Alphonse Lemerre (p. 23-25).
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V


Une chaussée qui va s’élargissant de droite et de gauche entre deux rangées de maisons et forme place devant une vieille et noire église, voilà La Chapelle.

Un ciel lourd, quadrillé de pluie, estompait les maisons et l’église : çà et là, des carcasses de toits brisés se profilaient sur les nuages gris. Une surtout, entièrement évidée, comme une sculpture gothique démesurée. Partout, d’ailleurs, les petites façades jaunes étaient égratignées d’éraflures de balles ; le plâtras croulé laissait voir à nu la brique, comme un moignon. Vis-à-vis l’église, un barbier avait eu ses vitres cassées ; près du barbier, une femme, qui regardait de la fenêtre la mitraille voler au loin, avait été renversée par l’entrée d’un obus. On voyait très bien le trou rond qu’avait fait l’obus à la gauche de la fenêtre, et il ne restait plus au châssis de la croisée qu’un morceau de vitre et un bout du montant. Ce petit tableau froid et nu faisait mal à voir.

Une clarté aigre polissait le rebord des toits et les bois de charpente gisant dans la rue luisaient humidement. De longues lézardes dentelées en scie crevassaient les quatre murs de l’église, avec des baies régulières et larges dans le haut. On pouvait suivre l’enchevêtrement des charpentes dans la partie qui avait sauté, et une nuée de briques s’était aplatie devant la porte cintrée, placardée aux deux côtés d’affiches pastorales.

Deux Prussiens, dont l’un fumait sa grosse pipe de porcelaine à fleurs sur une chaise renversée en arrière et l’autre, à genoux et les mains aplaties contre terre, soufflait sur un feu de bois mouillé pour le faire prendre, étaient les seules figures apparentes dans cette désolation. Par intervalles pourtant une tête s’allongeait derrière la haie et un paysan montrait le bout de ses épaules, regardant tout sans rien voir, l’œil en dessous.

Le village avait fui ; les portes étaient partout ouvertes. Une désolation de cimetière s’était appesantie sur les demeures vides et par de là continuait, dans les sillons de la terre brune, solitaire.

On sait que toute une demi-journée le canon avait tonné derrière La Chapelle, et le soir, les gens du village avaient vu rougeoyer des clartés d’incendie dans le ciel.