Roy & Geffroy (p. 175-184).


XIX

LA FIN DU RÉCIT


À cet endroit du récit don Estevan s’arrêta.

— Oh ! tout cela est effroyable, s’écria don Fernando avec un accent mêlé de colère et de pitié.

— Ce n’est pas tout encore, reprit le jeune homme.

— Mais quel rapport cette épouvantable histoire a-t-elle avec don Pedro de Luna ?

— Ne vous ai-je pas averti en commençant que cette histoire était la sienne ?

— C’est vrai, pardonnez-moi, mais, entraîné par les horribles péripéties de ce lugubre récit, j’avais tout oublié pour suivre vos personnages ; tout s’est tellement brouillé dans mon esprit que je croyais assister à ces scènes sans nom qui se déroulaient devant moi avec une vertigineuse rapidité, sans me souvenir que l’un de ces personnages était ici près de nous. Mais comment se fait-il que vous soyez aussi bien renseigné de tous les détails de cette tragédie ?

Un sourire triste se dessina sur les lèvres du jeune homme.

— C’est que bien souvent, répondit-il, pendant mon enfance et même depuis que je suis homme, je l’ai entendu raconter ; mon père était ce caporal Luco que vous avez vu si dévoué à la famille Ribeyra ; ma pauvre mère servait de nourrice au fils de don Gusman, qui était mon frère de lait, car nous étions nés presque en même temps, et ma mère, élevée dans la famille, avait voulu nous nourrir tous deux, prétendant qu’en suçant le même lait que mon jeune maître, mon dévouement pour lui serait plus grand encore. Hélas ! Dieu en a décidé autrement, maintenant il est mort.

— Qui sait ? dit don Fernando avec une douce pitié, peut-être reparaîtra-t-il un jour ?

— Hélas ! il ne nous est plus permis de l’espérer. Plus de vingt ans se sont écoulés depuis cette affreuse catastrophe, et jamais, malgré les plus actives et les plus adroites recherches, aucune lueur, si faible qu’elle fût, n’est venue soulever un coin du voile mystérieux qui cache la destinée du pauvre enfant.

— Sa malheureuse mère a dû bien souffrir !

— Elle devint folle. Mais le soleil baisse rapidement à l’horizon, dans deux heures à peine il disparaîtra pour faire place à la nuit ; laissez-moi compléter ce récit en vous apprenant ce qui se passa après l’arrestation de don Gusman.

— Parlez, mon hôte, j’ai hâte de connaître la fin de cette sinistre histoire.

Don Estevan Diaz se recueillit un instant, puis il reprit :

— Don Gusman de Ribeyra répondit par un sourire de mépris à la sommation du colonel Pedrosa. Il saisit sa femme dans ses bras, se leva et se prépara à suivre son ennemi. Malgré la haine qui l’animait contre don Gusman, don Bernardo était homme du monde ; le malheur qui accablait celui qu’il avait si longtemps persécuté le toucha, son cœur s’ouvrit à la pitié, et ce fut en employant les plus grands ménagements et en lui témoignant tous les égards que réclamait son affreuse position qu’il le conduisit à Buenos-Ayres.

Le dictateur était furieux du massacre de ses sicaires ; heureux de trouver enfin un prétexte plausible de se délivrer d’un homme que jusque-là il avait redouté sans oser s’attaquer à lui, à cause de sa grande réputation et de l’immense influence qu’il exerçait sur la haute société du pays, Rosas résolut de faire un exemple terrible.

Séparé brusquement de sa femme, le prisonnier fut plongé dans un de ces horribles cachots dans lesquels agonisaient les victimes du tyran, et réservé à des tortures auprès desquelles la mort devait être un bienfait.

Cependant la vengeance du dictateur ne fut pas aussi complète qu’il l’espérait ; les consuls de France et d’Angleterre, émus de pitié pour l’état misérable où doña Antonia était réduite, firent d’énergiques représentations au tyran, allèrent même plusieurs fois à Palermo relancer la bête fauve jusque dans son antre ; bref, à force de prières et de menaces, ils obtinrent que la


Le colonel fut enlevé de la selle et renversé à terre.


pauvre femme fût relâchée et rendue à sa famille, ce que Rosas accorda en grinçant des dents et en écumant de rage : mais il n’osait braver en face les consuls et ne se sentait pas de taille à engager une lutte contre eux. Grâce à cette bienveillante intervention et à la protection toute-puissante dont ils la couvrirent, doña Antonia du moins échappa aux tortures que le tyran se préparait à lui infliger.

Quant à don Gusman, toutes les démarches tentées en sa faveur échouèrent : Rosas refusa péremptoirement non seulement de le relâcher, mais encore d’adoucir le régime terrible auquel il avait ordonné qu’il fût soumis dans sa prison.

Malheureusement, aux yeux de la loi, don Gusman de Ribeyra était coupable ; les démarches des consuls ne pouvaient être qu’officieuses ; ils se virent contraints de ne pas insister, de crainte d’exaspérer le tigre et de nuire à celui auquel ils s’intéressaient, en laissant voir davantage tout l’intérêt qu’ils lui portaient.

Six mois s’étaient écoulés depuis l’arrestation de don Gusman dans la pampa. Grâce aux soins dont elle avait été entourée, doña Antonia avait peu à peu recouvré la raison. Mais alors sa position avait empiré, car l’affreuse réalité lui était apparue dans toute son étendue : elle avait compris la grandeur de son malheur, et son désespoir l’avait plongée dans une telle prostration qu’on craignait pour sa vie.

Sur ces entrefaites, le bruit se répandit que don Gusman de Ribeyra, qui semblait oublié dans son cachot, allait être jugé et comparaître prochainement devant une cour martiale.

Rosas saisissait avec empressement l’occasion de donner au grand jour le spectacle d’un jugement de haute trahison, espérant, à l’ombre de cet acte d’une justice discutable, faire oublier les meurtres qui chaque jour se commettaient en son nom.

Bientôt cette nouvelle devint officielle ; le jour même où don Gusman devait comparaître devant ses juges fut désigné.

Il y a un personnage dont nous n’avons pas parlé depuis quelque temps et auquel il nous faut revenir : ce personnage n’est autre que Luco.

Le digne caporal, lorsqu’il vit s’échapper les arrieros et les carreteros, que don Leoncio eut abandonné son frère en emmenant avec lui la plus grande partie des peones, ne se fit pas la moindre illusion sur la position dans laquelle il se trouvait : traître et déserteur, le moins qu’il lui pût arriver était d’être fusillé : aussi, lorsqu’aux premiers rayons du soleil levant il aperçut au loin, dans la pampa, un tourbillon de poussière qui roulait rapidement vers le relais, il comprit que cette poussière cachait des soldats, que ces soldats venaient venger leurs camarades que lui, Luco, avait de si grand cœur aidé à massacrer, que dans quelques instants ils arriveraient et que, s’ils s’emparaient de lui, il serait immédiatement fusillé. La perspective n’avait rien de bien agréable pour le caporal ; d’un autre côté, il aimait son maître, et il ne pouvait se résoudre à l’abandonner ; il était ainsi dans une grande perplexité, sans savoir à quoi se décider, bien que le temps pressât ; heureusement sa femme trancha péremptoirement la question en lui faisant comprendre d’abord que, dans l’état où se trouvait don Gusman, toute tentative pour l’engager à fuir échouerait, ensuite que mieux valait se conserver libre, afin d’employer plus tard cette liberté à conquérir celle de son maître, puis en dernier lieu que lui aussi, Luco, il était père, qu’il devait se conserver pour son enfant : toutes ces raisons parurent si justes au caporal qu’il n’hésita plus ; il enfourcha un cheval, sa femme un autre, et tous deux partirent d’un côté, tandis que le colonel venait de l’autre avec sa troupe.

Arrivé à Buenos-Ayres, une idée lumineuse traversa le cerveau du caporal ; à part Muñoz et trois autres soldats ses complices qui avaient à ses côtés combattu contre leurs anciens camarades, tous les mashorqueros avaient été impitoyablement massacrés : donc nul ne connaissait la trahison dont le caporal s’était rendu coupable ; Muñoz, qu’il rencontra se prélassant aux portes de Buenos-Ayres, où il guettait son arrivée, leva tous ses scrupules.

Changeant immédiatement de rôle, le digne caporal, accompagné de ses anciens complices, se rendit tout droit chez son colonel, auquel il fit à sa façon un récit de ce qui s’était passé dans le rancho, se répandant en invectives et en menaces de vengeance contre don Gusman et témoignant pour lui la haine la plus profonde.

Sa ruse obtint un succès qui dépassa toutes ses espérances : le colonel, charmé de sa belle conduite et forcé de le croire sur parole, le nomma sergent et donna les galons de brigadier à Muñoz.

Les braves colorados se confondirent en remerciements et en protestations de dévouement à Rosas, et se retirèrent en riant sous cape.

Luco manœuvra si bien pendant les six mois qui s’écoulèrent avant le jugement de don Gusman, il donna des preuves si peu équivoques de son attachement à la cause du dictateur, que celui-ci, trompé à son tour, bien que, de même que tous les tyrans, la défiance fût une de ses vertus, mit en lui la plus entière confiance, et, lorsque le sergent demanda à commander l’escorte chargée de veiller sur le prisonnier pendant le procès, cette faveur lui fut accordée sans la moindre difficulté.

C’était là que le sergent voulait en arriver ; toutes ses manœuvres depuis six mois tendaient à ce but : aussi, lorsque le jour du jugement fut indiqué, il prépara ses batteries et se tint prêt à agir quand le moment serait venu.

Luco s’était juré de sauver son maître, et ce que le sergent avait une fois résolu, il le faisait, quelles que dussent être les conséquences.

Malheureusement, dans cette circonstance, les plus grands obstacles que le sergent eut à vaincre vinrent de don Gusman lui-même. Le prisonnier voulait mourir ; pendant longtemps le sergent se creusa vainement la tête pour faire changer cette résolution qui paraissait immuable : à tous ses raisonnements don Gusman se bornait à répondre que le calice était plein, que la vie lui était à charge, et que le seul bien qu’il espérât désormais était la mort.

Le sergent hochait tristement la tête et se retirait nullement convaincu de la bonté de ces arguments. Enfin, un jour, il arriva au cachot du prisonnier, dont la porte lui était ouverte à toute heure, avec une physionomie si rayonnante, que son maître ne put faire autrement que de s’en apercevoir et de lui demander ce qui lui donnait l’air aussi joyeux.

— Ah ! répondit-il, c’est que cette fois j’ai enfin trouvé le moyen de vous convaincre, mi amo.

— Tu t’obstines donc toujours dans ton projet de me sauver ? fit don Gusman avec un sourire triste.

— Plus que jamais, canarios ! cette fois il n’y a plus à hésiter, c’est dans deux jours qu’on vous juge.

— Tant mieux ! cela sera plus tôt fini, murmura don Gusman avec un soupir de soulagement.

— Bon ! nous n’en sommes pas où vous pensez ; vous avez de bons amis, señor, entre autres les consuls de France et d’Angleterre ; il y a sur rade une fine goélette française qui n’attend que votre présence à bord pour partir.

— Alors elle risque de ne jamais quitter Buenos-Ayres.

— Ta, ta, ta ! ce n’est pas mon opinion, je suis au contraire convaincu du contraire, moi : aussi je me suis entendu avec le consul de France. Après demain la goélette appareillera, enverra un canot pour vous prendre, et elle tirera des bordées en vous attendant ; une fois sous la protection du pavillon français, du diable si l’on osera vous toucher.

— Pour la dernière fois, écoute-moi bien, Luco, dit don Gusman d’une voix ferme : je ne veux pas, entends-tu bien, je ne veux pas être sauvé, je prétends faire peser sur le tyran qui nous gouverne l’ignominie de ma mort ; je te remercie de ton dévouement, mon vieux serviteur, mais j’exige que tu cesses de te compromettre pour moi ; embrasse-moi et ne parlons plus de cela.

— Hum ! fit le sergent : ainsi, vous êtes bien résolu, mi amo, n’est-ce pas ? Rien ne pourrait vous faire changer de résolution ?

— Hélas ! une seule personne peut-être aurait sur moi cette influence, mais cette personne ignore ce qui se passe : heureusement pour elle, elle a perdu la raison, et avec la raison le souvenir, cet incurable cancer des cœurs brisés.

Le sergent sourit et, ouvrant son uniforme, il tira une lettre de sa poitrine et la présenta à son maître sans prononcer une parole.

— Qu’est cela, Luco ? demanda don Gusman en hésitant à prendre la lettre.

— Lisez, lisez, mi amo, répondit le vieux serviteur. Je voulais vous faire une surprise aussitôt libre, mais vous êtes si obstiné que vous me contraignez à brûler mes vaisseaux.

Don Gusman ouvrit la lettre d’une main tremblante et la parcourut rapidement des yeux.

— Dieu tout-puissant ! s’écria-t-il avec émotion, il serait possible, Antonia aurait recouvré la raison, c’est elle qui m’ordonne de vivre !

— Obéirez-vous, cette fois, mi amo ? demanda le sergent.

— Fais ce que tu voudras, Luco, je t’obéirai en tout. Oh ! maintenant, je veux vivre.

— Cuerpo de Cristo ! vous vivrez, mi amo, c’est moi qui vous le jure.

Sur cette consolante promesse, Luco quitta le cachot et sortit de la prison.

Enfin le jour de la mise en jugement de don Gusman de Ribeyra arriva ; le dictateur, qui connaissait les profondes sympathies qui entouraient le prisonnier, avait jugé à propos de faire pour cette circonstance un grand déploiement de forces militaires : la ville était littéralement bourrée de troupes ; cet appareil était plutôt fait dans le but d’intimider les amis du prisonnier que dans la crainte d’une évasion considérée comme impossible.

La goélette française avait, ainsi que le sergent l’avait dit, expédié une embarcation à terre sous prétexte de régler les comptes de ses fournisseurs, puis elle avait levé l’ancre et louvoyait dans la rivière en attendant son canot.

Les rues par lesquelles le prisonnier devait passer pour se rendre de la prison au tribunal étaient encombrées de curieux, que des soldats formés en longue file à droite et à gauche avaient une extrême difficulté à maintenir.

Le détachement chargé d’escorter le prisonnier était nombreux et composé entièrement de colorados, les soldats les plus dévoués de Rosas. Ce détachement était placé sous le commandement du colonel don Bernardo Pedrosa, le peloton spécialement chargé du prisonnier était sous les ordres du sergent Luco et du caporal Muñoz.

Vingt minutes avant l’heure désignée pour se rendre au tribunal, Luco était entré dans le cachot de son maître, il avait eu avec lui une dernière conversation, puis il lui avait remis deux paires de pistolets et un poignard et l’avait définitivement quitté en lui disant :

— Souvenez-vous, mi amo, de n’agir que lorsque vous m’entendrez dire n’importe à qui : Au diable le soleil, il vous aveugle ! cette phrase vous servira de signal.

— Sois tranquille, je ne l’oublierai pas ; de ton côté, souviens-toi de ta promesse de me tuer plutôt que de me laisser retomber entre les mains du tyran.

— C’est dit, mi amo : priez Dieu pour qu’il nous vienne en aide, nous en aurons grand besoin.

— Au revoir, Luco ! tu as raison, je vais prier.

Les deux hommes s’étaient quittés alors pour ne plus se réunir qu’au dernier moment.

Cependant, plus l’instant approchait, plus le sergent devenait soucieux : les formidables préparatifs du dictateur l’effrayaient intérieurement ; bien qu’il n’en laissât rien paraître, afin de ne pas décourager ses complices, et qu’il affectât, au contraire, une complète sécurité, à chaque minute il grommelait dans sa moustache :

— C’est égal, ce sera rude, il y aura du tirage !

Bientôt l’horloge du cabildo sonna dix heures. Un roulement de tambour appela les soldats aux armes, les curieux disséminés dans les rues avancèrent anxieusement la tête en poussant un ah ! de satisfaction ; tous les regards se fixèrent sur la prison.

L’attente ne fut pas longue : au bout de quelques minutes à peine la porte s’ouvrit, le prisonnier parut.

Son visage était calme, pâle, mais empreint d’une indomptable résolution ; il marchait doucement au milieu d’un peloton d’une dizaine de cavaliers commandés par le sergent Luco ; celui-ci, comme s’il eût voulu veiller de plus près sur son prisonnier, se tenait à sa droite, tandis que le caporal Muñoz venait à gauche, tous deux placés pour ainsi dire côte à côte avec don Gusman.

Ce peloton était précédé d’un fort détachement de colorados à la tête desquels caracolait le colonel don Bernardo Pedrosa sur un magnifique étalon noir comme la nuit ; en arrière du prisonnier, un second détachement aussi fort que le premier fermait la marche.

Le cortège avançait lentement à travers les flots d’un peuple triste, morne et silencieux, contenu à grand’peine par les deux cordons de sentinelles.

Il faisait une de ces magnifiques matinées de printemps comme l’Amérique méridionale seule a le privilège d’en posséder ; l’acre brise des pampas chargée de senteurs odorantes faisait frissonner les branches des arbres des liuertas, et rafraîchissait l’atmosphère échauffée par les rayons incandescents d’un soleil torride.

Le cortège marchait toujours ; malgré le danger de manifester ses sympathies pour le prisonnier, la foule silencieuse se découvrait respectueusement sur son passage ; lui, calme et digne comme au moment où il avait quitté la prison, marchait le chapeau à la main, saluant à droite et à gauche avec un sourire triste et résigné ceux qui ne craignaient pas de lui témoigner l’intérêt qu’ils lui portaient.

Déjà les deux tiers du chemin étaient franchis, encore quelques minutes, et le prisonnier arriverait au tribunal, lorsque dans la calle de la Fédération plusieurs spectateurs, sans doute trop brusquement refoulés par les soldats, résistèrent à la pression qu’on leur imposait, repoussèrent les sentinelles, et pendant un instant rompirent presque la haie, puis, au fur et à mesure que le cortège approchait de cet endroit, le tumulte allait toujours croissant avec cette vivacité et cette rapidité particulières aux races du Midi, si bien que ce qui, dans le principe, ne semblait être qu’une rixe de peu d’importance, prit presque instantanément les proportions d’une véritable émeute.

Don Bernardo, inquiet du bruit qu’il entendait, quitta la tête de l’escorte, et piquant son cheval, revint sur ses pas, afin de savoir ce qui se passait et de réprimer le désordre.

Malheureusement le flot populaire avait monté avec une rapidité telle, que sur plusieurs points les soldats, rompus et culbutés, avaient été isolés, et, sans qu’on sût comment cela s’était fait, ils avaient été désarmés avec une prestesse sans égale par des gens qu’ils n’avaient même pu apercevoir. Bref, le cortège était coupé en deux.

Don Bernardo jugea d’un coup d’œil la position et en reconnut la gravité ; se faisant jour à grand’peine au milieu de la foule, il parvint jusqu’au sergent qui se tenait toujours impassible et froid auprès du prisonnier.

— Ah ! fit le colonel avec un soupir de soulagement en l’apercevant, veillez bien sur le prisonnier, serrez-le étroitement entre vous ; je crains que nous ne soyons obligés de nous ouvrir un passage de vive force.

— Nous nous l’ouvrirons, n’en doutez pas, colonel, répondit Luco avec un sourire narquois. Mais au diable le soleil, il nous aveugle !

Au moment où le sergent prononça cette phrase, un soldat qui se tenait à deux pas, appuyé sur son fusil, saisit la jambe du colonel, l’enleva de la selle et le renversa à terre. Au même instant Luco retint fortement le cheval par la bride, tandis que don Gusman, par un mouvement rapide comme la pensée, se trouva en selle à la place du colonel.

Ce que nous avons rapporté s’exécuta si brusquement et avec tant de prestesse que don Bernardo, complètement démoralisé, fut cloué sur le sol d’un coup de baïonnette avant de comprendre ce qui se passait ; il est probable même qu’il expira sans le deviner.

Cependant les douze cavaliers du peloton d’escorte s’étaient serrés autour de leur ex-prisonnier et s’étaient élancés à fond de train au plus épais de la foule.

Alors il se passa une chose bizarre : ces curieux, un instant auparavant si pressés et si compacts, qui avaient rompu la haie de soldats, s’écartèrent d’eux-mêmes à droite et à gauche devant les fugitifs en poussant de joyeux vivats, puis, lorsqu’ils furent passés, ils refermèrent la brèche qu’ils avaient si bénévolement ouverte, et formèrent de nouveau une infranchissable barrière humaine au détachement d’arrière-garde, qui chargea vainement pour la renverser.

Des hommes armés semblèrent subitement surgir de terre, rendirent coup pour coup aux soldats, et opposèrent une résistance assez énergique pour donner aux fugitifs le temps de se mettre en sûreté.

Puis, tout à coup, comme par enchantement, ces menaçants rassemblements qui avaient si chaudement disputé le terrain se retirèrent, se fondirent en quelque sorte, et cela si vivement que, lorsque les soldats, revenus de leur surprise, voulurent prendre une vigoureuse défensive, ils ne trouvèrent plus personne devant eux : les insurgés avaient disparu sans laisser de traces.

Cette audacieuse échauffourée aurait presque pu passer pour un rêve, si, d’un côté, le prisonnier n’avait pas été si témérairement enlevé, et si, de l’autre, les cadavres du colonel Pedrosa et de cinq ou six soldats étendus sur le sol, baignés dans leur sang, n’avaient pas prouvé la réalité de ce hardi coup de main, exécuté avec une adresse et un bonheur remarquables.

Don Gusman et ses compagnons avaient trouvé place dans le canot qui les attendait. Cinq minutes plus tard ils montaient à bord du bâtiment français, et lorsqu’on songea à les poursuivre, la goélette n’apparaissait plus à l’horizon que comme une aile d’alcyon balancée par la brise.

Sur la goélette, don Gusman avait retrouvé sa femme.

La goélette avait fait voile pour la Vera-Cruz.

Nous avons rapporté plus haut la résolution prise par don Gusman, et de quelle façon il l’avait exécutée.

Don Gusman, afin d’assurer le succès de ses recherches pour retrouver son fils et assurer sa tranquillité, avait, en mettant pied à terre au Mexique, quitté son nom pour prendre celui de don Pedro de Luna auquel il avait droit, du reste, et sous lequel nous continuerons à le désigner ; il espérait échapper ainsi aux poursuites de don Leoncio, dont la haine plutôt trompée qu’assouvie par le rapt du fils de son frère essaierait probablement de rejoindre sa victime.

Les calculs de don Gusman furent justes ou du moins le parurent : jamais depuis son départ de Buenos-Ayres, il n’avait entendu parler de don Leoncio, nul ne savait ce qu’il était devenu ni même s’il était mort ou vivant.

Cinq ans après son arrivée à l’hacienda de las Norias de San-Pedro, un nouveau malheur avait frappé le pauvre exilé : doña Antonia, qui n’avait jamais pu se remettre complètement de l’ébranlement qu’avait subi sa raison à la suite de l’horrible catastrophe de la pampa, et dont la santé avait toujours été languissante depuis cette époque, avait succombé entre ses bras en donnant le jour à une fille.

Cette fille était la charmante enfant que nous avons présentée au lecteur sous le nom de doña Hermosa.

Alors don Pedro, brisé par la douleur, concentra ses affections sur cette délicieuse créature, seul lien qui le rattachât désormais à cette existence qui aurait dû être si heureuse et qui, tranchée par l’aile froide de l’adversité, était subitement devenue si malheureuse.

De tous ceux qui avaient suivi l’exilé dans sa fuite, lui seul restait ; tous étaient morts, il les avait vus les uns après les autres tomber à ses côtés.

Manuela, la femme de Luco, confidente des douleurs de son maitre, fut chargée de l’éducation de la jeune fille, qu’elle éleva avec un soin et un dévouement au-dessus de tout éloge.

À l’époque où commence cette histoire et dont ce qui précède n’est pour ainsi dire que le prologue, Hermosa avait plus de seize ans ; il y avait donc plus de vingt ans que les faits que nous avons rapportés s’étaient passés.

Ceux de nos lecteurs que ce récit a intéressés en connaîtront le dénouement dans le Cœur-de-Pierre.