Alphonse Lemerre (p. 68-71).
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XIV


Je n’ai rien vu de plus désolant que la ruine de toutes ces maisons, hier encore prospères et tout à coup frappées de mort à cause de l’héroïque rebellion de quelques hommes. À l’horreur de l’incendie s’ajoutait la commisération pour tant d’existences éparpillées ou anéanties, et l’on voyait partout les traces de la vie qui avaient survécu à la vie même.

Une élégante habitation, dont la façade décorée de moulures surplombait, laissait voir au rez-de-chaussée trois chambres à la file, sans meubles, avec des trous dans les plafonds et des écorchures dans les planchers. Au bout s’ouvrait en forme de serre un cabinet dont la coupole en fer seule était restée debout. Un cadre d’or, hâlé par les fumées, pendait à la muraille et nous vîmes dans le cadre le portrait demi grillé de la dame de la maison. Alors que tout le monde des menues choses où vit la femme s’était envolé en cendres autour de celle-ci, sa triomphante et douce image subsistait comme un souvenir sur une tombe.

Devant une maisonnette de villageois, la chaise à fermoir d’un enfant avait roulé, et, près de là, accrochée à un pan de mur, vacillait une cage d’oiseau où l’oiseau, rigide, faisait un petit tas brun. Le pied heurtait à tout moment des débris de meubles : comme des amis survivants, ils rappelaient les usages auxquels les morts les avaient fait servir. Des lambeaux d’habillements traînaient aussi par terre et le vent les roulait sur la chaussée, parmi le tourbillon des poussières.

Quelque chose s’écroulait constamment autour de nous, et le bruit que cela faisait en tombant n’avait pas cessé qu’un autre écroulement recommençait. Tantôt c’était un pignon de maison qui versait sur le chemin, et tantôt un pan de mur qui s’affaissait sur lui-même. Et chaque fois une grande fumée montait, piquée d’un fourmillement d’étincelles rouges qui sortaient en crépitant des bois grillés. L’odeur du brûlé se répandait alors plus fortement dans l’air et l’on sentait aussi par moments une autre odeur, indéfinissable et vague.

Deux auberges avaient gardé leurs enseignes et le feu n’avait pas effacé partout sur les murs le nom des habitants. Des charrettes chargées, les unes de tonneaux, les autres de bois, attendaient devant les portes le moment qu’on y mît les chevaux. Une jolie maison, à contrevents verts, était précédée d’un jardin, les délices du maître, car les fleurs s’y enroulaient en corbeilles. L’incendie les avait épargnées ; mais il n’avait pas épargné la maison dont l’intérieur avait croulé. Le vieux bonhomme qui chaque matin descendait en robe de chambre arroser ses plante-bandes ne remontera plus l’escalier en cendres.

Des tuyaux de cheminée grimaçaient dans le crépuscule fumeux, tordus, rechignés, penchés en arrière, sur des rebords de toits pantelants. L’ensemble de ces ruines dentelait de déchiquetures fantasques et rayait de hérissements farouches le soir blême. Quelques écussons de cuivre, mordus par le feu, pendillaient ça et là à des tringles de fer rouillées et grinçaient quand le vent les secouait. Une brunissure mate charbonnait de haut en bas de longues traînées droites les bouts de murs à fleur de rue. Dans l’ombre ces brunissures devenaient des tranches noires qui plaquaient de tons profonds les décombres. L’alternement des noirs et des clairs faisait penser à un vaste damier inégalement marqueté.

Nous trouvions à tout bout de champ des ossements et nous tremblions de reconnaître des restes humains. Tant que nous nous tînmes au milieu du chemin, ce ne furent que des carcasses de chiens, de chèvres, de porcs, de moutons, de bœufs et de chevaux. Quand nous voulûmes pénétrer à travers les décombres, nous fûmes saisis d’horreur.

Ce n’est pas vrai que tout le village avait fui : les vieilles gens ne marchent pas aussi vite que l’incendie. Il reste, d’ailleurs, toujours du monde dans un village incendié, des enfants, des malades, des impotents, des femmes et des vieux, et de ceux-là nous avons foulé les vertèbres dans Bazeilles.