Alphonse Lemerre (p. 64-67).
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XIII


Bazeilles, à cette heure du jour, était sinistre.

Une grande rue, qui est la route de Sedan, traverse le village et le coupe en deux jusqu’à la bifurcation d’une autre route, laquelle est sur la gauche, se prolonge un certain temps entre deux bordures de maisons et file ensuite à travers champs.

Quand nous débouchâmes devant Bazeilles, la grande rue s’ouvrait droit devant nous, et comme les dernières maisons du village sont plus basses que les premières, à cause de la pente assez rapide de la route, du point où nous étions nous embrassions Bazeilles tout entier.

Deux rangées de façades noires et inégalement entamées par le feu, dentelaient le ciel gris ; et au milieu, interceptée ça et là par des décombres, luisait la chaussée, lavée par la pluie.

Les toits, comme des vertèbres de squelettes, profilaient en noir leurs charpentes brisées ou laissaient béer sur le vide leurs lucarnes décapuchonnées. Des pans de murs, tapissés de papier à fleurs et sillonnés de cette suie qui marque la place des cheminées, se dressaient, on ne sait comment, parmi des confusions où l’on entrevoyait des portes, des fenêtres, des éclats de planchers et des rampes d’escaliers. Des cages d’escaliers, renversées sur le côté, ouvraient sur des paliers effondrés des portes que le vent secouait. On voyait de grosses poutres calcinées qui étaient tombées sur des bouts de murs et s’y maintenaient en équilibre. Une grande muraille, ébréchée dans le milieu, et dont la peinture imitait l’échaillon, laissait voir par cette brèche, comme par l’ove d’un cadre, une succession de plans ruinés. Et quand un mur obstruait la vue, il y avait toujours une crevasse ou le trou d’une croisée qui permettait de voir plus loin.

Le village ressemblait à une vaste carcasse à laquelle il ne pend plus que des lambeaux, et les pierres qui restaient encore l’une sur l’autre étaient comme des déchiquetures de chair. On songeait à ces papiers brûlés qui s’agitent pendant quelque temps dans le feu, troués et tailladés par la pointe des charbons, puis s’éparpillent dans une nuée de petites cendres. Et Bazeilles avait, en réalité, cette couleur de papier brûlé, roussâtre et noire.

Ce qui demeurait des façades était sillonné par de grandes lèches noires et fumait comme un poil de bête. Partout se levaient, de dessous les décombres, de petites fumées brunes qui tirebouchonnaient en l’air et parfois se massaient aux coups de vent.

Les bois gisaient à terre par grands tas, formant des encombrements noirs sous lesquels on entendait le bruit de bouilloire du feu qui dort. La pluie, à force de verser, avait poli les solives exposées à la fumée d’une sorte de vernissure sombrement luisante qui leur donnait l’apparence de l’ébène. Et tout cela, poutres, planches, traverses d’appui, lattes des plafonds, boiseries, hérissait, d’une broussaille qui flambait par moments, les monceaux de pierre et les gravats écroulés.

Nous descendîmes dans Bazeilles.