Les Bretons/Les Noces de Nona

Les BretonsAlphonse Lemerre, éditeurvol. 2 (p. 30-38).

CHANT TROISIÈME

LES NOCES DE NONA.


Aux Bretons, sur leur origine. — Une noce au bourg de Carnac (pays de Vannes). — L’oiseau prisonnier. — Arrivée d’un invité de Cornouaillc. — Acclamation de son hôte Mor-Vran, père de la mariée. — Etonnement de Loïc devant les pierres de Carnac. — Légende des Soldats-de-saint-Cornéli. — Nona délivre l’oiseau prisonnier. — Comment Anna Hoël reçut une lettre de son clerc. — Ce que celui-ci devenait.


Bretons, pour qui j’écris les amères angoisses
De deux amants de Scaer, cette fleur des paroisses,
Et qui dans ces récits simples et familiers
Retrouvez les tableaux de vos propres foyers,
Ô peuples de Léon, de Tréguier, de Cornouaille,
Avec tant de ferveur, vous, pour qui je travaille,
Gens de Vanne, écoutez comme des fils pieux,
Car je veux aujourd’hui parler de vos aïeux !
Hélas ! leurs noms sont morts ! Sur le bord de la grève
Le dol-men tristement dans les sables s’élève.
Aucun barde à l’entour n’entonne de chansons.
La harpe suspendue aux portes des maisons,
Qui charmait de sa voix douce et mélancolique

Les voyageurs errant dans les bois d’Armorique,
La harpe a disparu. Notre terre est sans voix.
Nous ne savons plus rien des hommes d’autrefois.
 
Ô marins, laboureurs, ouvriers des peuplades,
Ecoutez ces échos des divines Triades,
Que, durant son exil aux pierres de Rhuis,
Chantait devant la mer Tal-iésin, fils d’Onis.
Dans les livres nourri, moi, je dois vous instruire ;
Au nom de vos aïeux, c’est à vous de me lire :
Ainsi, parlons des morts ; puis, aux fêtes de Scaer,
Avec vous j’irai voir les luttes en plein air.
 
Titans, Celtes, Bretons, de ruine en ruine.
Comment donc remonter jusqu’à votre origine.
Race des premiers jours ? Sous vos noms dilférents,
Comment suivre vos pas, hommes toujours errants ?
 
La voix des temps passés ne dit point dans quel âge
L’ancien peuple de Haff quitta son doux rivage,
Ni par quel grand malheur ce peuple rejeté
Loin de la Corne-d’Or, le Pays-de-l’Eté,
Où Byzance florit plus tard riche et fameuse,
Se sauva vers le nord et sur la Mer-Brumeuse.
Une branche de gui brillait à leur drapeau.
Dans leurs barques d’osier recouvertes de peau
lis voguaient, engourdis par les vagues glacées
Et les côtes partout de neiges hérissées.
Hu-Cadarn les guidait durant ce triste cours.
Enfin, battus des vents, assaillis par les ours,
Au Pays-de-la-Mer, que la langue celtique
Comme en ces jours lointains nomme encor l’Armorique,

Ils plièrent leur voile ; et, Bretons et Kemris,
De ces hommes de l’Est nous sommes tous les fils.

César, char de terreur, c’est toi qui sur la terre
Le premier fis rouler tes machines de guerre,
Et le sol labouré depuis ces deux mille ans
N’a pas encor perdu les lignes de tes camps !
La race chevelue humilia sa tête
Devant toi, dur vainqueur de la cité Vénète ;
Mais l’effort fut pénible, et tu mis tes deux bras
Pour plier sous le joug ces enfants d’Hu-Ar-Braz.
Fils de Vénus, en vain tu criais vers ta mère !
Pour briser tes vaisseaux vers cette plage amère
Ils invoquaient aussi l’esprit de Diana
Et les enchantements de Seîn et de Monâ ;
Chaque soir, fermentaient sur la pierre cubique
Les herbages mêlés dans le vase mystique,
Et les vierges de Kéd dans les flots, chaque soir.
Renversaient en hurlant le Vase-du-Savoir :
La mer houlait ; le vent coupait, hachait tes voiles.
Comme d’une araignée il emporte les toiles :
Maléfices puissants, rites mystérieux.
Ignorés de la plume, inconnus de tes yeux !

Mais, à son tour, voilà que, semant l’épouvante,
Conan-Mériadec accourt de Trinovante,
Revêt la blanche hermine, et, premier de nos rois,
Plante dans Occismor l’arbre saint de la croix.
L’Armorique s’assemble, et le Chef-Roi préside.
L’évêque Modéran, El-Hird-Bad le druide,
Défendirent leur dieu ; mais le Très Inconnu
fut vaincu par l’Esprit nouvellement venu.

La hache fit tomber ses vieux bosquets de chênes ;
Son brasier s’éteignit ; les blanches Gallicènes,
Pour la dernière fois montant sur le Gador,
Se coupèrent la gorge avec la serpe d’or.
 
Alors, pour recueillir le divin héritage,
Partout formant un cloître, ouvrant un ermitage,
On vous vit dans nos bois accourir par essaims,
Fils de l’Île-de-Miel, fils de l’Île-des-Saints,
Pôl, Malô, Corentin, vous dont nos basiliques
Avec les noms sacrés vénèrent les reliques !
Tout fut soumis au Christ, et, signe triomphant !
La croix sanctifia la pierre du Peûlvan.
 
Mais de ces anciens jours, jours de grande mémoire,
Sans effort revenons à notre simple histoire,
Car le sol a gardé ses antiques débris,
Et l’âme des aïeux anime encor les fils.

Dans le bourg de Carnac, du portail de l’église
Dont les men-hîr brisés ont bâti chaque assise,
Une noce aujourd’hui sort d’un air grave et doux.
Les hommes, les premiers, accompagnent l’époux.
Ce sont des laboureurs, des pêcheurs de la côte.
Et des marins aux traits hàlés, à la voix haute ;
Comme sur leur navire ils marchent en roulant.
Puis, dans le goût de Vanne habillés de drap blanc,
Viennent les invités d’Er-Déven, ceux des îles.
Les gens d’Enn-Tell. Et tous se placent sur deux files,
Afin de voir passer entre ce double rang
La gentille Nona, la fille de Mor-Vran.
Mais Nona dans l’église, à genoux sur la pierre,
S’oubliait et disait prière sur prière.

Eux cependant, le front au soleil découvert,
Ils regardaient au loin briller l’Océan vert,
Et du côté de l’est, sur leurs landes stériles,
Les immenses men-hîr, ces géants immobiles.
 
Silence ! la voici ! Lentement, lentement,
La voici qui s’en vient vers l’époux son amant ;
Et derrière elle aussi cent vierges d’Armorique,
Avec les yeux baissés et d’un air si pudique
Qu’à les voir s’avancer sous leurs coiffes de lin,
Du linon le plus blanc et du fil le plus fin,
Vous diriez, à les voir si calmes, des novices
Sortant de leur chapelle à la fin des offices ;
Ou plutôt dans Carnac (tant sur nos bourgs chrétiens
Semble planer encor l’ombre des dieux païens !)
De la blanche Corric on dirait des prêtresses.
Alors qu’au mois d’Even, durant les sécheresses,
Pour contraindre la pluie à descendre du ciel,
Elles allaient, le soir, cueillir la fleur de Bel,
Et parmi les rochers, les ronces, les décombres.
En regardant la terre erraient comme des Ombres.
 
De gais enfants du bourg, tenant un arbrisseau,
Sont devant le portail ; sur l’arbre est un oiseau ;
Il faut que Nona prenne et lance dans l’espace
Ce prisonnier du ciel qu’un ruban rouge enlace :
Symbole délicat dont le sens est caché
Et que l’esprit flétrit sitôt qu’il l’a touché.
Avec ses ciseaux fins déjà la jeune belle
S’approche, et le bouvreuil sautille et bat de l’aile,
Quand Mor-Vran pousse un cri de joie ; et vers la mer
Un étranger s’avance en habit de Kemper,

Ses cheveux dénoués, et ses immenses braies
D’une ceinture en cuir sortant à mille raies.
 
« Loïc, c’est vous, enfin ! Depuis trois jours, Daûlaz,
Je regardais la route, et vous n’arriviez pas !
Je disais : Le saunier aura perdu ma lettre,
Ou le vieux matelot est oublié peut-être.
Enfin, Dieu soit loué !… Vous ! sachez, mes amis.
Qu’un jour, passant à Scaer, des buveurs du pays
S’étaient rués sur moi, quand ce brave jeune homme
Me sauva sous les pieds de ces bêtes de somme.
Place à lui ! je lui dois une place d’honneur. »

« — Votre lettre, ô Mor-Vran, m’a rempli de bonheur.
J’étais triste ; le prêtre à qui s’ouvre mon âme
Déjà n’espérait plus d’en rallumer la flamme ;
Mais, sur votre billet, il m’a dit de partir.
Cheminant jour et nuit, depuis lors, sans mentir,
J’ai vu bien des forêts, des landes, des villages ;
Ce matin, me voici près des vagues sauvages ;
Excusez si mes yeux sont dans l’étonnement,
Et si, venant de loin, je parle étrangement.
Mais, vous-mêmes, pourquoi ces immenses bruyères ?
Et pourquoi vivez-vous dans ces forêts de pierres ? »
Le nouveau marié répondit : « Ecolier,
Votre accent, il est vrai, nous est peu familier ;
Mais, comme vos habits, si vos discours sont autres,
Les penchants de nos cœurs, je le crois, sont les vôtres.
Soyez le bienvenu ! Quant à tous ces rochers,
Ils font l’étonnement de bien des étrangers.
Un savant nous a dit qu’aux temps païens, des prêtres

Couchaient sous ces granits les guerriers nos ancêtres :
Sous chaque pierre un corps repose enseveli.
Pourtant nous les nommons Soldats-de-Cornéli.
Écoutez : les soldats de deux rois idolâtres
Poursuivaient notre saint déjà l’ami des pâtres,
Et sur un chariot traîné par de grands bœufs
Le bon vieux Cornéli se sauvait devant eux ;
Or, voici que la mer, terrible aussi, l’arrête ;
Alors le saint prélat, du haut de sa charrette,
Tend la main : les soldats, tels qu’ils étaient rangés,
En autant de men-hîr, voyez ! furent changés.
Telle est notre croyance ; et personne n’ignore
Que le patron des bœufs, c’est ici qu’on l’honore.
Aux lieux où la charrette et le saint ont passé,
Le froment pousse encor plus vert et plus pressé. »

« — Bien ! repartit le clerc. Dieu vit dans cette histoire,
Et tous les cœurs bretons sans peine y doivent croire.
Mes hôtes, à présent dirigez mes deux yeux
Vers celle-là qui fait votre orgueil, jeune et vieux.
Je cherche autour de nous quelle est la plus gentille :
Montrez-moi votre femme, amis, et votre fille. »

Les traits du vieux marin brillèrent, et l’époux,
S’il eût été moins fier, certe, eût été jaloux.

Des filles, des enfants, tous les gens de la fête
Environnaient Nona ; l’un d’eux, à pleine tête,
Criait : m Nona ! sauvez, sauvez le prisonnier ! »
Le bouvreuil tout tremblant sautait sur l’épinier.
Du bout de ses ciseaux enfin la jeune belle
Coupe le lacet rouge ; et l’oiseau, d’un coup d’aile,

L’oiseau, comme l’éclair, remonte vers les cieux ;
Et les petits enfants, avec des cris joyeux,
Appelaient, appelaient le bel oiseau volage
Qui déjà, roi des airs, chantait dans un nuage.

Ces choses-là, Daûlaz les vit en arrivant,
Et bien d’autres encor qu’on observe en rêvant,
A l’âge où l’âme est tendre et quand l’œil étincelle.
L’inquiet voyageur les écrivit à celle
Qui remplissait son cœur de troubles et d’ennuis,
Hélas ! et le forçait de quitter le pays. —

Or, sur ce tertre, assise à l’ombre des broussailles.
Que lit la jeune Anna, la vierge de Cornouailles ?
Pour son frère malade, auprès de son hameau,
Elle avait ramassé quelques fleurs de sureau,
Et rentrait au logis, quand l’homme de la poste,
Une lettre à la main, dans un sentier l’accoste.
Alors la jeune Anna, sans trop de vanité,
Dut sourire en voyant ce papier cacheté ;
Puis, assise à l’écart, sur la pelouse verte,
Quand elle eut cette lettre en ses deux mains ouverte,
Certe, elle dut bénir Kemper et son couvent
Où l’esprit s’illumine et devient si savant
Que les mots les plus fins elle les pouvait lire.
« Qui songe à moi, dit-elle, et qui peut donc m’écrire ? »
La rougeur sur le front, elle l’apprit bientôt,
Et sa main referma la lettre au premier mot.
 
Mais, plus tard, ce billet d’amour et de tristesse,
Comme Anna le lisait, le relisait sans cesse !
Attendant toujours l’heure où, seule à la maison,

 
Libre, elle pût écrire à ce clerc sans raison.
Lui, cependant, l’œil morne et baissé vers la terre,
Parmi les saints rochers il errait solitaire,
Il calculait leur poids, mesurait leur longueur,
Occupant son esprit pour distraire son cœur ;
Déjà sur son passage on causait à voix basse,
Et plus d’un n’eût osé le regarder en face.
Quand sur un grand dol-men tristement appuyé.
Pensif, il s’arrêtait comme pétrifié.