Alphonse Lemerre (p. 26-32).
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VI


Quand on a dépassé La Chapelle, on trouve en contrebas de la route, à droite et à gauche, des plaines onduleuses qui tantôt se renflent en collines et tantôt se creusent en vallées.

De part et d’autre, néanmoins, elles s’élèvent par des pentes insensibles jusqu’à l’horizon où elles forment de vastes buttes délinées en lignes presque droites.

À cette époque de l’année il ne restait plus aux champs que des légumineuses et des fourragères ; et les terres à céréales, hérissées d’un fouillis de tiges coupées à ras du sol, s’embroussaillaient dans une teinte roussâtre.

Aussi loin que portaient les regards, on n’apercevait que terrains dévastés.

Les carrés de légumes, bouleversés par le sabot des chevaux et le soulier des fantassins, s’amalgamaient dans une glaise lie-de-vin, avec un hachis de verdures et de racines confuses ; et le piétinement s’étendant de proche en proche, finissait par se noyer dans l’uniformité morne de la plaine.

Tout au bout, les grandes buttes apparaissaient, plaquées de tons jaunes, semblables à ceux des défrichements de bois vus à distance, avec la tache claire des racines tranchées et le bossèlement pelé du sol. Au bas des buttes, des tas noirs se massaient, que le brouillard empêchait de distinguer nettement.

Nous avancions dans la terre retournée comme par un labour, péniblement, et tout à coup, vers la gauche, elle prit la viscosité molle d’un mortier largement mouillé ; aux sillons des roues nous reconnûmes qu’un parc d’artillerie avait campé ou manœuvré dans cet endroit.

Par surcroît, un petit bois qui avance en pointe de ces côtés était jonché de branchages et d’écorces d’arbres.

Il y avait eu là une action.

Nous ne distinguâmes d’abord par terre que des tessons de bouteilles, des ossements de bêtes tuées, des bidons de cantine et la cendre des bois qui avaient servi à faire les feux.

Mais plus loin, des timons de charrettes, des sacs, des morceaux de vêtements, des crosses de fusils, des baïonnettes sans pointe, des sabres sans garde, des souliers, des longes, des étriers, des fers de chevaux formaient un fouillis.

Dans un pli de terrain quelques centaines de piquets s’alignaient, fichés en terre, sur une double rangée ; et c’était particulièrement le long de ces piquets que la terre, très remuée, semblait avoir été passée à un âpre et violent hersage. À tout bout de champ nous glissions dans des mares rouges, accrues par la pluie, et faites de sang et d’urine mêlés, dont le dessus bouillonnait, avec des claquements secs de petites vésicules crevant à l’air. Et de la paille croupissait dans ces flaques, répandant une forte odeur chevaline.

Évidemment nous étions dans un campement de la cavalerie.

À mesure que nous marchions, les traces des feux de bois devenaient plus fréquentes.

La plupart avaient été allumés pour la cuisine du soldat.

Il n’était pas rare, en effet, de trouver, près des cendres, des peaux et des graisses de bêtes, ou bien dans les cendres mêmes, des pommes de terre rôties avec la pelure.

Au loin, de confuses masses blanches et brunes pommelaient la colline, tranchant sur la verdure d’un pré. Une de ces masses semblait bouger.

Je m’armai de ma lorgnette et vis quatre chevaux attelés à un affût, desquels trois avaient été probablement tués par un obus. On distinguait très bien les efforts que faisait le quatrième pour se dégager des traits ; mais autant qu’il me parut, une de ses jambes avait été emportée, et on l’avait laissé là pour qu’il crevât. Des sacs et des shakos avaient roulé en avant de lui.

Et tout à coup, la distance ayant diminué, un spectacle autrement lamentable s’offrit à notre attention.

Les trois tas noirs, entrevus tout à l’heure, au bas des buttes, étaient à présent trois cadavres d’hommes, à demi-aplatis, noyés dans les tons bruns du sol. La face d’un des cadavres faisait seule sur le noir du champ un trou blanc, immense.

Et nous vîmes ceci :

Celui qui était le plus rapproché des chevaux avait chu sur le dos et l’on ne distinguait que ses deux jambes repliées, les genoux en l’air.

Le second, étendu sur le ventre, reposait à plat, les bras étendus, et ne laissait voir que son dos et son occiput.

Le troisième était tombé sur le flanc et avait mis pour mourir son bras sous sa tête.

La mort, dans la solitude de ces plaines, par cette petite pluie qui embrouillait tout, sous ce ciel d’un gris qui ne finissait pas, donnait au paysage une rigidité terrible.

Si petit qu’il apparaisse, le cadavre remplit le ciel et la terre d’une inexprimable horreur.

Je n’ai jamais mieux senti combien un homme est peu de chose dans la nature, et cependant combien il est grand dans la société.

Ces trois êtres, vagues charognes aujourd’hui, que la pluie et les vers désagrégeaient minute par minute, n’occupaient sur la vaste colline qu’une parcelle de terre presque invisible à l’œil nu, et pourtant leurs trois destinées, soudainement brisées, laissaient peut-être derrière elles une idée, une mission ou simplement un labeur qu’aucun autre n’achèverait jamais.

L’éloignement d’ailleurs et l’épaisseur du brouillard ne permettaient plus même de conjecturer au service de quel despotisme ils avaient saigné.

Nous rencontrâmes plus loin des huttes en paille dont la plupart tenaient encore parfaitement et qui étaient construites au moyen de trois piquets réunis en faisceau.

L’eau n’avait pas percé au travers : nous nous reposâmes un instant dans la plus grande, après avoir allumé un feu de brandes auquel nous séchâmes nos habits.

Indubitablement la plaine que nous venions de parcourir avait été le théâtre d’un engagement ; la masse des vivres laissés sur le champ et les fragments d’équipement jetés çà et là pêle-mêle, indiquaient en outre un délogement rapide, compliqué d’une déroute.

Les huttes de paille, au contraire, intactes dans le bouleversement général, semblaient marquer une occupation postérieure au délogement.

Sans renseignements et abandonnés à nos seules investigations, nous cherchâmes à nous retracer ce qui s’était passé en cet endroit.

Les feux, foulés aux pieds et garnis encore de la cuisine du soldat, flambaient au moment où parut l’ennemi.

On ne l’attendait pas : une débâcle s’en était suivie.

Et comme pour confirmer ces suppositions, sur un large parcours, les talus étaient défoncés par le galop de la cavalerie. Elle avait traversé la route et s’était jetée dans les plaines qui sont de l’autre côté.