Alphonse Lemerre (p. 59-63).
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XII


Nous remerciâmes les pauvres gens qui nous avaient réchauffés à leur feu, et nous nous remîmes en route.

Sur notre droite, à une portée de fusil de la route, se montrèrent les toits plats et le clocher ardoisé d’un village où des cheminées fumaient. Devant le village, des champs s’étendaient, dévastés et portant des traces de campement.

La plupart des arbres qui croissaient dans ces champs avaient été coupés par la mitraille ou abattus pour les feux de nuit.

Nous nous trouvions en présence d’un nouvel engagement et il nous sembla, cette fois, que le nombre des armes prussiennes abandonnées était proportionnel au nombre des armes françaises que nous trouvions aussi sous nos pieds.

La vue d’une troupe de gens et d’animaux qui suivaient un petit chemin venant du village et aboutissant à la chaussée, nous arracha un instant à la pensée des choses dont ces lieux avaient dû être témoins.

Quelques hommes étaient à cheval, les autres cheminaient à pied ; ils marchaient en deux compagnies, régulièrement, du pas rhythmé des soldats.

Dans l’espace qui séparait les deux compagnies, des moutons, au nombre d’une trentaine, trottaient, bêlant. Derrière les moutons, un grand bœuf marchait gravement. Et par moments un paysan, qui avait plutôt l’air d’un vagabond aux mains des gendarmes, allongeait un coup de fouet dans le tas.

Ce convoi de réquisition passa et peu après disparut dans l’allée du lazaret que nous venions de quitter.

Nous longions alors un bois de taillis bordé d’une ceinture de haies. Ce bois, assez profond, se reliait au village et faisait partie d’un domaine privé. Les haies, brisées sur presque toute leur longueur, paraissaient avoir servi d’abord à masquer des tirailleurs : on tirait vraisemblablement sur la plaine qui se déploie devant.

Une grêle de balles avait labouré les taillis. Les gros arbres, criblés comme les cibles des tirs, laissaient voir en éclats le bois sous l’écorce, et les petits, coupés en deux, jonchaient le sol de bourrées.

En face, la plaine montait à travers des labourés jusqu’à l’horizon livide. Une dizaine d’hommes, parmi lesquels il y avait des paysans français et des troupiers allemands, se mouvaient autour de vastes fosses où l’on achevait d’enterrer les morts. Des chevaux hérissaient les terres brunes de leurs charognes couchées jambes en l’air, et par moments une odeur nauséabonde nous arrivait avec le vent.

Le jour baissait ; comme il arrive par les temps de pluie, à mesure que la plaine s’obscurcissait, des clartés aiguës comme des tranchants de glaives blanchissaient les nuées du ciel.

Des caissons sur trois roues et des affûts de canons brisés projetaient dans le crépuscule leurs silhouettes grandies démesurément par l’heure. On eût dit d’énormes paralytiques tendant leurs moignons sur des lits d’hôpital. Et l’horreur croissait.

Une aventure bouffonne se jeta en travers de ces sombres contemplations. Elle nous prouva que les paysans n’avaient pas tout à fait tort quand ils nous avertissaient de nous mettre en garde contre les hasards du chemin.

L’un de nous, ayant découvert un lapin dans un buisson, tira son revolver et tua le lapin.

Le coup parti, une demi douzaine d’Allemands sortirent en courant d’un bouchon qui était sur la route et nous tombèrent sur le dos, en criant et gesticulant.

Tant que nous leur parlâmes français, ils voulurent avoir le lapin que nous leur disputions de notre mieux et ils disaient :

— Ya ! Ya ! Lapin pour nous !

L’un de nous qui baragouinait l’allemand leur expliqua que nous avions plus que personne des droits au lapin, puisque nous l’avions tué. Ils se mirent à rire et finirent par nous demander du tabac. Seul, un gros garçon qui avait l’air d’un marmiton et qui roulait des yeux comme des boules de loto, bégayait avec une lippe juteuse :

— Ya ! Ya ! Lapin rôti ! Très bon ! Avec des prunes !

Nous filâmes et ils se mirent à battre le buisson à la recherche d’un second lapin.

Il était cinq heures et demie quand nous arrivâmes devant Bazeilles.