le dernier pan de mur s’abîmait dans la fournaise, le dernier mashorquero tombait le crâne fendu jusqu’aux oreilles ; tous avaient succombé autour de don Torribio, qui jusqu’au dernier moment avait combattu avec cette frénésie du désespoir qui rend presque invincible.

Le soleil commençait à monter majestueusement à l’horizon et à illuminer les sombres profondeurs de la pampa.

Les carreteros et les arrieros, effrayés de l’œuvre de la nuit et en redoutant les conséquences, se hâtaient d’atteler les lourdes galeras et de charger les mules, afin de fuir au plus vite ; ils ne tardèrent pas à s’éloigner dans toutes les directions.

Don Gusman et ses peones demeurèrent maîtres du terrain.

Dans le premier moment qui suivit le combat, don Gusman fut étonné de ne pas apercevoir son frère auprès de lui, mais il n’attacha qu’une médiocre importance à cette remarque, une pensée bien autrement sérieuse occupait son esprit : maintenant que le combat était fini, il brûlait du désir de revoir sa femme ; il s’étonnait que don Diego ne la lui eût pas amenée, lorsqu’il avait vu qu’il n’y avait plus rien à craindre pour elle.

Cependant il ne s’inquiéta pas : don Diego n’avait probablement pas voulu exposer la jeune femme à traverser ce champ de carnage et à tremper les pieds dans le sang qui souillait la terre ; il approuva cette délicatesse et attendit quelques instants, pendant lesquels il se hâta de réparer le désordre de ses habits et d’en faire disparaître les traces du combat.

Pourtant il se décida à se mettre à la recherche de sa femme dont la longue absence commençait enfin à l’inquiéter sérieusement.

Le caporal Luco, aussi tourmenté que lui, se chargea de le guider ; il se rappelait vaguement avoir vu don Diego accompagné de doña Antonia, de la nourrice et d’une ou deux autres personnes, se diriger vers un pli de terrain peu éloigné

Tout à coup les deux hommes poussèrent un cri de douleur et reculèrent avec horreur devant le spectacle épouvantable qui s’offrait à leurs yeux.

Don Diego gisait sur le sol, la poitrine traversée de part en part ; il était mort ; près de lui doña Antonia et la nourrice étaient étendues sans connaissance.

Cette nourrice était la femme du caporal Luco.

Don Gusman tomba à genou auprès de sa femme ; alors il aperçut un papier quelle tenait convulsivement serré dans sa main droite.

Le malheureux ne réussit qu’avec les plus grandes difficultés à s’emparer de ce papier sur lequel quelques mots étaient écrits.

Don Gusman, après y avoir jeté les yeux, se laissa aller sur le sol en poussant un cri déchirant de désespoir.

Voici ce que contenait ce papier :

« Frère, tu m’as enlevé la femme que j’aimais ; moi, je te prends ton fils : nous sommes quittes.

« Don Leoncio de Ribeyra. »

Après la lecture de ce billet le doute n’était pas possible : don Leoncio était bien réellement l’auteur de ce rapt odieux ; tandis que son frère venait en toute confiance au-devant de lui, celui-ci, avec un raffinement inouï de perversité, afin de savourer sa vengeance dans toute son étendue, méditait cette hideuse trahison dont l’exécution n’avait été différée que pour la rendre plus éclatante.

Bien longtemps don Gusman demeura accroupi dans la pampa, tenant entre ses bras le corps inerte de sa femme, qu’il cherchait à ranimer ; il ne voyait et n’entendait rien, absorbé dans sa douleur et tremblant, après avoir perdu l’enfant, d’avoir à pleurer la mort de la mère.

Il fut réveillé en sursaut par un coup assez fort qu’il reçut sur l’épaule ; il releva la tête : un homme se tenait debout devant lui, le sourire aux lèvres.

— Don Gusman de Ribeyra, lui dit-il d’une voix railleuse, vous êtes mon prisonnier.

Cet homme était le colonel don Bernardo Pedrosa : une nombreuse troupe de soldats l’accompagnait.