Alphonse Lemerre (p. 20-22).
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IV


Un autre spectacle nous attendait plus loin. Comme nous venions d’atteindre le point de la route où s’embranche la chaussée qui va vers Florenville, nous aperçûmes une quinzaine de chevaux attachés les uns aux autres par le col ou la queue et conduits par deux paysans patibulaires.

J’eus plus tard, dans cet horrible pèlerinage, des angoisses et des secousses sans cesse renaissantes ; mais je n’oublierai jamais le cheminement de ces bêtes, victimes de la brutalité des hommes.

Un reste de vie entrechoquait les os de leurs affreuses carcasses. Ils étaient tous troués d’éclats d’obus, le ventre ouvert, sans yeux, les mâchoires fendues, avec des plaies rouges, et, par un trou rond, l’un d’eux laissait aller le bout d’un boyau. On eût dit plutôt des déchiquetures d’êtres vivants, et ils se traînaient lamentablement en boitant et laissant du sang sur la route.

Leurs conducteurs, sinistres ramasseurs d’épaves, les avaient raccolés dans les campagnes et les conduisaient à l’abattoir. Peau et viande compris, ils avaient supputé que l’équarrissage paierait, avec un surplus qui serait leur gain, les frais de la douane.

Les bêtes s’étant arrêtées un moment, il fallut les mettre en branle. Dur effort. Les croupes s’affaissaient, les têtes pendaient à terre, un commencement d’agonie les immobilisait.

Les hommes tapèrent alors à coups de trique. Les vertèbres sonnaient comme du bois. Cette boucherie énorme remua enfin, mais un grand bai-brun, qui avait la jambe cassée, tomba tout à coup, entraînant avec lui un mulet dont les reins étaient écrasés ; nous coupâmes les cordes et la funèbre procession repartit, le bai-brun et le mulet en moins, qui restèrent sur le chemin.

Nous poursuivîmes vers la Chapelle.

La route était couverte de monde. Hommes, femmes, enfants fuyaient. Par moments on entendait un grand roulement : c’était une ambulance qui passait. De maigres chevaux traînaient des carrioles où l’on avait entassé des lits, des bahuts, des mées : les mâles, chargés d’ustensiles, marchaient à côte. Un vieil homme ou une vieille femme levait parfois son bâton au passage de ces déménagements et demandait à monter, avec un sourire humble. Un paysan, la hotte au dos, s’était attelé, côte à côte avec son bidet, au haquet où s’accroupissait sa famille, et fraternisait au coup de collier, suant, criant miséricorde par toute sa maigre et hâve silhouette. Des fils emportaient leur père sur leurs épaules et les petits enfants s’accrochaient aux jupons des mères. Il y avait des groupes harassés qui se reposaient dans la boue du chemin.

Au détour d’un sentier, un cheval mort mit soudainement sa silhouette crispée. Il avait roulé du talus, dans une flaque d’eau. C’était le premier. Le défilé des cadavres ne devait commencer qu’après La Chapelle.