Alphonse Lemerre (p. 72-74).
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XV


Près d’un hangar en ruines nous trouvâmes un chien maigre qui rôdait, et en même temps nous perçûmes, mais fortement cette fois, l’indicible relent qui nous avait frappé tout à l’heure. L’oreille tour à tour haute et basse et la queue dans les jambes, la bête furetait en reniflant et grattait dans les décombres. Nous pensâmes d’abord qu’il y avait là quelque charogne immonde, mais quand nous le vîmes tirer à lui un lambeau d’étoffe, un saisissement nous prit et nous chassâmes le carnassier.

Il faut avoir vu cent fois depuis des horreurs semblables pour ne pas reculer devant le récit de ce que nous trouvâmes sous le monceau. Après avoir enlevé du pied et de la main des débris de meubles pêle-mêle entassés et qui brûlaient encore, une épaisse fumée nauséabonde monta de dessous nous et faillit nous renverser. Une masse noire qui avait gardé la forme humaine et dont le vent chassa une volée de cendres, parut alors à nos regards. Dans ce sombre paquet, couché à plat, s’indiquait la silhouette d’un homme ou d’une femme, on n’aurait su le dire, car le feu avait calciné jusqu’aux vêtements. L’odeur était dès lors expliquée : c’était celle de la chair brûlée.

Quelqu’un de nous ayant touché à la tête pour la soulever, éprouva à la main l’impression d’une peau tiède, et tout à coup la tête se détacha en poussière. Le contact de mon soulier suffit à effondrer les reins, et je les vis s’ouvrir, comme un tas de feuilles sèches que repousse le balai. Des étincelles rouges pétillaient en cet endroit, comme celles qui flambent dans les sarments, au moment où l’on retire les pains du four. Nous fûmes certains dès lors que le feu continuait à ronger par dessous cette rôtie humaine.

J’examinai le lambeau que le chien avait attiré à lui ; c’était un peu d’étoffe brune maculée de sang, qui ne révélait rien. Une crosse de fusil que je ramassai à la hauteur de ce qui avait été les bras du cadavre m’en dit davantage : c’était la crosse longue et plate d’une de ces canardières à hauts canons qu’on trouve pendues à la cheminée des paysans. Et, comme des gens qui, en marchant à travers la forêt, ont trouvé un homme sans vie dans le taillis et conjecturent le genre de mort qui l’a frappé d’après les indices qui sont à l’entour, nous pensâmes que cet homme ou cette femme, ayant héroïquement combattu pour le salut du village, s’était traîné là, blessé, et n’avait pu fuir l’incendie.

Des passants s’étaient arrêtés pour regarder, et l’un d’eux nous dit :

— Ah ! ce fut un brave homme, celui-là, messieurs. Il est mort en faisant le coup de feu. Tout le monde le connaissait et on l’aimait à cause de son bon caractère. C’est Jean-Paul, le sabotier de Balan. Et quand il venait à Bazeilles, il ne manquait jamais de s’arrêter chez son parent, dans la maison qui est là à terre devant vous. Pauvre Jean-Paul, va ! La dernière fois qu’il y vint, ce fut pour tirer sur ces bougres de cochons, et voici maintenant qu’ils l’ont tué.