Roy & Geffroy (p. 157-175).


XVII

UNE GALANTERIE FÉDÉRALISTE


Nous précéderons de quelques instants le caporal Luco, afin d’expliquer au lecteur ce qui s’était passé dans le rancho.

Les choses allèrent d’abord fort bien : le premier moment de méfiance et de crainte passé, les arrieros et les carreteros, subissant malgré eux l’influence de leur passe-temps favori, avaient oublié complètement leurs appréhensions et avaient franchement fraternisé avec les soldats.

L’aguardiente circulait sans interruption d’un bout de la salle à l’autre, la joie croissait en proportion des rasades qui, à force d’être répétées, commençaient à échauffer les cerveaux et à faire jaillir ça et là les premiers symptômes de l’ivresse.

Cependant le lieutenant don Torribio, l’œil brillant et le visage animé, continuait à chanter, à racler de la guitare et surtout à boire sans paraître songer à mal, et peut-être tout se serait-il bien terminé sans un incident qui vint subitement changer la face des choses, et d’une scène de joie faire une scène de terreur.

Parmi les plus brillants et les plus élégants danseurs de zambacueca se trouvait un jeune muletier de vingt-quatre à vingt-cinq ans, aux traits fins et intelligents, à la taille bien prise et aux manières dégagées, qui se faisait remarquer par la désinvolture et la grâce inimitable de sa danse ; les femmes surtout se pressaient autour de lui, lui lançant les œillades les plus assassines en applaudissant avec la joie la plus folle aux pas excentriques qu’il lui plaisait de risquer.

Parmi ces femmes il y en avait deux, jeunes filles de seize ans à peine, mais belles de cette beauté particulière aux Américaines et qui en Europe n’a pas d’équivalent. Leurs yeux noirs ombragés de longs cils de velours, leur bouche aux lèvres rouges comme les fruits du chirimoya, leur visage légèrement doré par le chaud soleil du tropique, sur lequel tranchaient les longues tresses de leurs cheveux d’un noir bleuâtre, leur taille svelte, souple et dégagée, qu’elles faisaient onduler à leur gré par des mouvements serpentins d’un salero inimitable, toutes ces grâces réunies leur complétaient une de ces beautés enivrantes et voluptueuses qui ne se peuvent analyser, mais dont l’homme le plus froid est contraint de subir l’influence magnétique et le charme fascinateur.

Ces deux femmes se distinguaient entre toutes par l’exagération des éloges qu’elles prodiguaient à l’objet de leur prédilection. Celui-ci, nous devons lui rendre cette justice, semblait fort peu se préoccuper de l’enthousiasme qu’il excitait. C’était un brave garçon dont le cœur, sinon la tête, était parfaitement libre, qui dansait pour danser, parce que cela lui plaisait et que, dans la rude vie qu’il menait, l’occasion se présentait bien rarement pour lui de se livrer à ce divertissement, et, du reste, fort peu soucieux d’inspirer une passion quelconque à l’une ou l’autre de ses admiratrices.

Celles-ci, bien qu’avec cet instinct inné chez toutes les femmes elles comprissent l’indifférence de l’arriero et en fussent intérieurement blessées, n’en continuaient pas moins à lui prodiguer les expressions les plus passionnées que fournisse la langue espagnole pour l’intérêt, qu’elles lui portaient.

Ces démonstrations devinrent à la fin si vives et si directes que la plupart des assistants qui, chacun dans son for intérieur, aurait beaucoup donné pour être préféré par l’une ou par l’autre de ces charmantes créatures, commencèrent, comme cela arrive toujours en semblable circonstance, à en vouloir à l’arriero de l’indifférence qu’il montrait, et à lui reprocher, comme une grave impolitesse et un manque de savoir-vivre impardonnable, de ne pas paraître reconnaissant d’être l’objet d’élans aussi passionnés.

Le jeune homme, assez embarrassé de la position qui lui était faite à son insu, lorsqu’il ne songeait qu’à se divertir honnêtement, et contraint pour ainsi dire par les murmures désapprobateurs de ses compagnons de réhabiliter sa réputation de courtoisie sur le point de souffrir une grave atteinte, résolut bon gré mal gré de sortir à son honneur de cette situation désagréable en invitant l’une après l’autre les deux jeunes filles à danser avec lui.

Dans cette bonne intention, aussitôt que le lieutenant, qui avait un instant interrompu son harmonieuse musique pour avaler un énorme verre d’aguardiente, recommença à racler sa guitare pour une nouvelle zambacueca, l’arriero s’avança le sourire aux lèvres vers les deux femmes et les saluant, gracieusement :

— Señorita, dit-il à celle qui se trouva le plus près de lui, serai-je assez heureux pour que vous me favorisiez de cette zambacueca ?

La jeune fille, toute rougissante de plaisir de ce qu’elle croyait une préférence de la part du beau cavalier, avançait sa main mignonne et se préparait à répondre, lorsque soudain sa compagne, qui avait en pâlissant écouté l’invitation de l’arriero, bondit comme une panthère et se plaça la lèvre frémissante et l’œil étincelant entre les deux jeunes gens.

— Vous ne danserez pas ! s’écria-t-elle d’un ton de menace.

Les témoins de cette scène aussi extraordinaire qu’imprévue se reculèrent avec étonnement ; ils ne comprenaient rien à cette explosion subite de colère.

Les deux danseurs échangèrent un regard de stupeur.

Cependant cette situation devenait intolérable ; l’arriero se décida à y mettre un terme.

La jeune fille se tenait toujours droite devant lui, le corps rejeté en arrière, fièrement campée sur la hanche, la tête haute, le visage enflammé, les narines ouvertes comme celles d’une bête fauve et le bras étendu d’un air de défi et de menace.

L’arriero fit un pas en avant et, saluant respectueusement la jeune fille :

— Señorita, lui dit-il, permettez-moi de vous faire observer…

— Calle la Va voca (taisez-vous), don Pablo, s’écria-t-elle avec violence en l’interrompant net au milieu de sa période, ce n’est pas à vous que j’en veux, mais à cette chola sin verguenza (sans honte) qui, sachant que vous êtes le plus joli danseur du rancho, prétend vous confisquer à son profit.

En entendant cette injure que sa compagne lui jetait si résolument au visage, l’autre jeune fille repoussa vivement don Pablo et, se posant en face de son ennemie :

— Tu as menti, Manongita, s’écria-t-elle, c’est la jalousie qui te fait parler ainsi, tu es furieuse de la préférence dont m’a honorée ce caballero ?

— Moi ? riposta l’autre d’un ton de mépris ; tu es folle, Clarita, je me soucie de ce caballero comme d’une orange aigre.

— Bien vrai ? reprit Clarita avec ironie : pourquoi donc, alors, cette subite colère, sans raison plausible ?

— Parce que, s’écria violemment Manonga, je te connais depuis longtemps, que tu as besoin d’une leçon et que je veux t’en donner une.

— Toi ? allons donc ! fit l’autre en haussant les épaules ; prends garde plutôt de la recevoir.

— Ojalà ! (plaise à Dieu !) si tu ajoutes un mot, sur mon âme, je te couperai !

— Bah ! tu ne sais seulement pas tenir ta navaja.

— A ver (voyons) ! s’écria Manonga ivre de colère, et faisant un saut en arrière, elle sortit un couteau de sa poitrine, s’enveloppa le bras gauche avec son rebozo et se mit en garde.

— A ver ! s’était en même temps écriée Clarita, et, par un mouvement aussi rapide que son ennemie, elle avait pris la même posture.

Un combat entre les deux femmes était imminent.

Don Pablo, cause innocente de ce duel d’une nouvelle espèce, avait cherché vainement à plusieurs reprises à s’interposer entre les deux jeunes filles, mais ni l’une ni l’autre n’avaient consenti à prêter l’oreille à ses discours ni à tenir compte de ses observations. Voyant les choses arriver à ce point, il voulut tenter un dernier effort, mais cette fois il fut encore plus vertement repoussé que la première, car les assistants que cette dispute intéressait, que l’espérance d’un duel au couteau entre deux femmes alléchait au suprême degré, se tournèrent contre lui et le prièrent péremptoirement de se tenir tranquille et de laisser les niñas s’expliquer de la façon qui leur plairait le mieux.

L’arriero, intimement convaincu qu’il était innocent de ce qui arriverait et que son bon cœur avait seul poussé à chercher à prévenir un éclat, voyant que son intervention était prise en aussi mauvaise part, se le tint pour dit, et, croisant les bras sur la poitrine, il se prépara à être spectateur, sinon indifférent, du moins complètement désintéressé, de la lutte qui allait commencer.

Du reste, c’était un singulier et imposant spectacle que celui qu’offraient dans cette salle presque obscure, au milieu de cette foule aux costumes étranges, ces deux femmes fièrement et résolument campées à deux pas l’une de l’autre, prêtes à en venir aux mains, tandis que la musique et la danse continuaient comme si de rien n’était, que l’eau-de-vie coulait à flots, et que les chansons les plus joyeuses et les plus folles étaient répétées en chœur à leurs oreilles.

— Vaya pues ! s’écria Clarita, à combien de pouces nous battons-nous, querida (chérie) ?

— À toute la lame, alma mia (mon âme), répondit railleusement Manonga, je veux te mettre ma signature sur la face !

— C’est aussi mon intention, prends donc garde à ta figure.

— Ah ! puñaladas[1] ! nous allons voir. Y es-tu, chère amie !

— Quand tu voudras, âme de ma vie !

Un cercle s’était formé autour des deux femmes qui, le corps penché en avant, le bras gauche étendu, les yeux, dans les yeux, guettaient avec une impatience féline le moment propice pour s’élancer l’une sur l’autre.

Toutes deux étaient jeunes, alertes, bien découplées, les chances paraissaient égales entre elles. Les connaisseurs en pareille matière, et il s’en trouvait beaucoup dans la foule attentive autour des adversaires, n’osaient rien présager sur l’issue de ce combat, qui, du reste, dans la pensée de tous, devait être acharné, tant les prunelles fauves des deux femmes lançaient des jets de flamme.

Après un moment d’hésitation, ou pour mieux dire de recueillement, Clarita et Manonga firent claquer leur langue contre leur palais en produisant une espèce de sifflement aigu, un éclair sinistre se refléta sur les lames bleuâtres de leurs navajas, et elles se ruèrent l’une sur l’autre.

Mais, si l’attaque avait été vive, la défense et la riposte ne l’avaient pas été moins.

Toutes deux rebondirent en arrière en même temps et retombèrent en garde.


Don Leoncio fit allumer des torches et attachant son mouchoir au bout de son sabre il s’avança résolument vers le rancho.

Mais les coups avaient porté, le combat était bravement engagé, chacune des deux antagonistes avait le visage partagé par un double sillon sanglant.

Ni l’une ni l’autre n’avaient menti, car chacune portait les marques de son adversaire.

Les assistants trépignaient de joie et d’admiration, et applaudissaient à tout rompre, jamais ils n’avaient vu une si belle navajada.

Après avoir reprit haleine pendant quelques secondes, les deux femmes allaient recommencer la lutte, mais cette fois avec l’intention bien formelle de la rendre décisive lorsque tout à coup les rangs serrés des spectateurs s’écartèrent à droite et à gauche ; un homme se plaça résolument entre les deux adversaires, et les regardant tour à tour avec un sourire narquois :

— Écoutez ! demonios ! s’écria-t-il d’une voix brève, avec un accent de raillerie inexplicable.

Les jeunes filles baissèrent leurs couteaux et demeurèrent immobiles, les yeux baissés, mais la tête haute, les sourcils froncés, et conservant dans leur pose l’expression hautaine de deux ennemis prêts à s’entre-déchirer, et qui n’obéissent qu’avec peine à un ordre que, tout en le maudissant, ils n’osent enfreindre.

Malgré le tapage étourdissant que faisait avec sa guitare le lieutenant fédéraliste, il avait cependant été contraint de s’apercevoir enfin de ce qui se passait dans la salle. Dans le premier moment, il avait porté vivement la main aux pistolets qui pendaient à sa ceinture, mais après un instant de réflexion, sa colère s’était non pas calmée, mais de fougueuse elle était devenue froide et concentrée. Don Torribio s’était levé, avait quitté l’estrade où il trônait, et pas à pas, sans détourner l’attention des deux adversaires, il s’était approché, avait suivi attentivement les diverses phases du combat, et lorsqu’il avait jugé devoir intervenir, il s’était subitement interposé entre les adversaires.

Derrière le lieutenant, les soldats s’étaient avancés à pas de loup. Maintenant ils se tenaient à deux pas de lui, la main sur leurs armes, prêts à agir au premier signal, car ils prévoyaient que l’intervention de don Torribio dans cette querelle amènerait inévitablement bientôt la leur.

Instinctivement le cercle formé par les arrieros et les carreteros s’était élargi, et un grand espace avait été laissé vide au milieu de la salle ; au centre de ce cercle se trouvaient les deux femmes, le couteau à la main, et le lieutenant, les bras croisés sur la poitrine et les couvrant d’un regard à la fois cynique et railleur.

— Holà ! mes poulettes, dit-il, pourquoi donc tant vous hérisser pour un coq ? N’y a-t-il donc que celui-là sur le perchoir, rayo de Dios ! Quelles magnifiques croix de Saint-André vous vous êtes taillées sur le visage, diablos ! vous l’aimez donc bien, le picaro ?

Elles restèrent muettes.

Le lieutenant reprit, après un instant, du même ton léger et sarcastique :

— Mais où est-il donc, ce vaillant champion qui laisse des femmes se battre pour lui ; sa modestie le pousserait-elle à se cacher ?

Don Pablo fit un pas en avant, et regardant le lieutenant bien en face :

— Me voici ! dit-il d’une voix douce, mais ferme.

— Ah ! fit don Torribio en lui lançant un long regard investigateur ; puis il ajouta : En effet, compagnon, vous êtes un joli garçon ; je ne m’étonne plus que vous inspiriez de violentes passions.

Le jeune homme demeura impassible à ce compliment dont il devinait l’ironie.

— Ça ! continua le lieutenant en s’adressant aux jeunes filles, niñas, laquelle de vous est la préférée de ce voleur de cœurs ? Mille rayos ! ne craignez pas de parler.

Il y eut un instant de silence.

— Est-ce ainsi, reprit don Torribio, craignez-vous de vous tromper ? Voyons, parlez, vous, jeune homme, et dites-moi laquelle de ces deux femmes vous préférez.

— Je n’ai de préférence ni pour l’une ni pour l’autre, répondit froidement l’arriero.

— Caramba ! s’écria le lieutenant avec une feinte admiration : qué gusto ! Ainsi, si je vous comprends bien, vous les aimez toutes deux également ?

— Non, vous vous trompez, señor, je n’aime ni l’une ni l’autre.

— Vayas pues ! voilà qui me confond ; et vous souffrez qu’elles se battent pour vous ? Oh ! oh ! ceci mérite un châtiment, mon maître ! Puisqu’il en est ainsi, señoritas, je vais vous mettre d’accord, moi, et donner une leçon à ce caballero discourtois qui méprise le pouvoir de vos yeux noirs ! Une telle insulte crie vengeance, sur mon âme !

Les témoins de cette scène frissonnaient intérieurement, tandis que les soldats riaient et ricanaient entre eux.

En prononçant ces dernières paroles, le lieutenant avait sorti un pistolet de sa ceinture, l’avait armé, et en avait dirigé le canon contre la poitrine de l’arriero, qui, toujours impassible, n’avait pas fait un geste pour éviter le sort qui le menaçait.

Mais les deux femmes veillaient : rapides comme la pensée, elles s’élancèrent d’un commun accord devant lui.

Manongita tomba la poitrine traversée.

— Ah ! s’écria-t-elle, tu me méprises. Eh bien ! je meurs pour toi. Clarita, je te pardonne !

Don Pablo sauta par-dessus le corps de la malheureuse, dont les regards mourants se dirigeaient encore sur lui, et il se précipita, un couteau à la main, sur le lieutenant.

Celui-ci lui lança son lourd pistolet à la tête ; le jeune homme évita le coup, saisit l’officier par le milieu du corps, et une lutte s’engagea entre eux.

Clarita, l’œil étincelant, suivait d’un regard ardent tous les mouvements des deux ennemis, prête à intervenir dès que l’occasion s’en présenterait en faveur de celui qu’elle aimait.

Les assistants étaient terrifiés, l’épouvante que leur inspiraient les soldats était tellement grande que, bien qu’ils fussent plus nombreux qu’eux et que tous ils eussent des armes, ils n’osaient faire un geste pour porter secours à leur compagnon.

Cependant, les soldats, plus qu’à demi ivres, voyant leur officier aux prises avec un étranger, dégainèrent leurs sabres et se jetèrent au milieu de la foule en frappant à droite et à gauche et en poussant ce cri, si redouté à cette époque :

A deguello ! à deguello ! los salvajes unitarios[2] !

Alors il se passa, dans cette salle encombrée de monde, une scène d’horreur indescriptible.

Les arrieros, poursuivis par les soldats qui les massacraient impitoyablement en s’excitant au meurtre, se précipitaient vers la porte pour fuir la mort qui les menaçait ; le désordre était à son comble, tous voulaient sortir à la fois par cette issue trop étroite ; rendus égoïstes par la terreur, aveuglés par l’instinct de la conservation, ils s’étouffaient contre les murailles, se foulaient aux pieds, et se frappaient entre eux du couteau, pour se frayer un passage dans cette barrière de chair humaine qui s’opposait à leur fuite.

La peur rend l’homme plus cruel et plus lâche que les bêtes féroces, quand il s’agit de sa conservation personnelle ; le hideux égoïsme, qui forme le fond du cœur humain, se dévoile, tous les liens sont brusquement rompus, il n’existe plus ni parents ni amis pour lui, il est sourd à toute prière, et pousse en avant en fermant les yeux avec la stupide et aveugle fureur des taureaux furieux.

Le sang coula bientôt à flots, et les victimes s’amoncelèrent sans que la rage des soldats diminuât, ni que ceux qu’ils assassinaient songeassent à se défendre.

Enfin la digue fut rompue et les malheureux s’élancèrent au dehors, fuyant tout droit devant eux sans savoir où ils allaient, n’ayant plus qu’une pensée, échapper à la boucherie.

Ce fut en ce moment que le caporal entra dans la salle. Un effroyable spectacle s’offrit à sa vue : le sol était jonché de cadavres et de blessés étendus et râlant dans des mares de sang.

Mais il ne put retenir un cri d’horreur lorsque ses yeux se portèrent sur don Torribio.

Le lieutenant achevait d’attacher aux longues tresses de Clarita évanouie la tête de don Pablo qu’il avait sciée avec son sabre.

L’officier avait été légèrement blessé par la jeune fille aux bras et à la hanche, son sang coulait sur ses vêtements.

— Là ! dit-il d’un ton satisfait en achevant de nouer la tresse de la malheureuse aux longs cheveux de l’arriero, puisqu’elle l’aime tant, lorsqu’elle reprendra connaissance, elle pourra l’admirer à son aise, il est bien à elle maintenant, nul ne le lui enlèvera.

Puis il considéra un instant la pâle jeune fille avec une expression de luxure impossible à rendre.

— Bah ! fit-il en haussant les épaules, à quoi bon ? Attendons qu’elle rouvre les yeux. J’aurai toujours le temps de lui parler d’amour. Je préfère jouir de sa surprise quand elle se réveillera.

Et, sans plus s’occuper de ses victimes, il se mit en devoir d’aider ses soldats à compléter le massacre.

Au premier pas qu’il fit il se trouva face à face avec Luco.

— Hé ! lui dit-il, que fais-tu donc pendant que nous égorgeons les sauvages unitaires ? Dios me ampare ! Tu es là tranquille et le sabre au fourreau, sans une goutte de sang sur tes habits. Que signifie cette conduite, compagnon ? Serais-tu traître, toi aussi, par hasard ?

À cette accusation, le caporal feignit une grande colère, et il répondit en fronçant les sourcils et en dégainant son sabre qu’il brandit avec menace :

— Qu’est-ce à dire, lieutenant ? s’écria-t-il ; est-ce à moi que s’adresse une telle insulte ? Est-ce moi, le partisan le plus dévoué de notre benemerito général, que vous traitez de sauvage unitaire ? Vive Dios !

— Allons, calme-toi, répondit le lieutenant, qui, de même que tous les hommes de son espèce, était aussi lâche que cruel, et que la feinte colère du caporal intimida, je n’ai pas voulu t’insulter, je sais que tu es un fidèle.

— À la bonne heure ! reprit Luco, car je ne suis pas disposé à entendre patiemment des reproches.

— Ne perdons pas notre temps en vaines paroles, dit un soldat en s’interposant, rayo de Dios ! il me vient une idée.

— Laquelle ? demanda don Torribio ; explique-toi ou crève, Eusebio.

Le drôle sourit avec satisfaction.

— Cette vieille masure est pleine de fourrages, dit-il : qui nous empêche d’y mettre le feu et de rôtir dedans tous les sauvages unitaires qui sont ici ?

— Vive Dios ! s’écria joyeusement don Torribio, ton idée est excellente, nous allons la mettre immédiatement à exécution ; le général sera content de nous lorsqu’il saura que nous l’avons débarrassé d’une quarantaine de ses ennemis par un moyen aussi expéditif ; que deux de vous autres s’occupent à disposer convenablement la paille, tandis que nous monterons à cheval, et nous rabattrons ces canailles par ici, car il ne faut pas qu’un seul de ces malvados échappe au châtiment qu’il a mérité.

Le lieutenant fit alors aux soldats signe de le suivre.

— Moi je garderai la porte, afin que personne de ceux qui sont ici ne sorte, dit Luco.

— C’est cela, mon brave, répondit don Torribio. Ah ! ajouta-t-il en s’adressant au soldat et en lui désignant la jeune fille toujours étendue sur le sol, avec la tête de celui qu’elle aimait suspendue à ses tresses, n’oublie pas, Eusebio, de placer deux ou trois bottes de paille sous le corps de cette belle enfant ; elle est bien durement couchée sur le sol raboteux, je désire que son sommeil soit paisible.

Et il sortit avec un ricanement de démon.

À peine fut-il hors de la salle que, sans prononcer un mot, le caporal leva son sabre, et, d’un revers appliqué sur la tête d’Eusebio, il lui fendit le crâne.

Le misérable tomba sans pousser un soupir, comme un bœuf qu’on assomme.

Le second soldat avait assisté à cette exécution sans manifester la moindre émotion.

— Hum ! fit-il en mordillant sa longue moustache grisonnante, voilà un joli coup, Luco, seulement je crains qu’il ne soit un peu précipité.

Le caporal, d’un geste, lui recommanda le silence, et, se penchant au dehors, il écouta avec attention.

Un cri faible comme le dernier souffle de la brise arriva jusqu’à lui.

Luco se releva.

— Non, Muños, répondit-il, ce coup n’est pas précipité, car voilà le signal.

Alors, mettant dans sa bouche l’index de chaque main, il poussa un sifflement aigu et prolongé dont les modulations furent tellement stridentes, que les assistants qui se tenaient pâles et tremblants adossés au mur tressaillirent d’effroi, ne sachant pas quel nouveau malheur les menaçait.

— Sangre de Cristo ! s’écria Luco en s’adressant aux arrieros atterrés, allez-vous donc continuer à tous laisser égorger comme des autruches stupides ! Reprenez courage, caraï ! mettez la main à vos armes et rangez-vous aux côtés de ceux qui essaient de vous sauver !

Les pauvres diables secouèrent la tête avec découragement, la terreur leur avait enlevé toute énergie, ils étaient incapables d’organiser la moindre résistance.

On entendait au dehors les hurlements féroces des soldats qui s’excitaient à leur chasse à l’homme, et à chaque instant des malheureux traqués de tous les côtés retournaient chercher un précaire refuge dans la salle d’où ils s’étaient échappés quelques minutes auparavant.

Don Torribio, à peu près certain d’avoir fait rentrer tout son gibier au gite, fit signe à ses soldats de s’arrêter, et il se disposa à pénétrer dans le rancho.

Tout à coup les pas de plusieurs chevaux se firent entendre, et six cavaliers arrivant au galop se rangèrent résolument en bataille devant la porte de la maison.

Le lieutenant fit un geste de surprise en les apercevant, et se rapprochant doucement de son cheval, comme s’il eût voulu se remettre en selle :

— Qui êtes-vous, caballeros ? demanda-t-il d’un ton de menace, et qui vous rend si osés que de vous placer ainsi sur mon passage ?

— Vous allez le savoir, don Torribio l’Égorgeur, répondit une voix rude dont l’accent railleur fit pâlir le lieutenant.


XVIII

LA TRAHISON


Il est une remarque qui bien souvent a été faite. Cette remarque est celle-ci, c’est que généralement les hommes qui semblent prendre plaisir à se vautrer dans le sang, et qui commettent sans la moindre hésitation les plus atroces cruautés, puisant toute leur force dans la terreur qu’ils inspirent, sont lâches, et lorsque par hasard ils se heurtent devant une résistance vraie, ils deviennent d’une couardise à laquelle rien ne peut se comparer.

Les chacals et les hyènes sont lâches et féroces : ces hommes sont des chacals et des hyènes à face humaine, voilà tout.

Après la réponse si fièrement faite par le chef des inconnus, les mashorqueros sentirent, malgré eux, un frisson de terreur parcourir leur corps.

Ils avaient compris qu’ils se trouvaient devant des ennemis résolus à ne pas reculer d’un pouce.

Il y eut un long silence.

Les soldats se serraient les uns contre les autres, fixant des regards effarés sur ces six hommes qui, calmes et impassibles devant eux, semblaient les défier.

Don Torribio seul n’éprouva aucune crainte. Cet homme était une bête féroce que l’odeur du sang enivrait et qui ne respirait à l’aise que dans l’atmosphère du carnage.

Croisant les bras sur la poitrine et relevant la tête d’un air de défi, il répondit par un long ricanement de mépris aux paroles de l’inconnu, et, se tournant vers ses soldats effarés :

— Vous laisserez-vous intimider par six hommes ? dit il d’une voix railleuse : allons donc, enfants, face en tête, vive Dios ! ces picaros n’oseront tenir contre nous !

Les soldats, réveillés pour ainsi dire par les accents de cette voix, à laquelle depuis si longtemps ils étaient accoutumé à obéir, et honteux de leur hésitation, formèrent leurs rangs tant bien que mal et se mirent en bataille devant le rancho ; le lieutenant, enfonçant les éperons dans les flancs de sa monture, la lit cabrer et se plaça résolument en avant de sa troupe.

Malgré l’immense inégalité du nombre, les étrangers n’hésitèrent pas cependant à charger les fédéralistes le sabre haut et le pistolet au poing.

Don Torribio les reçut bravement et sans reculer d’un pouce.

Les pistolets déchargés, on s’attaqua à l’arme blanche ; en un instant la mêlée devint horrible ; malgré des prodiges de valeur et des efforts gigantesques, les étrangers, selon toute probabilité, auraient cependant fini par succomber, lorsque tout à coup le caporal Luco, qui jusqu’à ce moment s’était en quelque sorte tenu à l’écart avec quatre ou cinq de ses camarades spectateurs comme lui de la lutte, fit bondir son cheval en avant et, au lieu de se ranger au parti des fédéralistes, les attaqua vigoureusement en les prenant en écharpe, et vint ainsi que ses compagnons se ranger aux côtés de don Leoncio.

Cette soudaine défection d’une partie de ses soldats porta au comble la rage du lieutenant, d’autant plus que les mashorqueros, ne sachant à quoi attribuer l’étrange conduite du caporal et flairant une trahison, commencèrent à perdre courage et à ne plus résister que mollement aux coups de plus en plus pressés des assaillants qui, les sentant faiblir, redoublaient d’efforts pour les vaincre.

Les arrieros et les carreteros, un peu revenus de leur terreur première et entrevoyant une occasion favorable de se venger des insultes et des avanies dont depuis si longtemps les accablaient les sicaires de Rosas, s’armèrent de tout ce qui leur tomba sous la main, et brûlant de réparer le temps perdu, ils se ruèrent tête baissée sur leurs féroces ennemis.

Don Torribio, à part sa cruauté, était un soldat trop aguerri pour s’abuser sur sa position, il la jugea d’un coup d’œil et se vit perdu.

Une chance lui restait d’échapper au sort que probablement lui réservaient ses ennemis, c’était de faire une trouée : en conséquence, il groupa autour de lui les soldats valides sur lesquels il croyait pouvoir compter, une quinzaine tout au plus, et se prépara à exécuter une charge désespérée au plus épais des rangs ennemis.

Mais en ce moment de grands cris se firent entendre ; une quarantaine de cavaliers bien montés et armés jusqu’aux dents entrèrent au galop dans la zone de lumière qui éclairait le relais, et se déployant à droite et à gauche avec une dextérité et une vivacité extrêmes, ils entourèrent complètement le rancho.

Ces cavaliers qui arrivaient si à propos pour les assaillants et si mal à propos pour les fédéralistes étaient don Gusman de Ribeyra et ses peones.

Sortis depuis plusieurs heures déjà de Buenos-Ayres, ils auraient dû, depuis longtemps, être rendus au relais qui se trouvait sur le chemin qu’ils devaient suivre pour se rendre à l’hacienda où don Gusman comptait trouver son frère : mais, à peu de distance de la ville, don Bernardo Pedrosa était parvenu, sans qu’il fût possible de deviner de quelle façon, à rompre les liens qui rattachaient ; il s’était glissé en bas du cheval sur lequel on l’avait placé, s’était jeté dans les hautes herbes, et avait disparu avant même qu’on s’aperçût de sa fuite.

Don Gusman avait perdu beaucoup de temps à chercher le fugitif, sans qu’il fût possible de découvrir ses traces, et n’avait abandonné la poursuite que lorsqu’il avait été contraint de reconnaître que tous ses efforts pour retrouver son prisonnier seraient vains. Rappelant les peones, qui s’étaient écartés à droite et à gauche, il avait repris le chemin de l’hacienda, fort inquiet des suites de cette évasion, car il connaissait trop bien don Bernardo pour supposer un instant qu’il n’essaierait pas de se venger de l’insulte qu’il lui avait faite.

Lorsque don Gusman était arrivé à environ une demi-lieue du relais de poste, des fuyards échappés du rancho avaient étourdiment donné dans sa troupe et l’avaient averti de ce qui s’y passait ; sans se douter encore de l’importance qu’avait pour lui la nouvelle qu’il apprenait si à l’improviste, poussé par sa générosité naturelle et le désir d’être, si cela était possible, utile aux personnes, quelles qu’elles fussent, compromises dans cette échauffourée, don Gusman, connaissant d’ailleurs la férocité des sicaires du tyran buenos-ayrien, avait pressé le pas de ses chevaux et s’était élancé au secours des malheureux aux prises avec les mashorqueros. Son arrivée imprévue décida de l’issue du combat.

Le lieutenant, reconnaissant que la fuite était impossible, recula pas à pas en combattant comme un lion et fit entrer tous ses hommes dans le rancho, demeurant le dernier afin d’assurer la retraite de ses soldats.

Don Torribio l’Égorgeur, ainsi qu’on le nommait, dédaignait de demander quartier, lui qui jamais ne l’avait accordé à personne ; l’extrémité à laquelle il se voyait réduit, loin d’abattre son courage, semblait l’avoir décuplé ; comprenant que sa dernière heure était venue, que nul secours humain ne le pourrait sauver, il résolut de lutter jusqu’au dernier soupir et de vendre sa vie le plus cher possible.


Luco était entré dans le cachot de son maître et lui avait remis deux paires de pistolets.

Les mashorqueros, à l’exemple de leur chef, puisèrent un nouveau courage dans l’excès même de leur désespoir, et, aussitôt enfermés dans le rancho, ils s’occupèrent activement de s’y fortifier afin de prolonger la lutte aussi longtemps qu’ils le pourraient et de ne tomber qu’après une héroïque résistance.

Les portes et les fenêtres furent barricadées avec soin, les murs crénelés, et les bandits, ivres pour la plupart des libations de la nuit et de celles qu’ils faisaient continuellement, attendirent de pied ferme, résolus à se faire bravement tuer à l’assaut que leurs ennemis donneraient probablement bientôt au rancho.

Cependant, contre leur attente, un laps de temps assez long s’écoula sans que leurs adversaires parussent songer à les attaquer. Cette trêve, incompréhensible pour eux, car ils ignoraient ce qui se passait au dehors, les plongea dans une grande inquiétude et fit passer un frisson de terreur dans les veines des plus braves.

L’homme est ainsi fait, que, si résolu qu’il soit à mourir, bien que convaincu que sa dernière heure est arrivée, préparé pour la lutte dont il connaît et accepte d’avance les terribles conséquences, si cette lutte lui manque, sa résolution première faiblit, l’espèce de fièvre qui le soutenait tombe, et il a peur, non de la mort, il la sait inévitable, mais des tortures qui, peut-être, précéderont cette mort ; il se crée des chimères sinistres, et ce danger inconnu, qui le menace sans qu’il puisse deviner ni quand il viendra ni comment il viendra, lui semble alors mille fois plus horrible que celui qu’il se préparait à braver le front haut et le cœur ferme.

Les mashorqueros cherchèrent vainement dans d’incessantes libations alcooliques un remède à la terreur fauve qui peu à peu les envahissait : le silence lugubre qui régnait autour d’eux, l’obscurité qui les enveloppait d’un sombre linceul, l’inaction forcée à laquelle ils se trouvaient condamnés, tout concourait, malgré leurs efforts, à accroitre la terreur invincible qui s’était emparée d’eux ; seul le lieutenant avait conservé sa féroce énergie et attendait patiemment le moment où sonnerait l’heure de sa dernière bataille.

Voici ce qui s’était passé parmi les assaillants et la cause de l’interruption de l’attaque.

Don Gusman de Ribeyra, aussitôt que les soldats avaient été renfermés dans le rancho, avait cherché, avant d’en finir avec eux, à connaître les gens auxquels il avait rendu, par son arrivée providentielle, un si grand service.

Sa curiosité n’avait pas tardé à être satisfaite : son frère don Leoncio, qui l’avait reconnu dès le premier moment, s’était élancé vers lui pour le remercier.

Les deux frères, séparés depuis longtemps, s’étaient jetés dans les bras l’un de l’autre avec la plus grande joie, et pendant quelques instants, tout au bonheur de se revoir, ils avaient oublié toute autre considération pour ne songer qu’à eux.

Après la première effusion, don Gusman avait pris la main de son frère et, l’emmenant à l’écart :

— Eh bien ? lui avait-il dit avec un sourire qu’il essayait vainement de rendre gai.

— Elle est ici, avait répondu don Leoncio en étouffant un soupir.

— Elle a consenti à venir ?

— C’est elle qui l’a voulu.

— Ah ! fit don Gusman, cela m’étonne.

— Pourquoi cela ? doña Antonia est une de ces natures d’élite qui ne reculent devant aucune obligation, si dure qu’elle soit, lorsqu’elle croit son honneur engagé.

— C’est vrai : eh bien ! soit, il vaut mieux peut-être qu’il en soit ainsi et qu’elle vous ait accompagné.

— Avez-vous oublié, mon frère, ce qui s’est passé il y a un an aujourd’hui même, au lever du soleil, entre vous et moi, lorsque dans un moment de folie je vous ai avoué mon amour insensé pour doña Antonia de Solis ?

— À quoi bon revenir là-dessus, mon frère ? maintenant nous sommes réunis, grâce à Dieu, et j’espère que rien ne parviendra à nous séparer de nouveau.

— N’espérez pas, mon frère, répondit mélancoliquement Leoncio.

— Que voulez-vous dire, mon frère ? ma femme…

— Votre femme n’a pas cessé d’être digne de vous, vous allez la voir.

Don Gusman hésita.

— Non, répondit-il enfin, pas maintenant : finissons-en d’abord avec ces maudits, puis après je ne songerai plus qu’au bonheur.

— Soit ! fit don Leoncio avec un mouvement de joie.

En ce moment deux personnes parurent ; ces deux personnes étaient don Diego de Solis et doña Antonia, sa sœur et l’épouse de don Gusman.

À la vue de sa femme qu’il avait été contraint d’éloigner de Buenos-Ayres pour la soustraire aux poursuites du colonel don Bernardo Pedrosa, don Gusman, malgré sa résolution de ne pas se faire reconnaître d’elle, ne put résister au bonheur de la presser sur son cœur.

La jeune femme poussa un cri de joie en se sentant serrée contre la poitrine de son mari.

Don Leoncio, quelques mois après l’aveu qu’il avait fait à son frère, avait semblé oublier peu à peu cet amour, et quatre mois avant le jour où se passent les faits que nous rapportons, il avait épousé la seconde sœur de don Diego de Solis.

Aussi, lorsque don Gusman avait été obligé de se séparer temporairement de sa femme, n’avait-il pas hésité à la confier à son frère, convaincu que son amour pour doña Antonia s’était changé en une franche et durable amitié.

— Pourquoi es-tu revenue ? dit entre deux baisers don Gusman à sa femme.

— Il le fallait, répondit-elle tout bas, en réprimant avec peine un geste d’effroi, ma sœur elle-même me l’a conseillé.

— Tu as été bien imprudente, chère ange !

— Oh ! près de toi je ne crains rien : ne veux-tu pas embrasser ton fils ? ajouta-t-elle.

— L’as-tu donc amené aussi ?

Je ne veux plus te quitter désormais, quoi qu’il arrive ; et se penchant à l’oreille de son mari : Ton frère m’aime plus que jamais, sa femme s’est aperçue de cet amour, c’est elle et don Diego qui m’ont conseillé de revenir, ma position devenait intolérable.

L’œil de don Gusman lança un éclair.

— Ils ont bien fait, dit-il, mais silence ! mon frère nous observe.

En effet, don Leoncio, inquiet de cet aparté, et devinant, avec cette intuition des gens qui se savent coupables, que c’était de lui qu’il s’agissait, donnait des marques d’inquiétude que, malgré ses efforts, il ne parvenait pas à dissimuler.

Enfin, ne pouvant plus y tenir, il s’avança vers son frère et, lui adressant la parole :

— Que faisons-nous ? lui demanda-t-il brusquement.

— Ce qu’il vous plaira, répondit don Gusman, que le son de cette voix frappa désagréablement, après ce que lui avait révélé sa femme.

Don Leoncio s’aperçut de cette répulsion qu’il inspirait à son frère, il fronça les sourcils, mais, dissimulant son ressentiment :

— C’est à vous de décider, puisque c’est vous qui nous avez sauvés.

— Je suis à vous, mon frère. Don Diego, ajouta-t-il en se tournant vers le jeune homme, je vous confie votre sœur ; le combat va probablement recommencer bientôt, il ne faut pas qu’elle et son enfant soient exposés au moindre danger.

Soyez tranquille, je réponds d’elle, dit don Diego en pressant la main de don Gusman.

Avant de s’éloigner, doña Antonia se jeta une dernière fois dans les bras de son mari.

— Prends garde ! lui glissa-t-elle à l’oreille, don Leoncio médite quelque trahison contre nous.

— Il n’oserait pas ! répondit fermement don Gusman ; va, et sois sans crainte !

La jeune femme, à demi rassurée, suivit son frère sans hésiter davantage ; bientôt tous les deux disparurent au milieu des chariots.

Les deux frères demeurèrent seuls.

Il y eut un assez long silence entre eux.

Don Gusman, les bras croisés sur la poitrine, la tête penchée vers la terre, réfléchissait profondément.

Don Leoncio considérait attentivement son frère, sa physionomie avait une expression étrange et un sourire sardonique plissait ses lèvres.

Enfin don Gusman releva la tête.

— Finissons-en, dit-il, cela n’a que trop duré.

Don Leoncio tressaillit, croyant que ses paroles s’adressaient à lui, mais son frère continua :

— Avant d’attaquer ces misérables, il faut les sommer de se rendre.

— Y songez-vous, mon frère ? s’écria don Leoncio : ces hommes sont des mashorqueros.

— Raison de plus, nous devons leur prouver que nous ne sommes pas des bandits de leur espèce et que nous pratiquons les lois de la guerre qu’ils se font gloire de mépriser.

— Je vous obéis, mon frère, bien que je sois convaincu que nous perdons un temps précieux.

Don Leoncio lit alors allumer des torches de bois résineux, afin de bien permettre aux assiégés de l’apercevoir, et attachant son mouchoir au bout de son sabre, il s’avança résolument vers le rancho.

Lorsqu’il vit briller les torches, don Torribio comprit que les assiégeants avaient des communications à lui faire, il débarricada une fenêtre et se tint prêt à répondre.

Arrivé à quelques pas de la porte don Leoncio s’arrêta.

— Parlementaire ! cria-t-il.

Une fenêtre s’ouvrit dans laquelle s’encadra la figure sinistrement narquoise du lieutenant.

— Que voulez-vous ? répondit-il en s’accoudant nonchalamment sur le rebord de la fenêtre.

— Vous offrir de vous rendre, reprit don Leoncio.

— Voyez-vous cela ! répondit l’officier en ricanant : et pourquoi nous offrez-nous de nous rendre ?

— Parce que toute résistance est impossible.

— Vous croyez cela, vous ! Essayez un peu de nous déloger pour voir ce qu’il vous en coûtera, reprit-il, toujours railleur.

— Moins que vous ne le supposez.

— Bah ! je serais curieux de m’en assurer.

— Bref, voulez-vous vous rendre, oui ou non ?

— Allons donc ! on croirait, le diable me caresse, que vous ne savez pas à qui vous avez affaire. Est-ce que nous demandons jamais quartier, nous autres ? Si vous nous prenez, vous nous tuerez, voilà tout, et puis après ?

— Ainsi, vous vous obstinez à ne vouloir écouter aucune proposition ?

— Ma foi ! non, c’est trop ennuyeux, parole d’honneur.

— Et vous êtes résolus à vous défendre quand même ?

— Canarios ! camarade, je le crois, des pieds et des mains. Vous ne nous tenez pas encore, allez !

— C’est vrai, mais nous vous tiendrons bientôt.

— Essayez, compadre, essayez ; en attendant, comme votre conversation n’a rien de bien attrayant pour moi, je prendrai la liberté de la rompre. Bonne chance !

Sur ce, il referma la fenêtre brusquement.

Don Leoncio se tourna vers son frère, qui s’était approché.

— Que vous ai-je prédit ? fit-il en haussant les épaules : m’étais je trompé ?

— Non, j’en conviens ; maintenant l’honneur est sauf : nous pouvons agir en toute sûreté.

Don Gusman se pencha alors sur son frère et lui dit quelques mots à l’oreille ; celui-ci sourit et s’éloigna. Les peones, les arrieros et les carreteros furent embusqués derrière les galeras, de façon à être à l’abri des balles des assiégés, et ils attendirent le signal de l’attaque.

Don Leoncio s’occupait, pendant ce temps-là, à faire amonceler tout autour du rancho des herbes sèches et du bois mort ; lorsqu’il jugea qu’il y en avait assez, il y mit le feu pendant que les hommes qui l’accompagnaient lançaient des torches allumées sur le toit du relais.

Le feu, alimenté par le vent, ne tarda pas à se propager, et bientôt le rancho fut enveloppé d’un épais rideau de flammes.

Les assiégés poussèrent un cri d’horreur auquel les assiégeants répondirent par un cri de triomphe.

Du reste, les mashorqueros n’avaient pas à se plaindre : on leur faisait ce qu’eux-mêmes avaient voulu faire : ils subissaient la peine du talion.

Cependant la position des assiégés devenait intolérable. Aveuglés par la fumée, brûlés par le feu dont les langues sinistres léchaient les murs qu’elles calcinaient, il leur fallait absolument sortir, sous peine d’être brûlés vifs.

Le lieutenant fit débarricader la porte, il l’ouvrit brusquement et se précipita suivi de ses soldats au plus épais des rangs ennemis.

Ceux-ci s’ouvrirent pour les recevoir, puis ils se refermèrent sur eux et les enserrèrent au milieu d’eux comme dans un étau de fer.

Au moment où le dernier pan de mur s’abîmait dans la fournaise, le dernier mashorquero tombait le crâne fendu jusqu’aux oreilles ; tous avaient succombé autour de don Torribio, qui jusqu’au dernier moment avait combattu avec cette frénésie du désespoir qui rend presque invincible.

Le soleil commençait à monter majestueusement à l’horizon et à illuminer les sombres profondeurs de la pampa.

Les carreteros et les arrieros, effrayés de l’œuvre de la nuit et en redoutant les conséquences, se hâtaient d’atteler les lourdes galeras et de charger les mules, afin de fuir au plus vite ; ils ne tardèrent pas à s’éloigner dans toutes les directions.

Don Gusman et ses peones demeurèrent maîtres du terrain.

Dans le premier moment qui suivit le combat, don Gusman fut étonné de ne pas apercevoir son frère auprès de lui, mais il n’attacha qu’une médiocre importance à cette remarque, une pensée bien autrement sérieuse occupait son esprit : maintenant que le combat était fini, il brûlait du désir de revoir sa femme ; il s’étonnait que don Diego ne la lui eût pas amenée, lorsqu’il avait vu qu’il n’y avait plus rien à craindre pour elle.

Cependant il ne s’inquiéta pas : don Diego n’avait probablement pas voulu exposer la jeune femme à traverser ce champ de carnage et à tremper les pieds dans le sang qui souillait la terre ; il approuva cette délicatesse et attendit quelques instants, pendant lesquels il se hâta de réparer le désordre de ses habits et d’en faire disparaître les traces du combat.

Pourtant il se décida à se mettre à la recherche de sa femme dont la longue absence commençait enfin à l’inquiéter sérieusement.

Le caporal Luco, aussi tourmenté que lui, se chargea de le guider ; il se rappelait vaguement avoir vu don Diego accompagné de doña Antonia, de la nourrice et d’une ou deux autres personnes, se diriger vers un pli de terrain peu éloigné

Tout à coup les deux hommes poussèrent un cri de douleur et reculèrent avec horreur devant le spectacle épouvantable qui s’offrait à leurs yeux.

Don Diego gisait sur le sol, la poitrine traversée de part en part ; il était mort ; près de lui doña Antonia et la nourrice étaient étendues sans connaissance.

Cette nourrice était la femme du caporal Luco.

Don Gusman tomba à genou auprès de sa femme ; alors il aperçut un papier quelle tenait convulsivement serré dans sa main droite.

Le malheureux ne réussit qu’avec les plus grandes difficultés à s’emparer de ce papier sur lequel quelques mots étaient écrits.

Don Gusman, après y avoir jeté les yeux, se laissa aller sur le sol en poussant un cri déchirant de désespoir.

Voici ce que contenait ce papier :

« Frère, tu m’as enlevé la femme que j’aimais ; moi, je te prends ton fils : nous sommes quittes.

« Don Leoncio de Ribeyra. »

Après la lecture de ce billet le doute n’était pas possible : don Leoncio était bien réellement l’auteur de ce rapt odieux ; tandis que son frère venait en toute confiance au-devant de lui, celui-ci, avec un raffinement inouï de perversité, afin de savourer sa vengeance dans toute son étendue, méditait cette hideuse trahison dont l’exécution n’avait été différée que pour la rendre plus éclatante.

Bien longtemps don Gusman demeura accroupi dans la pampa, tenant entre ses bras le corps inerte de sa femme, qu’il cherchait à ranimer ; il ne voyait et n’entendait rien, absorbé dans sa douleur et tremblant, après avoir perdu l’enfant, d’avoir à pleurer la mort de la mère.

Il fut réveillé en sursaut par un coup assez fort qu’il reçut sur l’épaule ; il releva la tête : un homme se tenait debout devant lui, le sourire aux lèvres.

— Don Gusman de Ribeyra, lui dit-il d’une voix railleuse, vous êtes mon prisonnier.

Cet homme était le colonel don Bernardo Pedrosa : une nombreuse troupe de soldats l’accompagnait.



  1. Espèce de juron. Nous demandons pardon au lecteur de la multiplicité des termes que nous sommes obligés d’employer.
  2. Égorgez ! égorgez les sauvages unitaires !