Les Bretons/Les Quêteurs

Les BretonsAlphonse Lemerre, éditeurvol. 2 (p. 20-29).

CHANT DEUXIÈME

LES QUÊTEURS.


La quête du vicaire. — Le clerc Loïc Daûlaz et deux notables l’accompagnent. — Belle matinée de juin. — Arrivée et bonne réception chez hoël. — Sa femme Guenn-Du et ses filles. — Travaux rustiques. — Viennent d’autres quêteurs. — Le taureau de Ker-Barz. — Ce que disaient à part deux jeunes gens. — Départ du village. — Confession de Loïc. — Retour au presbytère.


Un jour de la semaine, après cette humble fête,
Le vicaire partit pour faire au loin sa quête.
 
Deux notables de Scaer, leur bâton à la main,
Décemment habillés, l’escortaient en chemin,
Et derrière eux Loïc conduisait par la bride
Le cheval, qui suivait d’un pied boiteux son guide,
Comme s’il prévoyait qu’en retournant au bourg
Son double bât d’osier, le soir, serait plus lourd.
L’aube pointait, la terre était humide et blanche,
La sève, en fermentant, sortait de chaque branche,
L’araignée étendait ses fils dans les sentiers
Et ses toiles d’argent au-dessus des landiers.
Première heure du jour, lorsque, sur la colline,

La fleur lève vers toi sa tige verte et fine,
Que mille bruits confus se répandent dans l’air,
Et que vers l’orient le ciel devient plus clair,
Heure mélodieuse, odorante et vermeille.
Première heure du jour, tu n’as point ta pareille !

Ainsi tout s’animait ; hommes, femmes, enfants,
Sortaient de leur village et s’en allaient aux champs.
En passant, chacun d’eux saluait le vicaire.
Quelques-uns l’arrêtaient pour causer d’une affaire,
De leurs foins déjà mûrs, de la belle saison ;
Ils lui disaient aussi d’entrer dans leur maison,
Qu’il serait bien reçu ; puis, à chaque notable,
Qu’un verre de bon cidre était prêt sur la table.
Bientôt le soleil d’or parut. Son globe en feu
Embrasa devant lui l’espace vide et bleu ;
Sur la terre à longs traits il pompa la rosée ;
Et quand toute sa soif enfin fut apaisée.
Des bords de l’horizon l’astre silencieux
Avec tranquillité s’éleva dans les cieux.
Alors tout fut chaleur : les herbes et les plantes
Inclinèrent encor leurs têtes nonchalantes,
Et les quêteurs, marchant au milieu des épis,
Penchaient comme eux leurs fronts par le hâle assoupis.
 
Sous les chemins boisés, fatigués de leur course.
Parfois ils s’arrêtaient, ou bien près d’une source
Qui coulait fraîchement sur un lit de cailloux ;
Car sans cesse on ne voit et l’on n’entend chez nous
Qu’eaux vives et ruisseaux, et bruyantes rivières ;
Des fontaines partout dorment sous les bruyères :
C’est le Scorff tout barré de moulins, de filets,

C’est le Blavet tout noir au milieu des forêts ;
L’Ellé plein de saumons, ou son frère l’Izôle
De Scaer à Kemperlé coulant de saule en saule,
Et de là, pour aller ensemble à Lo’-Théa,
Formant de leurs beaux noms le doux nom de Létà ;
C’est l’El-Orn que la mer sale de son écume,
Et le triste Aber-Vrarh enveloppé de brume.
Dans le creux d’un chemin les deux vieillards assis
Sur les jours d’autrefois faisaient de longs récits.
Jours de troubles civils, de tourmente, de guerre,
Et que n’avaient pu voir Loïc ni le vicaire.
Ceux-ci restaient pensifs ; le plus jeune pourtant
Semblait d’un autre soin distrait en écoutant ;
Et le jour du Pardon (peut-être on se rappelle)
Comme ses yeux cherchaient le bas de la chapelle,
Durant ces entretiens ses yeux à l’horizon
Vers la forêt du Lorh cherchaient une maison.
Puis, tous s’étant levés, de demeure en demeure
Ils s’en allaient encore à la quête du beurre ;
Bien peu leur refusaient ; et souvent sur leurs pas
Eux-mêmes ils donnaient à ceux qui n’avaient pas.
Ils virent tour à tour Ker-Gôz et ses prairies.
Puis Ros-Zôz, le moulin aux collines fleuries,
Les terres du Moustoir et de Saint-Guennolé,
Et le hameau d’Hoël de ses arbres voilé.
 
Les voici dans l’enclos, au milieu du village.
Là, sous un châtaignier ouvrant son beau feuillage,
Ils entendent le bruit des haches, des marteaux,
Et les coups des faneurs qui redressent leurs faux.
Tous sont à l’œuvre. On scie, on façonne des claies,
Des fourches, ou des pieux pour soutenir les haies ;

Anna file son chanvre ; et, rieuse avec tous,
Léna berce Nannic qui dort sur ses genoux.
« Vraiment, vous aimez bien, Hélène, votre frère,
Dit en entrant le prêtre ; on vous dirait sa mère.
— Ah ! c’est notre bonheur, notre dernier enfant !
Nous serons vieux ici le jour qu’il sera grand.
Nous devons bien l’aimer. » La mère véritable
Tout aussitôt reprit d’une voix lamentable :
« Aimez-le aussi pour moi, pour notre père Hoël ;
Avant qu’il ait grandi nous serons dans le ciel. »
Et la mère se tut. La pieuse assemblée
Entendit ce propos et n’en fut pas troublée.
Ainsi que des chrétiens qui savent d’un cœur fort
Accueillir à son heure et la vie et la mort.

Hoël n’oublia point les antiques usages :
« Le ciel est tout en feu, dit-il ; et les gens sages
Viendront prendre avec moi le frais dans mon manoir.
— Hoél ! ferme ou château, plus d’un voudrait l’avoir :
Une bonne maison, bâtie en pierre grise.
Avec ses deux hangars au soleil bien assise,
Et, comme dit son nom, bâtie au coin du bois.
— C’est vrai, de père en fils ici nous sommes rois.
Pourtant les sangliers y font la guerre aux hommes,
Et la nuit les chevreuils viennent manger mes pommes.
— Jésus Dieu ! dit le clerc en entrant, le beau lit !
Ma mère avait raison : chez Guenn-Du tout reluit.
On pourrait se mirer dans vos bassins de cuivre.
Ici tout sent la cire. Hé ! n’est-ce pas un livre ?
— Oui, jeune homme, un gros livre ! Anna le lit souvent.
Dam ! nos sœurs de Kemper l’ont eue à leur couvent. »

Anne sur le bahut apporta du laitage,

Des crêpes de blé noir s’élevant par étage ;
Hélène aussi servit un grand morceau de lard ;
Et tous les serviteurs au régal prirent part.
L’âme du jeune clerc était pleine d’ivresse :
S’il ne lui parlait pas, il voyait sa maîtresse.
 
On finissait, quand Bleiz aboya tout cà coup,
Comme il faisait toujours à l’approche du loup.
Lilèz courut au chien, et, retenant sa chaîne :
« Les Tal-Houarn, nos parents, sont ici prés du chêne.
Ils ont pris le vieux loup ! — C’est bien, neveu Lilèz !
S’ils veulent faire aussi leur quête, amène-les. »

L’été, lorsque du ciel tombe enfin la nuit fraîche,
Les bestiaux tout le jour retenus dans la crèche
Vont errer librement : au pied des verts coteaux.
Ils suivent pas à pas les longs détours des eaux.
S’étendent sur les prés, ou, dans la vapeur brune,
Hennissent bruyamment aux rayons de la lune.
Alors, de sa tanière attiré par leurs voix,
Les yeux en feu, le loup, comme un trait, sort du bois.
Tue un jeune poulain, étrangle une génisse.
Mais avant que sur eux l’animal ne bondisse,
Souvent tout le troupeau se rassemble, et les bœufs,
Les cornes en avant, se placent devant eux ;
Le loup rôde à l’entour, ouvrant sa gueule ardente,
Et, hurlant, il se jette à leur gorge pendante ;
Mais il voit de partout les fronts noirs se baisser
Et des cornes toujours prêtes à le percer.
Enfin, lâchant sa proie, il fuit, lorsqu’une balle
L’atteint, et les bergers, en marche triomphale.
De hameaux en hameaux promènent son corps mort :
Tel le loup qu’on voyait ce jour-là dans Coat-Lorh.

Ô landes ! ô forêts ! pierres sombres et hautes,
Bois qui couvrez nos champs, mers qui battez nos côtes,
Villages où les morts errent avec les vents,
Bretagne, d’où te vient l’amour de tes enfants ?
Des villes d’Italie où j’osai, jeune et svelte,
Parmi ces hommes bruns montrer l’œil bleu d’un Celte ;
J’arrivais, plein des feux de leur volcan sacré,
Mûri par leur soleil, de leurs arts enivré ;
Mais dès que je sentis, ô ma terre natale !
L’odeur qui des genêts et des landes s’exhale,
Lorsque je vis le flux, le reflux de la mer,
Et les tristes sapins se balancer dans l’air.
Adieu les orangers, les marbres de Carrare !
Mon instinct l’emporta, je redevins barbare,
Et j’oubliai les noms des antiques héros.
Pour chanter les combats des loups et des taureaux !
 
Au-dessous de Ker-Barz, dans la prairie immense,
Qui, courant vers l’Izôle, au grand chemin commence,
Le loup entra la nuit, et, son coup achevé.
Partit repu de chair et de sang abreuvé ;
Un taureau (pour le frère et l’ami qu’il regrette.
Quel homme ferait mieux que n’a fait cette bête ?)
A l’instant où le monstre à travers les palus
S’échappait et d’un bond franchissait le talus.
Le taureau survenant à la fatale borne
Dans le ventre du loup plongea sa double corne,
Et là, durant deux jours, au-dessus du fossé,
Comme au bout d’une fourche il le retint fixé !
Et les chevaux, les bœufs, les vaches, les cavales,
S’attroupaient pêle-mêle, et tous, par intervalles,
Du côté des maisons galopaient pesamment,

 
Et poussaient à la fois un long mugissement.
Le village accourut : sur sa noble conquête
L’immobile taureau tenait encor sa tête,
Mais il s’était usé par un si rude effort,
11 releva son front, et puis il tomba mort.
 
À ce récit, des cris de joie et de colère
En l’honneur du taureau retentirent dans l’aire ;
Quelques-uns de plaisir secouaient leurs cheveux.
Ou comme pour lutter tendaient leurs bras nerveux.
Le vieil Hoël lui-même en riant dit au prêtre :
« Voici de braves gens, pour eux soyons bon maître !
Ils sont en vérité des pasteurs comme vous :
Vous nous sauvez du diable, ils nous sauvent des loups. »
 
Mais tels étaient aussi les propos moins farouches
Que laissaient à l’écart tomber deux jeunes bouches :
« Je ne suis qu’une fille encor de dix-sept ans,
J’ai bien peu de science et crois ce que j’entends.
Prenez garde, pourtant, jeune homme ! est-ce aux écoles
Que vous avez appris ces menteuses paroles ?
— Oh ! ne m’appelez plus écolier ni menteur,
Mais donnez-moi le nom de votre serviteur !
— Depuis trois ans passés, jour et nuit, sans relâche.
Vous n’avez point quitté les livres, votre tâche :
On espérait, un jour, vous voir prêtre en ce lieu ;
Ami, je ne veux pas voler une âme à Dieu. »

À ces mots durs, Loïc, comme un homme qui doute,
Demeura sans parler ; mais on criait : « En route ! »
Ceux de Ker-Barz, chargés du féroce animal,
Partaient, et le vicaire amenait son cheval ;

Le clerc reprit en main la bride ; et les deux bandes
Sortirent de la ferme emportant les offrandes.
 
Ce fut à mi-chemin du bourg que les vieillards,
Montrant à l’horizon un amas de brouillards,
Dirent qu’ils s’en allaient tous deux par la traverse,
Car du côté de l’est s’amassait une averse :
Les nuages déjà couraient confusément.
Et chaque feuille d’arbre était en mouvement,
Comme si, pour troubler la fin de la journée.
Le diable et tous les siens s’étaient mis en tournée.
« Ah ! s’écria le prêtre, aussitôt leur départ.
Que s’est-il, chez Hoël, passé près du hangar ?
Toi, si gai ce matin, tu t’en vas tout morose !
Loïc, Loïc, ton cœur cache une triste chose ! »
Le jeune paysan reprit avec douceur :
H Vous ne le saurez pas, bien que mon confesseur.
Rien n’y peut désormais. Pourtant le ciel maudisse
Le jour où le curé me prit à son service !
— Quoi ! méchant, tu maudis la main qui t’éleva !
— S’il faut parler, voici ce qu’il en arriva. »
Et, comme un pénitent qui tout bas s’examine,
En marchant il croisait les bras sur sa poitrine :

« J’étais un enfant pur d’àme et jeune de corps.
Plein de calme au dedans, tout de joie au dehors,
Lorsque le vieux curé, par une chaleur grande,
Me trouva qui chantais sur le bord de la lande.
Je gardais mes bestiaux et j’appelais Anna,
Qui conduisait aussi ses chèvres près de là :
Nous venions chaque jour seuls sur cette bruyère,
Et nous nous appelions la matinée entière.

Le curé, me voyant chanter de si bon cœur,
Désira de m’avoir pour son enfant de chœur ;
Il me dit de laisser ma vache et de le suivre,
Qu’il me nourrirait bien, me donnerait un livre,
Et que, si j’aimais Dieu, dans la paroisse un jour
Comme lui je dirais la grand’messe à mon tour.
Ma mère pleura d’aise. — « Enfin, Dieu, je l’espère ;
Vient de trouver pour toi, dit-elle, un autre père !
Que l’âme du premier veille sur celui-ci !
Prends courage, garçon ! laisse-moi seule ici.
Quand tu seras curé je tiendrai ton ménage.
Mon enfant, te voici l’appui de mon veuvage !… »

« J’ai fait ce qu’on m’a dit : écolier studieux.
Je n’ai point ménagé ma mémoire et mes yeux ;
Dans notre classe sombre, à la fenêtre ouverte,
Je regardais au loin briller la forêt verte,
Et mon cœur se gonflait en écoutant l’appel
De mes amis du bourg, Jéromic et Berthel ;
Pourtant je reprenais ma tâche opiniâtre :
Le savant écolier faisait taire le pâtre.
Voilà pour le passé. Quant à mon avenir,
C’est d’Anna de Coat-Lorh que je veux le tenir.
Malheur, malheur sur moi dans ce monde et dans l’autre,
Si je quitte jamais mon habit pour le vôtre !
Sur elle aussi malheur ! Je le dis sans détour :
Dans le fond de son âme il est un grand amour.
— Ah ! Loïc ! te voilà comme en ton premier âge !
Toujours je te connus ainsi, doux, mais sauvage.
Va ! tu seras toujours le jeune mendiant
Qui courait dans la lande et chantait en jouant !
Retourne à tes bestiaux ! Plus sombre que ta vache,

Partout ce front rétif briserait son attache.
Renonce à mon habit, ne le profane pas.
Mais malheur à celui qui règle mal ses pas !
Il tombe un jour trempé d’une sueur amère,
Et dans l’isolement il cherche en vain sa mère ! »
 
Le clerc pleurait beaucoup, lorsqu’ils virent soudain
La cour du presbytère et les murs du jardin.
Le curé sur sa porte attendait leur venue.
La lune en se levant avait percé la nue,
Et son disque, à travers les feuilles du hallier,
Pendait au bord du ciel comme un grand bouclier.