Alphonse Lemerre (p. 81-85).
◄  XVI
XVIII  ►



XVII


Vis-à-vis d’une bicoque sans toit dont la façade, noire de fumée, avait conservé ce fragment d’inscription peinte en grosses lettres : chand de charbon, on lisait sur une enseigne en bois à moitié consumée et gisante au milieu des débris, ce bout d’une autre inscription : al ferrant.

C’était, quand on prend la route à main gauche, un peu avant d’arriver aux dernières maisons du village. Un hangar était encore debout, et il y avait dessous des cercles de roues, des jantes, des essieux et une paire de ridelles. Le maréchal était en même temps charron. Tous les outils avaient été dispersés, et pèle mêle les barres en fer du travail, les tenailles, les pinces, les soufflets, les enclumes, les marteaux s’éparpillaient dans la boue. Un pan de maçonnerie tailladé par le feu, avec trois trous à l’un desquels pendait un morceau de châssis, faisait ventre au-dessus de deux soupiraux de cave dont les barreaux n’avaient pas bougé.

— Elle est là-dedans, nous dit un soldat français, blessé au bras, qui regardait comme nous.

— Qui ça, elle ?

— La fille du maréchal, pardine ! Vous savez bien, le maréchal-ferrant de Bazeilles qui a tiré sur ces gueux quand ils sont entrés dans le village !

Et il nous raconta qu’au moment où les Prussiens allaient rentrer dans Bazeilles, le curé descendit sur la place et appela aux armes ses paroissiens. Les hommes s’armèrent de fusils, les femmes s’armèrent de fourches. On s’embusquait derrière les clôtures, au fond des caves, contre les arbres. Dans les rangs prussiens quelques hommes tombèrent.

Le premier qui tomba était un chirurgien-major. « À mort ! À mort ! » criaient les habitants de Bazeilles. Et les Prussiens poussèrent des cris terribles.

Tandis que partout dans Bazeilles, des haies, des toits et des souterrains, sortait un peu de fumée blanche et que toutes les vieilles carabines, arrachées du clou, pétardaient, les Prussiens allumèrent de la paille et la jetèrent dans les maisons. Une heure après, une énorme nuée noire tourbillonnait au-dessus de l’héroïque village, et Bazeilles flambait par tous les bouts.

On tirait toujours.

Ceux qui fuyaient chargeaient en fuyant et se retournaient dans la plaine pour faire le coup de feu. Les Prussiens, au nombre d’un bon mille, en ayant dix fois autant derrière eux, entrèrent alors dans les maisons et les pillèrent ; puis ils se mirent à battre à coups de plat de sabre les gens qu’ils rencontraient, presque toujours des femmes et des vieillards, et enfin les enfermèrent dans les caves, en sorte que les maisons, en croulant, les écrasaient.

Or, le premier coup de feu était parti de la maison du maréchal-ferrant, et c’était la fille du maréchal, une enfant de vingt ans, qui l’avait tiré. Vingt ans ! l’âge où l’on aime ! où les bois sont en fleurs ! où l’on effeuille les marguerites ! Celle-là donna sa vie. À présent elle gisait, sacrée par la mort, sous la maison de son père. L’obscure héroïne de Bazeilles fut enfermée dans la cave et brûlée.

Il y avait à deux pas de là un lazaret : nous y entrâmes. Un zouave était accroupi à la porte, la tête dans les mains, dans une posture farouche, et debout, à côté du zouave, un turco, le mantelet à l’épaule, regardait de son œil fixe la pluie qui tombait sur le village. Je n’ai point vu de cariatide plus sculpturale et plus émouvante : au seuil de cet hôpital des douleurs, on eût dit la guerre éternelle méditant de faire des vaincus les vainqueurs.

Tous les blessés du lazaret étaient des soldats français. Ils acceptaient avec joie les cigares et le tabac que nous leur donnions.

Quand nous leur parlâmes de leurs souffrances :

— Nous, ce n’est rien, disaient-ils. Mais la France ! Mais l’armée !

Et nous disions en leur serrant les mains :

— Allez ! Vous êtes Français ! La France, amis, ne meurt pas.

— Dites-le aux autres, suppliait un vieux dragon à moustaches grises, qui mordait ses draps pour ne pas éclater, dites-le au monde : nous avons été vendus.

Et ces hommes que la douleur tordait sur leurs grabats criaient tous à la fois en montrant les poings :

— Oui ! vendus ! Vendus par les traîtres et les lâches !

Le même cri retentissait partout.