Alphonse Lemerre (p. 16-19).
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III


Quand on a gravi la côte qui va vers La Chapelle et qu’on a atteint le plateau d’où Bouillon se découvre pittoresquement au fond de son entonnoir, on se trouve dans une vaste plaine bouquetée çà et là de massifs d’arbres et veuve d’habitations.

Marchez cependant : vous verrez bientôt à votre droite les commencements d’une lisière de bois, et devant cette lisière de bois, une grande ferme où les paysans français ne manquent jamais de prendre une chope quand ils passent la frontière.

La frontière n’est elle-même qu’à quelques coups de fusil de là, aisément reconnaissable à un grand poteau peint en blanc, avec deux bras, dont l’un porte cette inscription : France, et l’autre, Belgique.

Il y avait devant la ferme dont je parle un encombrement de carrioles et de charrettes ; des chevaux, mal abrités par des hangars improvisés, recevaient à cru sur leur croupe la pluie qui ne cessait de tomber. Et des flaques d’urine s’étendaient, rouilleuses, découlant partout.

Nous pénétrâmes dans la petite chambre noire où l’on a coutume de s’asseoir pour vider son broc. Un grand feu de bois rougissait les vitres.

La chambrée était compacte et sérieuse. Je vis, collées au feu, quelques silhouettes de vieilles gens qu’une inexprimable angoisse semblait avoir rendues idiotes. Elles se tenaient immobiles, les mains sur les genoux, ayant on ne sait quelle épouvante dans les yeux.

Chaque fois que la porte s’ouvrait, ces douloureuses figures dressaient la tête du fond de l’ombre et regardaient ceux qui entraient, inquiètes, redoutant de nouveaux malheurs.

Des mères, des filles, des hommes, se mêlaient à ce groupe sombre. Les uns se lamentaient et disaient que les Prussiens leur avaient tout enlevé ; les autres se taisaient ou marmottaient dans les dents des mots, des chiffres, de vagues litanies. De petits enfants à demi nus se pressaient dans les genoux des aïeules, devant l’âtre, et réchauffaient à la flamme leur corps trempé de pluie. Dans un coin, une pauvre femme en haillons pressait de sa main, contre la bouche d’un nouveau-né, sa mamelle aux pointes pâles. Et chacun pensait à sa propre peine, indifférent à celle des autres.

Par moments, un long gémissement sourd s’entendait, entrecoupé par des silences et des sanglots.

C’étaient des villageois de Givonne, de La Chapelle et de Balan qui avaient fui, traqués par les uhlans, les uns à pied, les autres dans les charrois que nous avions aperçus devant la ferme, et ils attendaient les choses prochaines, infiniment navrés et doux.

La mère du nouveau-né, à peine sortie des relevailles, avait été arrachée de son lit et battue à coups de sabre. D’horreur son lait s’était tari dans son sein ; et elle pétrissait sa chair maternelle, comme un fruit vide de son jus, machinalement.

Alors, une femme, grande et bien vêtue, que j’avais à peine entrevue jusque-là, se leva du milieu de trois enfants qui se cachaient dans ses jupes et alla vers cette misère.

— Donnez, madame, lui dit-elle, j’en ai pour un, Dieu m’en donnera pour deux.

Et, dégraffant sa robe, elle mit le petit sur sa poitrine.

Le logis était encombré : dans la paille des écuries, les hommes et les chevaux couchaient pêle-mêle. Les femmes seules avaient des grabats et nuitaient dans les chambres.

En sortant, nous trouvâmes à quinze pas de là, devant un feu de bois que la pluie étouffait à chaque instant, une famille entière ventrée dans la boue, sous deux charrettes qu’on avait couvertes de branches en manière de toiture.

Sur le feu rôtissaient des pommes de terre ramassées dans les champs. Les enfants criaient. La mère sanglotait. Et brusquement l’homme apparut, disant qu’il revenait de Bouillon où il avait vainement cherché du travail.