Alphonse Lemerre (p. 33-39).
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VII


L’auteur de ces lignes tient particulièrement à leur garder le caractère de notes, et il ne veut ni philosopher, ni conjecturer, ni inventer. Il raconte ce qu’il a vu et il le raconte comme il l’a vu, le plus simplement qu’il peut, sans exagération.

Il était deux heures de l’après-midi quand nous débouchâmes dans les Fonds de Givonne. Le bourg se compose d’un cent ou deux de maisons, plantées en deux files inégales sur les pentes de la chaussée ; et de grands arbres régulièrement alignés se massent sur un terre-plein, après les dernières maisons, faisant vis-à-vis à la façade blanche d’un château.

Le drapeau de Genève flottait sur le pignon : le château avait été transformé en lazaret.

Des troupes allemandes occupaient les Fonds et les maisons étaient pleines de soldats : on les voyait, en bras de chemise, accoudés sur le rebord des fenêtres, fumer la pipe. Par les croisées étroites et basses des rez-de-chaussée, on apercevait aussi, autour de la table de famille, les maîtres du logis debout et les Prussiens assis, prenant ensemble leur repas. Des portes ouvertes sortaient des bruits de voix ; la soldatesque se chamaillait. Et mélancoliquement un cornet à piston trompettait un air du pays, très lent, qu’entrecoupaient les clairons grêles, au loin. Ailleurs, un gros Bavarois doux et barbu s’amusait à faire sauter sur sa tête un gamin qui pleurait, riant beaucoup, ce gros gars, de la frayeur qu’il causait. Dans une grange transformée en écurie, quatre gaillards étaient plantés devant un cinquième qui avait une cravache à la main et tapait du pommeau sur la porte de la grange. Et ce cinquième se démenait furieusement, en hurlant les notes d’un chant. Les quatre autres, de tout jeunes gens, ouvraient de larges bouches, et les yeux roulant dans la tête, répétaient les notes de l’homme à la cravache. Au bout de quelques minutes, après qu’on eut recommencé plusieurs fois, les cinq hommes partirent d’accord et entamèrent un refrain d’une voix rauque.

À chaque instant, des soldats arrivaient de l’extrémité de la rue, portant des bottes de paille sur le dos ; d’autres, les manches de la chemise retroussées, revenaient de la fontaine avec des seaux dans les mains ; et quelques-uns, armés de balais, nettoyaient les rigoles des écuries. Il y en avait qui pansaient leurs chevaux ou brouettaient les fumiers du côté des trous à purin.

Raide en selle, un cavalier posait devant la porte d’une maison. Un sous-lieutenant parut à la fenêtre et lui remit un pli. Le cavalier fit le salut militaire et partit à fond de train. Le cliquetis des fers se mêla un moment aux aigres sonneries des cuivres.

Puis quatre dragons débouchèrent d’une ruelle, tenant leurs montures par la bride. Un d’entre eux qui avait des galons donna un ordre. En un instant les trois autres furent à cheval, le mousquet au poing, et la petite troupe descendit au trot la chaussée.

Nous atteignîmes l’issue du bourg.

Sur la place, devant le château changé en lazaret, plusieurs voitures d’ambulances stationnaient.

On descendait les blessés.

Les voitures étaient de différentes sortes : les unes, simples chariots remplis de paille, servaient aux moins grièvement blessés ; les autres, grands caissons suspendus sur ressorts et divisés en compartiments qui ressemblaient assez aux tiroirs des cabines de navires, recevaient les malheureux qu’on avait déjà amputés ou que des blessures graves ne permettaient pas d’exposer aux cahots des chariots.

Soldats, infirmiers et médecins supportaient sur leurs épaules et leurs bras tendus les corps mutilés qu’on relevait un à un, au milieu des hurlements et des lamentations, du fond de la paille sanglante.

On les mettait ensuite sur des brancards.

Je suivais des yeux par la grande porte du lazaret, la sinistre procession des blessés tordant leurs moignons et des porteurs courbés sous les bricoles. Lentement les groupes décroissaient dans la vaste cour, masses noires et douteuses, montaient un perron en raidissant leurs bras pour maintenir horizontalement les brancards, et comme des ombres rentrant au sépulcre, disparaissaient dans la profondeur des corridors. Et pendant que les porteurs, cadençant leur marche, battaient le pas pour que l’un n’allât pas plus vite que l’autre, des hurlements se mêlaient au bruit régulier de leurs talons sur le pavé.

Parfois quelqu’un retirait de la paille une jambe, un bras ou une main. Il y avait des moments d’épouvantable confusion.

— À qui ? demandaient les infirmiers.

— À moi, râlait une voix.

De certaines fois, personne ne répondait.

Sur un brancard s’étalaient quatre ou cinq de ces horribles débris non réclamés, et des blessés les regardaient, blêmes, les sourcils levés, pensant au martyr de leur propre chair.

Tout à coup il se fit un mouvement.

Un soldat français était demeuré dans un caisson. Deux hommes montèrent, robustes, carrant leurs épaules, comme pour une besogne difficile.

La porte du funèbre wagon était large ouverte et des brassards se pressaient devant, guettant le moment de venir en aide.

— Hé ! Grupet ! prends-le par les épaules… Comme ça ! dit un du groupe.

Les infirmiers allèrent à quelque chose qui gisait dans le coin et firent le geste de détacher des liens. C’était le blessé, qu’il avait fallu attacher, à cause d’une fièvre cérébrale furieuse.

Une lutte s’engagea : on entendait un piétinement mou et sourd.

— Hardi ! Aïe donc ! cria le groupe.

Le gaillard, d’un grand mouvement, s’était jeté à bas de son grabat, et, debout, avec des grincements de dents et des cris exaspérés, se débattait contre les infirmiers. La chair frappée claquait dans l’obscurité, avec un bruit gras, étouffé. Ils hélèrent.

Deux hommes grimpèrent.

À quatre alors, s’arc-boutant, on s’empara du malheureux qui, entouré de bras puissants, pieds et poings liés, apparut sur le seuil de la voiture en poussant des hurlements de bête, écarlate, les yeux convulsés, ayant de l’écume aux lèvres.

Cinq minutes auparavant, j’avais vu un officier français se dresser sur la civière où on l’avait couché et arracher des mains d’un prussien sa jambe coupée en criant :

— Touchez pas ! C’est ma jambe ! Heu ! heu !

Et tous ceux qui avaient passé devant moi depuis un quart d’heure, répétaient :

— Tuez-moi ! La mort ! La mort ! Une balle dans la tête ! Heu ! Aïe ! Heu ! Tuez-moi, pour l’amour de Dieu. Heu ! Il n’y a pas de Dieu ! Je souffre trop, nom de Dieu ! Par pitié, jetez-moi là ! Je n’en puis plus !

Et voilà ce qui apitoyait les médecins eux-mêmes, car aucun amphithéâtre ne leur avait montré tant de douleurs à la fois, et ils mordaient leurs moustaches, les sourcils froncés.