Alphonse Lemerre (p. 75-80).
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XVI


— Et dire, messieurs, qu’il n’y a pas un mois Bazeilles était un joli village où l’on venait de Sedan les dimanches en promenade. Nous autres de Sedan, nous connaissions bien Jean-Paul, et c’était plaisir de le voir faire neuf aux quilles, au jardin de la mère Papin.

« Et tenez ! là-bas sur la place, les jeunes gens des environs jouaient au bouchon après la messe, et quand le vent donnait, les petits garçons de Bazeilles se rassemblaient devant l’église avec des cerfs-volants.

« On vivait d’une bonne vie, et il n’y avait point de pauvres à Bazeilles. Quand quelqu’un manquait de quelque chose, on trouvait toujours un voisin pour dire aux autres : « Ah ! ça, vous savez bien, il faudra nous serrer un peu cet hiver. Notre voisin a perdu ses porcs et il faudra l’aider à en acheter d’autres. » Ah bien oui qu’on se donnait la main à Bazeilles, et le monde y était honnête.

« Cette échoppe dont il n’y a plus qu’un mur avec un bout d’enseigne, c’était le barbier de l’endroit. Et à côté, où vous voyez cette grille, c’était le boucher. Et près du boucher, il y avait le marchand de bois, un riche homme. Plus loin il y avait mamselle Jeannette, la plus jolie fille du canton. Et nous autres, les vieux, nous allions le dimanche nous asseoir devant le comptoir où elle travaillait sur une grande chaise de paille, et nous prenions plaisir à voir les jeunes gars lui conter fleurettes et s’user les manches d’habits entre les deux grands pots bleus toujours remplis de fleurs au milieu desquels sa petite figure rose riait. Eh bien, il n’y a plus rien de tout cela.

« Ces gredins ont tout brûlé et ils ont mis dans les caves les habitants pour les faire brûler avec. Mais il y a plus d’un Prussien couché là-dessous avec les autres, car les gens de Bazeilles criaient : « Mort aux Prussiens ! » et tiraient par les soupiraux des caves. »

Ainsi parla un petit homme à face placide qui tenait un épagneul dans les bras et s’était mêlé à notre groupe.

Et par-ci par-là, des figures humaines qui ressemblaient plutôt à des ombres, se glissaient à travers les ruines. On les voyait se pencher sur les débris qui gisaient par terre et les remuer comme pour chercher quelque chose.

— Regardez cette femme qui rassemble un peu de bois et souffle dessus pour y faire prendre le feu. Elle a trouvé dans les champs quelques pommes de terre et elle va les faire cuire au feu de sa maison. Oui, mes braves, ce que vous voyez de pierres et de bois à côté d’elle, c’est sa maison : son mari y est mort il y a un an ; et maintenant ça lui sert à griller ses pommes de terre. Oh ! je la connais bien !

En disant cela, le petit homme nous montrait une femme, vieille et maigre, qui allait et venait, la peau nue sous une couverture de laine.

Et, à mesure que le soir tombait, de pauvres familles composées de vieillards se traînant sur des bâtons et de femmes portant des enfants sur le dos, remontaient la chaussée. C’étaient les habitants de Bazeilles qui revenaient chercher dans les ruines du village incendié la place où s’était élevée leur demeure. Quand on les interrogeait, ils répondaient qu’ils avaient rôdé deux jours dans les bois et sur les routes, presque sans manger, et ils espéraient maintenant trouver un pan de mur, avec du feu dessous, pour s’y abriter et s’y réchauffer. La pluie leur avait collé la chemise au dos et leur chair claquait sur leurs os de fièvre et de misère.

— Nous avions une maison, disaient-ils, un toit, un foyer, des chevaux, et nous gagnions notre pain en travaillant. À présent, nous n’avons plus rien et nos enfants meurent de faim.

Des femmes, l’air égaré, cherchaient à pénétrer sous les décombres et appelaient leurs maris en sanglotant. On essayait vainement de les retenir et elles criaient avec désespoir qu’on leur rendit leur homme. Et les autres disaient d’une voix sombre :

— Elles sont heureuses, celles-là : elles pleurent. Nous, voilà deux jours que nous ne savons plus pleurer, et nous ne sommes bonnes qu’à crever.

Tout ce pauvre monde se couchait par terre dans les braises chaudes, le mieux qu’il pouvait, ou tombait d’épuisement sur la première poutre venue, dans des attitudes d’agonisants. Les mères enlevaient de leurs épaules des morceaux de corsages pour en couvrir les jeunes enfants, et ceux-ci pleuraient de froid en montrant leurs petits bras rouges. Les vieillards se tordaient les mains et gémissaient tout haut, voyant qu’il ne restait plus rien du village où ils avaient compté mourir entre leurs enfants. Et ils disaient :

— Qu’avons-nous donc fait, Dieu bon, pour que nous soyons ainsi frappés ? Nous avons amassé, sou à sou, de l’argent pour nos fils afin qu’après nous ils travaillent moins que leurs pères. Et le soir, assis près du feu, nous disions entre nous : bientôt il nous faudra quitter la vie, mais nous la quitterons sans regrets, parce que chacun a son tour en ce bas monde et que nos fils, avec ce que nous leur laisserons, vivront mieux que nous. Voici à présent que notre espoir s’écroule comme un songe, et nous sommes maudits dans nos enfants et dans nous-mêmes.

Ces lamentations des pauvres gens retentissaient dans le silence des ruines comme celles du vent à travers les cimetières.

Comme nous arrivions au bout de Bazeilles, un homme, jeune encore, la sueur sur le front, abattait à coups de pioche des angles de murs écroulés. Il choisissait ensuite dans le tas les briques qui étaient encore bonnes et les mettait à part, à côté d’un petit monceau de pannes et de bardeaux qu’il avait aussi choisis. Et il nous dit :

— J’avais deux chevaux qui travaillaient aux champs, et ce que vous voyez ici était à moi. Je m’en vais tâcher de reconstruire ma maison moi-même et je mets de côté ce qui pourra me servir à la rebâtir.

J’admirai cet homme qui ne désespérait pas quand la destinée avait tout brisé autour de lui et qui se reprenait à vivre au milieu de la mort même.